dimanche 3 novembre 2024

Maître et serviteur (suite)

III


     Le vent soufflait encore au début de la rue, balayant la chaussée, mais au milieu du village, tout devint paisible, tiède et joyeux. Dans une cour, un chien aboyait, dans une autre, une paysanne, se couvrant la tête d’une poddiovka1, accourait on ne savait d’où et se montrait sur le seuil de l’izba, s’arrêtant pour regarder les voyageurs. Le cœur du village résonnait de chants de jeunes filles. 

     Il semblait, dans ce village, y avoir moins de vent, moins de neige et un froid moins intense.

     « Mais nous sommes à Grichkino, dit Vassili Andréitch.

     — En effet », répondit Nikita.

     C’était bien Grichkino. En prenant à gauche, ils avaient parcouru huit verstes pas tout à fait dans la bonne direction, mais en se rapprochant tout de même de leur destination. De Goriatchkino à Grichkino, il y avait cinq verstes.

     En plein dans le village, ils tombèrent sur un homme de haute taille qui marchait  au milieu de la chaussée.

     « Qui va là ? demanda l’homme en arrêtant le cheval ; en reconnaissant Vassili Andréitch, il se cramponna à un brancard et, en le remontant, arriva au traîneau et s’assit sur le siège avant.

     C’était le moujik Issaï2, connu de Vassili Andréitch, et réputé comme premier voleur de chevaux des alentours.

     — Tiens ! Vassili Andréitch ! Où Dieu vous mène-t-il ? dit Issaï en envoyant à Nikita une bouffée d’air parfumé à la vodka.

     — Nous allions à Goriatchkino.

     — Eh ben, vous voilà arrivés ailleurs ! Il fallait passer par Malakhovo.

     — Peut-être, mais c’était trop facile, dit Vassili Andréitch en arrêtant le cheval.

     — Le cheval est bon, fit Issaï en examinant l’étalon ; et, d’un mouvement familier, il resserra le nœud de sa queue fournie, qui s’était relâché.

     — Vous allez passer la nuit ici ?

     — Non, mon ami, nous devons absolument continuer.

     — Vous le devez, je vois ça. Et ça, c’est qui ? Ah ! Nikita Stepanytch !

     — Et qui d’autre ? répondit Nikita. À présent, mon bon, il s’agirait de ne pas se perdre une nouvelle fois.

     — Impossible de se perdre ! Tourne bride et suis la rue, et continue tout droit à la sortie du village. Ne prends pas à gauche. Tu arriveras sur la grand-route, et là tu tourneras à droite.

     — Le tournant de la grand-route, c’est celui d’été, ou celui d’hiver ? demanda Nikita.

     — Celui d’hiver. Quand tu y arriveras, tu verras des buissons, et en face, un jalon, un grand pieu de chêne noueux : c’est là. »

     Vassili Andréitch fit faire demi-tour au cheval et repartit pour sortir du village.

     « Tout de même, vous devriez passer la nuit ici ! » cria Issaï, derrière eux.

     Mais Vassili Andréitch ne lui répondit rien et donna un petit coup de fouet au cheval : cinq verstes sur une route plane, dont deux en forêt, lui semblaient ne pas présenter de difficulté, d’autant que le vent avait l’air de se calmer, et qu’il ne neigeait plus.

     Suivant de nouveau la rue aplanie et noircie ça et là par des dépôts de fumier frais, repassant devant la cour au linge, où la chemise blanche s’était à moitié détachée, et pendait au bout d’une manche gelée, ils allèrent de nouveau vers les osiers au bourdonnement effrayant et se retrouvèrent à nouveau en terrain découvert. Loin de s’être calmée, la tempête semblait s’être renforcée. La route était balayée par le vent, et les jalons seuls permettaient de savoir qu’on ne s’égarait pas. Mais en avant, voir ces piquets devenait difficile, car le vent venait de face.

     Vassili Andréitch plissait les paupières et penchait la tête pour distinguer les jalons, mais il se fiait surtout au cheval, à qui il lâchait la bride. Et le cheval, en effet, ne s’égarait pas, tournant tantôt à droite, tantôt à gauche en suivant les virages de la route qu’il sentait sous ses pieds ; en dépit du vent et de la neige qui se renforçaient, on continuait ainsi à voir les piquets, tantôt à droite, tantôt à gauche.

     Ils allaient ainsi depuis une dizaine de minutes, lorsque soudain apparut devant le cheval quelque chose de noir se déplaçant dans le treillis oblique de la neige poussée par le vent. C’étaient d’autres voyageurs, des compagnons de route qui les précédaient. Moukhorty les avait rejoints, et ses jambes heurtaient les sièges à l’arrière de leur traîneau.

     « Passez… devant ! » leur criait-on de l’autre traîneau. Vassili Andréitch entreprit de le dépasser. Il s’y trouvait trois moujiks et une paysanne, qui revenaient visiblement de la fête. L’un des moujiks cinglait avec un bout de bois la croupe enneigée de  son piètre cheval. Les deux autres, à l’avant, gesticulaient. La paysanne, emmitouflée, couverte de neige, était assise, immobile, à l’arrière.

     « D’où êtes-vous ? cria Vassili Andréitch.

     — D’A…A-a… on n’entendait pas le reste.

     — D’où ça ?

     — D’A…A-a… s’époumonait l’un des moujiks, sans qu’on pût distinguer le reste.

     — Allez ! Tiens bon ! criait l’autre sans cesser de taper sur le petit cheval.

     — Rentrez de la fête, hein ?

     — Allez, allez ! Allez, Siomka ! Dépasse-le ! Allez ! »

     Les longerons des deux traîneaux se heurtèrent et faillirent s’accrocher, puis se décrochèrent, et le traîneau des moujiks resta en arrière.

     Le petit cheval ventru, aux longs poils couverts de neige, qui soufflait péniblement sous son arc de limonière, très bas, mettait visiblement ses dernières forces à tenter d’échapper aux coups de bâton pleuvant sur lui ; il jetait en avant ses petites jambes courtes qui clopinaient dans la neige épaisse. Sa tête visiblement jeune, avec sa lèvre inférieure avançant comme celle d’un poisson, ses narines élargies et ses oreilles collées par la peur, se maintint quelques secondes à hauteur des épaules de Nikita, puis demeura en arrière.

     « Ce que fait faire la vodka ! dit Nikita. Ils ont complètement éreinté leur petit cheval. De véritables Asiates ! »

     Le reniflement du petit cheval exténué resta audible quelques instants, ainsi que les cris des moujiks ivres, puis le reniflement ne fut plus perçu, et enfin les cris s’éteignirent aussi. De nouveau, on n’entendait plus rien autour du traîneau, en dehors du vent sifflant aux oreilles et, parfois, des patins grinçant un peu en passant sur des bosses de la route.

     Cette rencontre avait égayé et réconforté Vassili Andréitch qui, sans trop s’occuper des jalons, poussa le cheval avec plus de hardiesse, en se fiant à lui.

     Nikita n’avait rien à faire et, comme toujours en pareille situation, il somnolait, rattrapant une quantité de sommeil en retard. Brusquement, le cheval s’arrêta, et Nikita faillit tomber, la tête la première.

     « Il y a encore quelque chose qui cloche, dit Vassili Andréitch.

     — Quoi donc ?

     — On ne voit plus les jalons. nous avons dû à nouveau nous égarer.

     — Si nous nous sommes égarés, il faut chercher la route », dit brièvement Nikita, qui se leva et recommença à aller et venir d’un pas léger dans la neige, de sa démarche cagneuse.

     Il marcha longtemps, disparaissant, réapparaissant et disparaissant à nouveau, et finit par revenir.

     « La route n’est pas ici. Peut-être plus en avant », dit-il en s’asseyant dans le traîneau.

     Il commençait nettement à faire nuit. La tempête ne se renforçait pas, mais ne faiblissait pas.

     « Si seulement on entendait les moujiks, dit Vassili Andréitch.

     — Vois-tu, ils ne nous ont pas rattrapés, ils doivent être loin. Ils se sont peut-être perdus eux aussi.

     — De quel côté aller, maintenant ? demanda Vassili Andréitch.

     — Il faut laisser faire le cheval, dit Nikita. Il nous amènera au bon endroit. Donne-moi les rênes. »

     Vassili Andréitch lui passa les rênes avec d’autant plus d’empressement que ses mains, dans ses gants chauds, commençaient à geler.

     Ayant pris les guides, Nikita se contenta de les tenir en s’efforçant de ne pas tirer dessus, tout content de l’esprit de son favori. Et en effet, l’intelligent cheval, dressant une oreille puis l’autre, tantôt dans une direction, tantôt dans l’autre, se mit à tourner.

     « Il ne faut pas parler, dit Nikita. Tu vois ce qu’il fait4 ? Allez, va, va, oui, comme ça. »

     Le vent commença à souffler de l’arrière, il fit moins froid.

     « Il est vraiment malin, fit Nikita, continuant à se féliciter du cheval ; le petit Kirghiz est costaud, mais il est bête. Celui-là, regarde-le faire avec ses oreilles ! Il n’a pas besoin de télégraphe, il flaire à une verste de distance. »

     Moins d’une demi-heure plus tard, effectivement, une masse noire se dessina vers l’avant : un bois ou un village, et les jalons réapparurent sur le côté droit; Visiblement, ils avaient retrouvé la route.

     « Mais c’est encore Grichkino ! » dit soudain Nikita.

     En effet, sur la gauche se voyait de nouveau la même grange avec le toit d’où tombait la neige, et plus loin, la même cordelette avec son linge gelé, les chemises et la culotte, toujours furieusement agitées par le vent.

     Ils débouchèrent de nouveau dans la rue, tout fut de nouveau paisible, tiède et joyeux, ils virent de nouveau le fumier sur la chaussée et entendirent de nouveau les voix, les chansons et les aboiements du chien. Il faisait déjà nuit, au point que des lumières se montraient à certaines fenêtres.

     Au milieu de la rue, Vassili Andréitch fit tourner le cheval vers une grande maison à deux liaisons de briques6, et l’arrêta près du perron.

     Nikita s’approcha d’une fenêtre éclairée mais enneigée, dont la lumière faisait voir les flocons de neige en train de voltiger, et y frappa avec le manche de son fouet. 

     « Qui est là ? fit une voix en écho à l’appel de Nikita.

     — Un ami, Brékhounov, du Carrefour5, répondit Nikita. Viens donc un instant ! »

     On s’écarta de la fenêtre, et deux minutes plus tard, on entendit se décoller la porte donnant dans l’entrée, puis battre la chaîne de la porte extérieure, et, retenant la porte à cause du vent, apparut un vieux moujik de haute taille, la barbe blanche, dans une pelisse courte passée par-dessus une chemise blanche de fête, suivi d’un jeune gars en blouse rouge et en bottes de cuir.

     « C’est toi, Andréitch7 ? dit le vieux.

     — Mon ami, nous nous sommes égarés, dit Vassili Andréitch : nous voulions aller à Goriatchkino, et on est tombés chez vous. Une fois repartis, nous nous sommes à nouveau perdus.

     — Ça oui, vous vous êtes perdus ! fit le vieillard. Pétroukha8, va ouvrir le portail ! dit-il en s’adressant au jeune gars en blouse rouge.

     — C’est faisable, répondit gaiement le jeune homme en rentrant vivement dans le vestibule.

     — Mais nous n’allons pas rester pour la nuit, mon ami, dit Vassili Andréitch.

     — Où veux-tu aller ? C’est la nuit, passe la nuit ici !

     — J’en serais ravi, mais je dois repartir. Les affaires, mon ami, pas moyen.

     — Eh bien, au moins, viens te réchauffer, allons près du samovar, dit le vieux.

     — Me réchauffer, oui, c’est possible, dit Vassili Andréitch ; il ne fera pas plus noir : la lune va se lever, on y verra plus clair. Allons nous réchauffer, hein Mikite ?

     — Ben oui, on peut se réchauffer, dit Nikita, tout transi et très désireux de réchauffer ses membres gelés. »

     Vassili Andréitch entra dans l’izba avec le vieillard, tandis que Nikita entrait, par le portail que Pétroukha avait ouvert, et menait le cheval sous l’auvent d’un hangar, guidé par le jeune gars. Le sol du hangar était couvert de fumier, et le haut arc de limonière de l’étalon s’accrocha à la grande poutre. Les poules et le coq qui s’y étaient installés caquetèrent de mécontentement et se cramponnèrent à la poutre. Alarmées et frappant de leurs sabots le fumier gelé, les brebis se jetèrent de côté. Un chien glapit désespérément, aboyant sur l’étranger avec la fureur et l’effroi d’un jeune chiot.

     Nikita se mit à leur parler à tous : il présenta ses excuses aux poules, leur assurant qu’il ne les dérangerait plus, reprocha aux brebis de s’effrayer sans savoir au juste de quoi, et exhorta sans cesse le petit chien à se calmer, tout cela en attachant le cheval.

     « Voilà, comme ça, tout ira bien, dit-il en faisant tomber la neige de ses vêtements. Quel aboyeur ! ajouta-t-il à l’adresse du chien. As-tu fini ? Allons, assez, petit bêta, assez. Calme-toi. Nous sommes des amis, pas des voleurs…

     — Ce sont les trois conseillers domestiques, à ce qu’on dit, déclara le jeune gars en poussant vigoureusement sous l’auvent le traîneau resté au-dehors.

     — Comment ça, des conseillers ? demanda Nikita.

     — Mais c’est écrit chez Poulson : le voleur s’introduit furtivement dans la maison, le chien aboie ; ce qui veut dire : ne dors pas ! Fais attention ! Le coq chante, ce qui veut dire : debout ! Le chat se débarbouille, et ça veut dire : tu vas avoir de la visite, prépare de quoi bien recevoir ton hôte ! dit le jeune gars en souriant.

     Pétroukha savait lire et écrire, et connaissait presque par cœur l’unique livre en sa possession, un ouvrage de Paulson9, et il aimait, notamment lorsqu’il était pompette, ce qui était le cas à présent, tirer de son livre les sentences qu’il estimait adaptées aux circonstances.

     —  C’est exactement cela, dit Nikita.

     — Tu es gelé, un verre de thé, l’oncle10 ?

     — Oui, tout de même. » dit Nikita.

     Et ils traversèrent la cour et entrèrent dans l’izba. 

     



Notes


  1. Grand manteau d’homme à longues manches et à la taille marquée.
  2. Issaï ou Issaïa, prénom dérivant du biblique Isaïe.
  3. Barres élargissant l’assise des traîneaux, à l’avant.
  4. Le russe de Nikita n’est pas très académique, et ce n’est pas facile à rendre.
  5. Désigne vraisemblablement le groupe de maisons (voir le début du chapitre II) de l’aubergiste-marchand, à l’intérieur du village, dont le nom n’a pas été donné au début de la nouvelle.
  6. L’expression n’est pas claire. Il est question ensuite de « murs de briques », mais l’auteur parle aussi d’izba à propos de la maison, ce qui est étrange.
  7. Voir la note 16 du chapitre I.
  8. Diminutif de Piotr, Pierre. 
  9. Iossif Ivanovitch Paulson (1825-1898), pédagogue russe d’avant-garde. Pétroukha prononce son nom : »Poulson ».
  10. Voir la note 13 du chapitre I.




IV



     La demeure où s’était arrêté Vassili Andréitch était l’une des plus riches du village. Cette famille possédait cinq lots1 de terrain, et louait encore d’autres terres.   Elle avait six chevaux, trois vaches, deux veaux et une vingtaine de moutons. Elle comptait en tout vingt-deux âmes2 : quatre fils mariés, six petits-fils, parmi lesquels Pétroukha, le seul à être marié, deux arrière-petits-fils, trois orphelins et quatre belles-filles avec leurs enfants. C’était l’une des rares maisons où l’on n’avait pas encore procédé au partage des terres ; mais, comme toujours, une sourde discorde couvait entre les femmes, et cette mésentente devait bientôt mener à ce partage. Deux des fils travaillaient à Moscou comme porteurs d’eau, un autre était soldat. Se trouvaient en ce moment à la maison le vieux et sa vieille, le fils aîné auquel le père avait remis son autorité3, un deuxième fils arrivé de Moscou pour la fête, et toutes les femmes, avec les enfants ; il s’y trouvait en outre un voisin invité, le compère4 du vieux.

     Dans l’izba, au-dessus de la table, une lampe à suspension et à abat-jour éclairait la vaisselle pour le thé, une bouteille de vodka et des hors-d’œuvre, ainsi que les murs de brique avec les tableaux qui y étaient accrochés, et, d’honneur5, les icônes. Vêtu de sa demi-pelisse noire, Vassili Andréitch était assis à la première place à table, suçotant sa moustache gelée et regardant l’izba et les gens autour de lui, de ses yeux saillants au regard d’épervier. En dehors de lui, étaient attablés le vieillard chauve à barbe blanche, dans sa chemise blanche de fabrication domestique, le fils arrivé de Moscou pour la fête, en fine chemise d’indienne, le dos et les épaules solides, et son frère aîné, large d’épaules, celui qui dirigeait maintenant la maison, et enfin un maigre rouquin : le voisin.

     Ayant bu de la vodka et grignoté les zakouski, les moujiks se disposaient à prendre le thé : posé par terre près du poêle, le samovar chuintait déjà. On voyait des enfants en haut du poêle et sur les planches derrière lui. Sur les planches plus basses était assise une femme auprès d’un berceau. La femme du vieux, au visage couvert de petites rides plissant jusqu’à ses lèvres, s’empressait autour de Vassili Andréitch. 

     Au moment où Nikita entra dans l’izba, elle présentait à son hôte un gobelet de verre  épais, dans lequel elle avait versé de la vodka.

     « Tiens, mon cher ami, ne m’en veuille pas, il faut arroser ça ! » lui disait-elle.

     La vue et l’odeur de la vodka, justement alors qu’il était gelé et épuisé, troublèrent fortement Nikita. Il se renfrogna, fit tomber la neige de son bonnet et de son caftan, se plaça face aux icônes et, comme s’il était tout seul, se signa par trois fois et s’inclina devant les icônes ; puis, se tournant vers le vieillard, il le salua en premier, s’inclinant ensuite devant les autres convives, et enfin devant les femmes se tenant près du poêle, en disant : « Bonne fête ! ». Et il se mit à enlever son manteau, sans un regard pour la table.

     « Eh bien, te voilà couvert de givre, l’oncle ! » dit le fils aîné en regardant le visage, les yeux et la barbe de Nikita, tout poudrés de neige.

     Nikita enleva son caftan, le secoua de nouveau, le suspendit près du poêle et s’approcha de la table. On lui proposa de la vodka, à lui aussi. Ce fut un instant de lutte douloureuse : il faillit prendre le gobelet, et s’envoyer dans la bouche le liquide clair et parfumé ; mais un coup d’œil à Vassili Andréitch le fit se souvenir de son serment, repenser aux bottes bues, au tonnelier, au gamin à qui il avait promis d’acheter un cheval au printemps ; avec un soupir, il refusa.

     « Je ne bois pas, tous mes remerciements, dit-il en se renfrognant, et il alla s’assoir sur le banc près de l’autre fenêtre.

     — Comment ça se fait ? demanda le fils aîné.

     — Je ne bois pas, voilà tout, fit Nikita sans lever les yeux, louchant sur sa moustache peu fournie et sa barbe clairsemée, où de petits glaçons fondaient.

     — Cela ne lui vaut rien, dit Vassili Andréitch, qui grignotait un craquelin pour tenir compagnie au verre qu’il avait bu.

     — Eh bien, prends du thé, proposa aimablement la vieille. Tu dois être gelé, mon ami. Alors, les femmes, pourquoi lambinez-vous avec le samovar ?

     — Il est prêt », répondit une jeune femme, qui épousseta avec son tablier le samovar fermé et fumant, qu’elle souleva et apporta avec difficulté, le posant bruyamment sur la table.

     Cependant, Vassili Andréitch racontait la façon dont ils s’étaient égarés, revenant deux fois au village, comment ils s’étaient retrouvés perdus, et parlait des ivrognes qu’ils avaient rencontrés. Leurs hôtes s’étonnaient, leur expliquaient où et pourquoi ils s’étaient égarés, qui étaient les ivrognes rencontrés, et leur apprenaient par où il fallait passer.

     « D’ici jusqu’à Moltchanovka, c’est un jeu d’enfant, faut simplement tourner au bon moment sur la grand-route : il faut voir les buissons. Mais vous n’êtes pas arrivés là ! dit le voisin.

     — Vous devriez rester pour la nuit. Les femmes vont vous préparer des lits, essaya de les convaincre la vieille.

     — Et vous repartiriez demain matin à l’aube, ce serait bien mieux, confirma le vieux.

     — Impossible, mon ami, les affaires ! dit Vassili Andréitch. Le temps perdu ne se rattrape jamais7, ajouta-t-il en repensant au bois et aux marchands qui pouvaient lui souffler l’affaire. On y arrivera bien, non ? » reprit-il en s’adressant à Nikita.

     Nikita resta un long moment sans répondre,  semblant toujours soucieux de sa  barbe et de sa moustache en train de dégeler.

     « Faudrait pas se perdre encore, dit-il d’un air sombre. Il était morose parce que la vodka lui faisait terriblement envie, et qu’on ne lui offrait pas le thé qui, seul, pouvait apaiser ce désir.

     — Nous arriverons bien jusqu’au tournant, et là on ne s’égarera plus ; on sera jusqu’au bout dans la forêt, dit Vassili Andréitch. 

     — C’est votre affaire, Vassili Andréitch ; allons-y s’il faut y aller, répondit Nikita en prenant le verre de thé qu’on lui présentait.

     — Prenons le thé, et en route ! » 

     Nikita ne dit rien, hochant seulement la tête, et, ayant versé précautionneusement son thé dans la soucoupe, se mit à réchauffer, grâce à la vapeur, ses mains toujours enflées à cause du travail. Puis, ayant croqué un tout petit morceau de sucre, il s’inclina pour saluer leurs hôtes, dit : « À votre santé ! » et sirota le liquide réchauffant.

     « Quelqu’un pourrait peut-être nous accompagner jusqu’au tournant, dit Vassili Andréitch.

     — Bah, c’est faisable, dit le fils aîné. Pétroukha va atteler, et il vous conduira jusqu’au tournant.

     — Attelle, mon ami. Je t’en serai reconnaissant.

     — Penses-tu, cher ami ! dit aimablement la vieille. Cela nous réjouit le cœur.

     — Pétroukha, va atteler la jument, dit l’aîné.

     — C’est faisable », répondit Pétroukha en souriant, et, ayant décroché du clou son bonnet de fourrure, il courut atteler.

     Pendant qu’il le faisait, la conversation reprit là où l’arrivée de  Vassili Andréitch à la fenêtre l’avait interrompue. Le vieux se plaignait à son voisin le staroste8 de son troisième fils, qui ne lui avait rien envoyé pour la fête, tandis qu’il fait parvenir à sa femme un fichu français.

     « Les jeunes perdent le respect, ils n’en font qu’à leur tête, disait le vieillard.

     — Plutôt, oui ! répondit son compère. On ne peut pas en venir à bout ! Ils se croient trop intelligents. Voilà Démotchkine qui a cassé le bras de son père : c’est malin, ça ! »

     Nikita écoutait attentivement, scrutant les visages, il aurait voulu prendre part à la discussion, mais, trés absorbé par son thé, il se contentait d’approuver de la tête. Il buvait un verre après l’autre, se réchauffant de plus en plus, c’était de plus en plus agréable. La conversation porta longtemps sur le même sujet : le malheur qu’était le partage ; il ne s’agissait clairement pas d’une discussion abstraite, l’affaire concernait le partage au sein de la famille : ce partage que réclamait le second fils, assis là et silencieux, l’air morose. C’était visiblement un point douloureux, une question qui préoccupait toute la maisonnée, mais, par décence, ils n’étalaient pas leurs affaires privées devant des étrangers. Mais le vieux finit par ne plus pouvoir se retenir, il annonça avec des larmes dans la voix qu’il n’y aurait pas de partage tant qu’il serait en vie, que la maison, Dieu merci, était à lui, et que partager, ce serait bientôt en être réduit à mendier.

     « Voyez un peu les Matveïev, dit le voisin : c’était une vraie maison, et quand ils ont fait le partage, il n’est rien resté à personne.

     — C’est ça que tu veux, toi aussi », fit le vieux à l’adresse de son fils.

     Ce dernier ne répondit rien, et un silence gêné s’installa. Silence que rompit Pétroukha, rentré depuis quelques instants, souriant toujours, après avoir attelé le cheval.

     — Il y a une fable comme ça chez Poulson9. Le père avait dit à ses fils de briser des tiges de bouleau liées entre elles : impossible tant qu’elles restaient ensemble, très facile une par une. Voilà, c’est comme ça ! fit-il avec un grand sourire. C’est prêt ! ajouta-t-il.

     — Si c’est prêt, allons-y, dit Vassili Andréitch. Quant au partage, grand-père, ne cède pas. Tu l’as gagné, tu en es le maître. Plains-toi au juge de paix, il y mettra bon ordre.

     — Il rouspète, il rouspète tellement, pleurnichait le vieux, qu’il n’y a pas moyen de s’entendre avec lui. C’est comme s’il était enragé ! »

     Cependant, Nikita, qui avait fini de boire son cinquième verre de thé, ne le retourna pas10, il le coucha sur la soucoupe, en espérant qu’on lui en verserait un sixième. Mais il n’y avait plus d’eau dans le samovar, et la maîtresse de maison ne lui versa rien, en plus Vassili Andréitch se mit à s’habiller. Il n’y avait rien à faire. Nikita se leva aussi, remit dans le sucrier le morceau de sucre qu’il avait grignoté de tous les côtés, essuya d’un pan de son vêtement son visage humide de sueur et s’en alla mettre son caftan.

     Une fois habillé, il soupira profondément, prit congé de ses hôtes en les remerciant et sortit de la pièce chaude et lumineuse et se retrouva dans le vestibule froid, sombre et rempli du bourdonnement que faisait le vent en s’y engouffrant, au sol parsemé de neige passée par les  fentes de la porte tremblante, et de là dans l’obscurité de la cour.

     En pelisse, Pétroukha se tenait avec son cheval au beau milieu de la cour, souriant et récitant des vers de Paulson. Il était en train de dire : « La tempête et les ténèbres cachent le ciel, la neige tourbillonne, voilà la bourrasque qui hurle comme une bête fauve, la voici qui pleure comme un petit enfant11. »

     Nikita approuvait de la tête, tout en démêlant les rênes.

     Accompagnant Vassili Andréitch, le vieillard sortit de l’entrée en tenant une lanterne avec laquelle il voulait éclairer la cour, mais le vent l’éteignit tout de suite. Et l’on voyait bien que la tempête se déchaînait avec une force redoublée.

     « Tu parles d’un temps ! se dit Vassili Andréitch ; bien possible que nous n’arrivions pas au bout, mais impossible, les affaires ! Et nous voilà prêts, et leur cheval est déjà attelé. Avec l’aide de Dieu, nous finirons bien par arriver ! »

     Le vieux se disait également que partir n’était pas la chose à faire, mais il avait déjà proposé à ses visiteurs de rester, on ne l’avait pas écouté. Il n’y avait pas à insister. « Peut-être bien que la vieillesse me fait manquer de hardiesse, et qu’ils arriveront, pensa-t-il. Et, au moins, nous pourrons nous coucher à l’heure habituelle. Sans soucis. »

     Quant à Pétroukha, l’idée du danger ne l’effleurait pas : il connaissait tellement la route, et le coin tout entier… En outre, le petit vers « la neige tourbillonne » lui donnait des forces : c’était tout à fait ce qu’on avait sous les yeux. Nikita, lui, n’avait aucune envie de partir, mais il était depuis longtemps habitué à faire non pas selon sa propre volonté, mais selon celle des autres, si bien que personne ne retint les voyageurs.




Notes


  1. Lots concédés (mais le plus souvent achetés) par les anciens propriétaires, après le décret d’émancipation de 1861, oukaze d’Alexandre II.
  2. Le compte qui suit est énigmatique. Le terme « âmes » peut désigner uniquement les hommes et les enfants mâles…
  3. Fils-maître, par choix du père quand celui-ci se sent trop vieux. Le texte se contredit en l’espace de quelques lignes, au sujet de ce fils-maître, quant à savoir si c’est l’aîné ou le deuxième…
  4. Parrain d’un ou plusieurs enfants.
  5. Le bel angle, où sont accrochées les icônes.
  6. Sorte de faux plancher entre la maçonnerie du poêle et le mur de l’izba le plus proche : on y dort, de même que sur la plate-forme du poêle. Le terme russe se traduit en général par soupente, ce qui est discutable (à partir d’une note trouvée chez É. Halpérine-Kaminsky).
  7. En russe : « Tu ne rattraperas pas en un an l’heure (favorable) que tu as laissé passer. »
  8. Ici au sens de responsable du village devant le zemstvo, l’assemblée de district. Le juge de paix évoqué un peu plus loin dépend aussi du zemstvo.
  9. Voir la note 8 du chapitre précédent.
  10. Retourner le verre contre la soucoupe indiquait donc, chez les moujiks, qu’on avait assez bu – une note d’É. Halpérine-Kaminsky le confirme.
  11. J’ignore si ces vers se trouvent chez Paulson, mais c’est en tout cas le début d’un poème de Pouchkine, Soirée d’hiver




V



     Distinguant mal, dans l’obscurité, où il était, Vassili Andréitch s’approcha du traîneau, s’y glissa et saisit les rênes.

     — Va devant ! cria-t-il.

     À genoux dans son large traîneau, Pétroukha lança son cheval. Hennissant depuis un moment en sentant devant lui une jument, Moukhorty s’élança derrière elle, et ils sortirent dans la rue. Ils reparcoururent le village en suivant le même chemin, repassèrent devant la cour avec son linge gelé suspendu, qu’on ne voyait plus ; devant cette même grange tout enneigée, et dont le toit laissait sans fin la neige retomber par terre ; à côté de ces mêmes osiers courbés, bruissant et sifflant de façon sinistre, et pénétrèrent à nouveau dans cette mer de neige en furie, tempêtant par en haut et par en bas. Le vent était si fort que, lorsqu’il soufflait de côté et que les voyageurs tournaient face à lui, il faisait pencher les traîneaux et repoussait les chevaux de côté. Pétroukha allait au trot de sa bonne jument, qui se dandinait un peu, en accompagnant la course de petits cris d’encouragement. Moukhorty s’élançait à sa suite.

     Au bout de dix minutes, Pétroukha se retourna et cria quelque chose que ni Vassili Andréitch ni Nikita n’entendirent, à cause du vent, mais ils comprirent qu’ils étaient arrivés au tournant. En effet, Pétroukha prit à droite, et le vent qui soufflait jusque-là de côté leur arrive de nouveau en face, et sur la droite, on voyait quelque chose de noir, à travers la neige. C’étaient les buissons.

     « Eh bien, que Dieu vous garde !

     — Merci, Pétroukha !

     — La tempête et les ténèbres cachent le ciel, cria Pétroukha, et il disparut.

     — Tu as vu ce poète ? dit Vassili Andréitch en agitant les rênes.

     — Un brave gaillard, un vrai moujik, dit Nikita. »

     Ils poursuivirent leur chemin.

     Nikita, emmitouflé et la tête rentrée dans les épaules au point que sa barbe s’étalait sur son cou, restait assis sans parler, s’efforçant de conserver la chaleur dont il avait fait provision, dans l’izba, grâce au thé. Il avait droit devant lui la ligne des brancards, qui lui donnaient sans cesse l’illusion d’une route aplanie, la croupe mouvante du cheval, avec le nœud de sa queue tourné d’un côté, et, plus loin vers l’avant, l’arc de limonière en hauteur, avec la tête et le cou du cheval se balançant en dessous, sa crinière flottant au gré du vent. De temps en temps, des jalons lui tombaient sous les yeux, si bien qu’il savait qu’ils étaient toujours sur la route, et qu’il n’avait rien à faire.

     Vassili Andréitch tenait les rênes en laissant le cheval suivre lui-même la route. Mais Moukhorty, en dépit du fait qu’il avait pu souffler au village, avançait sans entrain, en ayant tendance à quitter la route, si bien que Vassili Andréitch avait dû à plusieurs reprises y remédier. 

     « Voilà un piquet sur la droite, en voici un autre, un troisième, comptait Vassili Andréitch : la forêt est devant nous », pensa-t-il en scrutant une masse sombre devant lui. Mais ce qu’il avait pris pour une forêt n’était qu’un buisson. Ils le dépassèrent, parcourent encore une vingtaine de sagènes1, sans voir de quatrième jalon, ni apercevoir de forêt. « La forêt ne doit pas être loin », se disait Vassili Andréitch qui, excité par l’eau-de-vie et le thé, n’arrêtait pas le cheval, tirait un peu sur les rênes, et la brave bête obéissait, tantôt allant l’amble2, tantôt se mettant au petit trot, allant où l’on voulait, tout en sachant qu’on ne lui faisait pas prendre la bonne direction. Dix minutes pllus tard, toujours pas de forêt.

     « Ma parole, nous nous sommes encore égarés ! » dit Vassili Andréitch en arrêtant le cheval. 

     Sans rien dire, Nikita sortit du traîneau et, retenant le caftan que le vent tantôt collait contre lui, tantôt retroussait et lui enlevait, alla fouiller dans la neige ; il alla d’un côté, puis de l’autre. Par trois fois, on ne le vit plus. Finalement, il revint et prit les rênes des mains de Vassili Andréitch.

     « Il faut prendre à droite, dit-il d’un ton rude et définitif, en faisant tourner le cheval.

     — Bon, s’il faut aller à droite, allons-y », dit Vassili Andréitch en lui laissant les guides et en enfouissant ses mains gelées dans ses manches.

     Nikita ne répondit rien.

     « Allez, mon ami, fais un effort ! » cria-t-il au cheval, mais celui-ci, bien que Nikita secouât un peu les rênes, continuait à aller au pas. 

     La neige lui montait par endroits jusqu’aux genoux, et le traîneau avançait par à-coups, à chaque mouvement de l’étalon.

     Nikita attrapa le fouet accroché à l’avant et cingla le cheval. Peu habitué au fouet, le brave animal s’élança et se mit au trot, pour revenir aussitôt à l’amble, puis au pas.

     Cinq minutes s’écoulèrent. Il faisait si noir, et la neige tourbillonnait d’en bas et d’en haut avec une telle force qu’on n’apercevait plus l’arc de limonière. On avait parfois l’impression que le traîneau était immobile, et que c’était les champs qui partaient en arrière. Brusquement, le cheval s’arrêta net, sentant visiblement la présence de quelque chose de mauvais devant lui. Laissant les rênes, Nikita sauta de nouveau du traîneau et alla en avant voir pourquoi le cheval s’était arrêté ; mais à peine eut-il dépassé l’étalon que ses pieds glissèrent et qu’il roula dans une sorte de ravin.

     « Tprou, tprou, tprou3 », se disait-il en tombant ; il essayait d’arrêter sa chute mais n’y arrivait pas : il cessa de tomber seulement tout en bas du ravin, les pieds enfoncés dans une épaisse couche de neige.

     Ébranlée par la chute de Nikita, une congère qui se trouvait au bord du petit gouffre s’éboula sur lui par le travers et le couvrit de neige…

     « En voilà des manières ! » dit Nikita sur un ton de reproche, à l’adresse de la congère et du ravin, et en faisant tomber la neige de son col.

     « Nikita, hé, Nikite ! » cria d’en haut Vassili Andréitch.

     Mais Nikita ne lui répondit pas.

     Il était très pris : il détacha de lui la neige, puis se mit à chercher le fouet qu’il avait laissé échapper en tombant. L’ayant trouvé, il voulut grimper tout droit pour revenir en arrière, mais ce ne fut pas possible, il redégringolait ; si bien qu’il dut chercher en bas une issue lui permettant de remonter. À trois sagènes du point où il avait chuté, il sortit péniblement, à quatre pattes et, une fois en haut, suivit le bord du ravin en direction de l’endroit où le cheval devait se tenir. Il ne vit ni le cheval ni  le traîneau ; mais comme il allait contre le vent, avant de les apercevoir, il entendit les  cris de  Vassili Andréitch et les hennissements de Moukhorty qui l’appelaient.

     « J’arrive, j’arrive, qu’est-ce que t’as à gueuler ? » dit-il.

     Ce ne fut qu’en ayant rejoint le traîneau qu’il aperçut le cheval et, se tenant près de lui,  Vassili Andréitch, qui lui parut énorme.

     « Chez quel diable es-tu allé te fourrer ? Il faut rebrousser chemin. Retournons à Grichkino se mit à dire, l’air fâché, son patron à Nikita.

     — Je ne demande pas mieux, Vassili Andréitch, mais par où passer ? Il y a là un tel ravin qu’en y tombant, on ne pourrait pas en ressortir. J’y ai fait un tel plongeon que j’ai eu bien du mal à m’arracher de là.

     — On ne va tout de même pas rester ici !? Il faut bien aller quelque part », dit Vassili Andréitch.

     Nikita ne répondit rien. Il s’assit dans le traîneau, dos au vent, se déchaussa et secoua la neige de ses bottes ; il prit de la paille et boucha soigneusement avec le trou dans sa botte gauche.

     Vassili Andréitch se taisait, comme s’il laissait à présent Nikita décider. S’étant rechaussé, celui-ci casa ses jambes dans le traîneau, remit ses moufles, prit les rênes et fit contourner le ravin au cheval. Mais il n’avaient pas fait cent pas que l’étalon se buta de nouveau. Il y avait un autre trou devant eux.

     Nikita sortit de nouveau du traîneau et s’en alla fouiller dans la neige. Il le fit un bon moment. Il réapparut enfin de l’autre côté.

     « Andréitch4, tu es vivant ? cria-t-il.

     — Présent ! répondit Vassili Andréitch. Alors ?

     — Pas moyen de voir quoi que ce soit. Il fait trop noir. Des ravins. Il faut encore aller contre le vent. »

     Ils repartirent, Nikita marchant devant, fouillant la neige. Il revint s’assoir, se remit à sonder la neige et finit par s’arrêter auprès du traîneau, épuisé.

     « Eh bien ? demanda Vassili Andréitch.

     — Eh bien, je n’en peux plus, voilà tout ! D’ailleurs, le cheval s’est arrêté.

     — Que faire, alors ?

     — Attends un peu. »

     Nikita repartit, pour revenir peu de temps après.

     « Suis-moi », dit-il en marchant devant le cheval.

     Vassili Andréitch ne donnait plus d’ordres, il faisait sans protester ce que lui disait Nikita.

     « Par ici, derrière moi ! » cria Nikita en s’écartant rapidement sur la droite et en attrapant une rêne de Moukhorty pour lui faire descendre un tas de neige.

     Le cheval commença par résister, puis s’élança en espérant franchir d’un bond la congère, mais il n’en eut pas la force, et s’enfonça dedans jusqu’au collier.

     « Sors du traîneau ! » cria Nikita à Vassili Andréitch, qui y était encore assis, et, attrapant un brancard, il se mit à déplacer le traîneau vers le cheval. 

     « Pas facile, hein, mon ami, dit-il à l’adresse de Moukhorty ; mais on n’y peut rien, fais un effort ! Allez, allez, un effort ! » cria-t-il.

     Le cheval s’élança une fois, une deuxième fois, mais ne peut s’extraire du tas de neige et se retrouva dans même position, ayant l’air de réfléchir.

     « Tu sais, mon ami, c’est mauvais, ça, disait Nikita, s’efforçant de convaincre le cheval. Allez, essaye encore ! »

     Nikita se remit à tirer de son côté sur le brancard ; Vassili Andréitch en faisait autant de l’autre côté. Le cheval remua la tête et s’élança soudain.

     « Allez ! Hue ! Tu ne te noieras pas ! » criait Nikita.

     Un bond, un autre, un troisième… le cheval s’extirpa enfin de la congère et s’arrêta, soufflant lourdement et se secouant. Nikita voulait le mener plus loin, mais Vassili Andréitch, dans ses deux pelisses, était tout essoufflé, si bien qu’il ne put avancer et s’affala dans le traîneau.

     « Laisse-moi souffler, dit-il en défaisant le foulard qu’il avait, au village, noué au col d’une de ses pelisses.

     — Ici, ça va, reste allongé, je vais nous faire passer », dit Nikita. Et, laissant Vassili Andréitch dans le traîneau, il mena le cheval par la bride, le faisant descendre d’une dizaine de pas, puis remonter un peu, et il s’arrêta.

     L’endroit où Nikita s’était arrêté ne se trouvait pas dans le creux où la neige balayée depuis les tertres aurait pu les recouvrir, mais il était en partie protégé du vent par le bord du ravin. À certains moments, le vent paraissait faiblir, mais cela ne durait pas, et la tempête redoublait ensuite, comme pour se rattraper de ce temps mort, elle soufflait et tourbillonnait encore plus férocement. Au moment où Vassili Andréitch, ayant un peu soufflé, sortait du traîneau pour s’approcher de Nikita et discuter avec lui de ce qu’il fallait faire, survint l’une de ces bourrasques. Ils se courbèrent tous les deux et attendirent, pour causer, que la fureur du vent s’apaisât. Moukhorty lui aussi secouait involontairement la tête, les oreilles collées. Aussitôt le coup de vent passé, Nikita, enlevant ses moufles et les passant à sa ceinture, se mit, après avoir soufflé dans ses mains, à détacher les brides de l’arc de limonière.

     « Pourquoi fais-tu cela ? demanda Vassili Andréitch.

     — Je dételle, que faire d’autre ? Je n’ai plus de forces, répondit comme pour s’excuser Nikita.

     — Alors nous n’irons plus nulle part ?

     — Non, nous ne ferions qu’épuiser le cheval. Cette brave bête n’est plus dans son état habituel, dit Nikita en montrant l’étalon docile et prêt à tout, dont les flancs humides de sueur se soulevaient rapidement et péniblement. 

     — II faut passer la nuit ici », reprit-il, comme s’il parlait d’une nuitée dans une auberge. 

Et il se mit à dénouer les cordes fixant les attaches du harnais, qui sautèrent de part et d’autre.

     « Mais nous n’allons pas mourir de froid ? dit Vassili Andréitch.

     — Eh bien, si nous devons mourir, nous mourrons. » dit Nikita.





Notes


  1. Voir la note 5 du chapitre II.
  2. Voir la note 2 du chapitre II.
  3. Le cri des cochers russes pour arrêter leurs chevaux, tel que le rapportent Tourguéniev, Tolstoï ou Tchékhov.
  4. Voir la note 16 du chapitre I.

À suivre...

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