dimanche 22 décembre 2024

Rêves (Anton Tchékhov)

     Rêves est le récit par lequel Jacques Rancière ouvre le petit livre, Au loin la liberté, qu’il a consacré à Tchékhov et que je recommande. Ce court texte parut le 15 novembre 1886 dans le supplément du samedi du journal Temps nouveau, édité à Saint-Pétersbourg, sous la signature de l’auteur. Celui-ci avait reçu en mars la lettre du célèbre écrivain et critique Dmitri Grigorovitch l’exhortant à prendre au sérieux son activité littéraire, à cesser de jouer les dilettantes et à en finir avec les signatures ridicules du genre A. Tchékhontié. 
     Il fit partie l’année suivante d’un recueil de nouvelles de Tchékhov intitulé Au crépuscule. Il fut par ailleurs réédité à Moscou en 1898 comme récit destiné aux élèves de l’enseignement primaire et secondaire, et aux bibliothèques populaires et gratuites. Et il entra bien sûr dans les éditions de Tchékhov dues à Adolphe Marx. 
     Ce petit récit fut remarqué avec quelques autres, jugés aussi brillants, comme Agafia ou La Sorcière. Les critiques appréciaient l’art qu’avait l’auteur de faire participer la nature aux émotions humaines et d’éveiller sans pathos exagéré la sympathie du lecteur à l’égard du pauvre bougre encadré par les gendarmes, en même temps qu’il posait des questions relatives à l’efficacité de la Justice. Comme d’habitude chez Tchékhov, nous ignorons le destin de l’homme qui a perdu son nom…



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     Deux gendarmes1 – l’un à la barbe noire, trapu et aux jambes extraordinairement courtes, de sorte qu’à le regarder de derrière, on a l’impression que ses jambes commencent bien plus bas que chez tous les autres hommes ; l’autre tout en longueur, maigre et se tenant droit comme un bâton, avec une barbiche clairsemée d’un roux sombre – escortent jusqu’à la capitale du district un vagabond qui ne se souvient plus de ses origines. Le premier marche en se dandinant, en regardant sur les côtés et en mâchonnant tantôt un brin de paille, tantôt sa manche, il se tape sur les cuisses et chantonne, bref il a l’air bien insouciant ; quant au deuxième, en dépit de sa maigreur et de ses épaules étroites, il semble posé et fort sérieux, il rappelle, par son maintien et son expression, les popes vieux-croyants ou les guerriers des vieilles icônes. « En signe de sagesse, Dieu lui a rehaussé le front », c’est-à-dire qu’il est chauve, ce qui accroît encore la ressemblance déjà mentionnée. Le premier s’appelle Andreï Ptakha2, et le deuxième Nikandre Sapojnikov.

     L’homme qu’ils escortent ne correspond pas du tout à l’image que chacun se fait des vagabonds. C’est un petit homme chétif, faible et souffreteux, avec un visage sans couleur, aux traits fins, à peine dessinés. Il a le sourcil clairsemé, le regard doux et soumis, une moustache poussant très peu, bien qu’il ait déjà la trentaine. Il avance sans hardiesse, courbé, les mains enfouies dans ses manches. Il a levé le col de son méchant pardessus de drap, au poil râpé – ce n’est pas là un manteau de moujik – jusqu’aux bords de sa casquette, si bien qu’on ne distingue de lui, dans la lumière du jour, qu’un petit nez rouge. Il parle d’une petite voix obséquieuse de ténor, et tousse à tout bout de champ. Il est bien difficile de voir en lui un vagabond cachant son identité. Ce serait plutôt quelque fils de pope malchanceux, délaissé par Dieu et misérable, quelque secrétaire renvoyé pour ivrognerie, le fils ou le neveu d’un marchand s’étant essayé, avec ses petites forces, à la carrière d’acteur, et revenant à présent à la maison pour y jouer le dernier acte de la parabole du fils prodigue ; c’est peut-être, vu la patience obtuse avec laquelle il se débat dans la boue automnale, un fanatique, l’un de ces servants de monastère qui hantent les couvents russes, cherchant obstinément   à vivre « dans la paix et sans le péché », mais n’y parviennent pas…

     Ces trois-là cheminent depuis longtemps, sans arriver à sortir de cette parcelle de terrain. Devant eux s’allongent dix mètres3 de route boueuse, d’un brun noirâtre, derrière eux c’est la même chose, et plus loin, à perte de vue se montre la muraille d’un épais brouillard blanc. Ils marchent, ils marchent, mais la terre est toujours la même, la parcelle reste la même et la muraille ne se rapproche pas. Ils voient en passant un gros pavé anguleux, un ravin, ou encore une brassée de foin qui sera tombée d’une charrette, là brille une grande flaque d’eau trouble, et soudain se dessine à l’avant une ombre inattendue, aux contours mal définis ; plus ils en sont près, plus elle diminue et s’assombrit, et devant les trois hommes se dresse un poteau indicateur4 penché de côté, aux chiffres effacés, ou alors un pitoyable petit bouleau, dénudé et mouillé, tel un mendiant se tenant au bord de la route. Le bouleau chuchote quelque chose du restant de ses feuilles jaunies, une petite feuille se détache et tombe à terre sans hâte… Et c’est de nouveau la boue, l’herbe brunie en bordure de la route. Des larmes ternes, mauvaises, s’accrochent aux brins d’herbe. Ce ne sont pas les larmes de joie paisible que verse la terre en accueillant le soleil l’été, donnant ainsi à boire, à l’aube, aux cailles, aux râles et aux élégants courlis au long bec ! Les pieds des marcheurs s’embourbent dans une boue épaisse et collante. Chaque pas demande un effort.

     Andreï Ptakha est un peu excité. Il toise le vagabond et s’efforce de comprendre comment un homme bien vivant et non en état d’ébriété peut ne pas se souvenir de son nom.

     « Mais tu es orthodoxe5 ? demande-t-il.

     — Oui, répond avec douceur le vagabond.

     — Hum ! Donc, tu es baptisé ?

     — Bien entendu ! Je ne suis pas un Turc. Je vais à l’église, je jeûne, et je ne mange pas gras lorsque c’est interdit. J'observe la lérigion6 avec exactitude. 

     — Eh bien, comment faut-il t’appeler ?

     — Appelle-moi comme tu veux, mon garçon. »  

     Ptakha hausse les épaules et, très perplexe, se tape sur les cuisses. Quant à l’autre gendarme, Nikandre Sapojnikov, il garde posément le silence. Il n’est pas aussi naïf que Ptakha, il est clair qu’il connaît parfaitement les raisons poussant un orthodoxe à taire son nom. Son visage expressif est froid et sévère. Il marche à l’écart, ne s’abaisse pas à des discussions oiseuse avec ses compagnons et semble s’efforcer de montrer à tout le monde, même au brouillard, son côté sérieux et réfléchi.

     « Dieu seul sait ce qu’il faut penser de toi, reprend avec insistance Ptakha. Tu n’es ni un moujik ni un seigneur, tu es juste quelque part entre les deux… L’autre jour, à l’étang, je lavais des tamis, et j’ai attrapé une espèce de petite vipère, de la taille d’un doigt, avec des ouïes et une queue. J’ai d’abord pensé que c’était un poisson, après, je regarde mieux, crève donc ! Elle a des pattes. Ni poisson ni vipère, le diable seul sait ce que c’est… Pareil avec toi… Tu es quoi, au juste ?

     — Je suis un moujik, de souche paysanne, soupire le vagabond. Ma petite maman était domestique chez les maîtres7. Je n’ai pas l’air d’un moujik, c’est un fait, c’est mon destin qui veut ça, mon bon monsieur. Maman était8 nourrice chez les maîtres et jouissait de toutes sortes de bienfaits, et puis moi, sa chair et son sang, j’habitais auprès d’elle la maison seigneuriale. Elle me dorlotait et me gâtait, et voulait absolument faire de moi, issu de milieu modeste, quelqu’un de bien. Je dormais dans un lit, je mangeais chaque jour un vrai repas, je portais un pantalon et des bottines comme un petit noble. Maman me nourrissait sur ce qu’elle mangeait elle-même ; les maîtres lui donnaient de l’argent pour s’acheter des vêtements, c’est moi qu’elle habillait avec… J’avais la belle vie ! Avec ce que j’ai mangé de bonbons et de pains d’épices durant mon enfance, il y aurait de quoi acheter un bon cheval. Maman m’apprit à lire et à écrire, m’inspira dès mon jeune âge la crainte de Dieu et m’a tant modelé que je ne puis à présent prononcer une seule parole grossière, à la façon d’un moujik. La vodka, je n’y touche pas, mon garçon, mes habits sont propres et je sais me tenir correctement dans la bonne société. Si elle vit encore, que Dieu lui accorde la santé, et si elle est morte, donne-lui la paix, Seigneur, accueille sa petite âme dans ton Royaume, là où les Justes trouvent la paix ! »

     Le vagabond découvre sa tête où pointe une brosse de cheveux clairsemée, lève les yeux vers le ciel et se signe à deux reprises.

     « Octroie-lui, Seigneur, une place agréable et paisible ! dit-il d’une voix traînante, davantage une voix de vieille femme qu’une voix d’homme. Accorde à ton esclave Xénia ton absolution ! Sans ma chère maman, je n’eusse été qu’un vulgaire moujik parfaitement ignare ! À présent, mon garçon, on peut m’interroger sur ce qu’on veut, je connais tout : les écrits profanes aussi bien que les Saintes Écritures, toutes les prières et le catichisse… J’observe, dans ma vie, l’Évangile… Je n’offense personne, je me garde pur et chaste, j’observe les jeûnes, et je mange selon les règles10. Là où un autre trouve son plaisir dans la vodka et les gueulantes, moi, quand j’ai un peu de temps, je me mets dans un coin avec un petit livre. Je lis et je pleure, je pleure…

     — Qu’est-ce qui te fait pleurer ?

     — Ça fait pitié, ce qui est écrit ! Pour cinq kopecks, tu as de quoi pleurer et gémir à n’en plus finir.

     — Il est mort, ton père ? demande Ptakha.

     — Je l’ignore, mon garçon. Je ne sais pas qui est mon père, il n’y a rien à cacher. M’est avis que je suis un enfant naturel. Ma petite maman a vécu tout le temps chez des seigneurs, et ne voulait pas épouser un simple moujik…

     — Et elle s’est jetée dans les bras du maître, dit Ptakha avec un sourire malicieux.

     — Elle ne s’est pas gardée, c’est un fait. Elle était pieuse et craignait Dieu, mais n’a pas conservé sa virginité. C’est un péché, bien sûr, un grand péché, il n’y a pas à dire, mais moi, du coup, j’ai peut-être du sang noble. Peut-être ne suis-je un moujik qu’officiellement, mais que j’ai une nature de gentilhomme. »

     Il prononce ce mot de « gentilhomme » d’une petite voix de ténor, douce et mièvre, en plissant son petit front étroit, tandis que son petit nez gelé produit comme des raclements. Ptakha l’écoute, louche sur lui avec étonnement, en continuant à hausser les épaules. 

     Ayant parcouru environ six verstes11, les pandores et le vagabond s’assoient sur un tertre pour se reposer. 

     « Même un chien se souvient du nom qu’on lui a donné, marmonne Ptakha. Moi, je m’appelle Andriouchka, lui c’est Nikandre, chacun a le nom de son Saint, et personne n’oublie son nom ! Personne !

     — Qui a besoin de connaître mon nom ? soupire le vagabond, la joue dans la main. Et quelle utilité cela a-t-il pour moi ? Si on me permettait d’aller où bon me semble, ce serait pire pour moi que maintenant. Frérots orthodoxes, je connais la loi. Je suis à présent un vagabond ne se souvenant plus de ses origines et je risque tout au plus, en Sibérie orientale, d’être condamné à trente ou à quarante coups de verges, mais si je dis mon vrai nom et mon état, on me renverra au bagne. Je le sais !

     — Vraiment, tu as déjà été au bagne ?

     — Oui, mon cher. Je me suis promené quatre ans avec la tête rasée et les fers aux pieds.

     — Pour quelle affaire ?

     — Pour meurtre, mon bon ! Alors que j’étais encore un jeunot, dans les dix-huit ans, ma petite maman a, par mégarde, versé de l’arsenic dans le verre du maître, à la place de bicarbonate de soude. Il y avait plein de boîtes dans le débarras, il était facile de se tromper… »

     Le vagabond pousse un soupir, hoche la tête et dit :

     « Elle était pieuse, mais qui sait, l’âme d’autrui est une forêt épaisse ! C’était peut-être par inadvertance, mais peut-être aussi que son cœur ne pouvait accepter l’offense que lui faisait le maître en rapprochant de lui une nouvelle servante… Elle a peut-être versé le produit exprès, allez savoir ! J’étais un jeunot, à l’époque, je ne comprenais pas tout… À présent, je comprends que le maître, en effet, avait pris une nouvelle concubine et que maman en était fort affligée. On a dû nous juger deux ans plus tard. Maman a été condamnée à vingt ans de bagne, et moi, en raison de mon jeune âge, seulement à sept.

     — Mais toi, pour quel motif ?

     — Complicité. J’ai apporté le verre en question au maître.  C’était toujours ainsi : maman préparait le bicarbonate de soude, et moi je l’apportais. Attention, les amis, je vous parle en chrétien, comme je le ferais devant Dieu, ne le dites à personne…

     — Bah, personne ne nous posera de questions, dit Ptakha. Alors, comme ça, tu t’es enfui du bagne ?

     — Oui mon cher. Nous avons été quatorze à nous enfuir. Que Dieu leur accorde la santé, ils se sont enfuis, et m’ont pris avec eux. . À présent, mon garçon, juge toi-même : quelle raison aurais-je de révéler qui je suis ? On me renverrait au bagne ! Et je fais un drôle de bagnard ! Je suis quelqu’un de délicat, sujet aux maladies, j’aime la propreté du couvert comme du coucher. Lorsque je prie Dieu, j’aime allumer une petite veilleuse ou une petite bougie, et qu’il n’y ait pas de bruit autour de moi. Quand je m’agenouille pour me prosterner, j’aime bien qu’il n’y ait pas de saletés ni de crachats par terre. Et me prosterner ainsi, je le fais quarante fois matin et soir, pour maman. »

     Le vagabond ôte sa casquette et fait un signe de croix.

     « On peut m’envoyer en Sibérie orientale, dit-iil, ça ne me fait pas peur !

     — En quoi est-ce mieux ?

     — C’est tout à fait autre chose ! Au bagne, tu es comme une écrevisse dans un panier : c’est toujours la cohue, la bousculade, pas moyen de reprendre ton souffle, c’est un véritable enfer12, que la Reine des Cieux13 me garde de cet enfer ! Tu n’es qu’un brigand, et traité comme tel, pire qu’un chien. Rien à manger, pas moyen de dormir ni de prier Dieu. En relégation, ce n’est pas pareil. Avant tout, en relégation, je me ferai enregistrer comme tout le monde. La loi oblige les autorités à me donner un lopin… Eh oui ! la terre ne coûte rien, à ce qu’on dit, c’est comme de la neige : prends-en tant que tu veux ! On me donnera, mon garçon, de la terre à labourer, et aussi pour faire un potager, et un bout de terrain pour la maison… Comme les autres, je me mettrai à labourer, à semer, à élever du bétail, et j’aurai des chiens, des moutons, des abeilles…Et un chat sibérien, pour pas que les souris et les rats mangent mon bien… J’installerai mon izba, les amis, j’achèterai plein d’icônes… Si Dieu le veut, je me marierai, j’aurai des enfants… »

     En murmurant cela, le vagabond ne regarde pas ses auditeurs, ses regards se perdent ailleurs. Quelle que soit la naïveté de ses rêves, il les exprime avec une telle sincérité, sur un tel ton d’intimité, qu’il est difficile de ne pas y croire. Un sourire tord la petite bouche du vagabond, et son visage tout entier, ses yeux, son petit nez sont figés, comme hébétés dans cette anticipation bienheureuse de son lointain bonheur. Les gendarmes l’écoutent et le regardent avec une gravité non dénuée de sympathie.

     « La Sibérie ne me fait pas peur14, se remet à murmurer le vagabond. La Sibérie, c’est la même Russie, le même Dieu et le même tsar qu’ici, on y parle en orthodoxe, comme je parle avec toi. il y a juste plus d’espace libre, et on y est plus riche. Tout est mieux, là-bas. Les rivières, pour prendre un exemple, sont bien meilleures là-bas qu’ici ! Du poisson et du gibier en quantité ! Et moi, les amis, mon premier plaisir, c’est la pêche. Même sans pain, qu’on me laisse me poser quelque part avec une canne à pêche. Ma parole ! Je pêche à la ligne, au crochet à appât, à la nasse, et quand le gel arrive, au carrelet. Je manque de forces pour remonter le filet, alors j’embauche un moujik pour cinq kopecks. Ah, quel plaisir, Seigneur ! On a attrapé une lotte ou un chevesne, on a l’impression de voir son frère. Et, s’il te plaît, pour chaque poisson, il y a la façon de s’y prendre avec lui : l’un, il faut le pêcher au vif15, l’autre au ver, le troisième à la grenouille ou à la sauterelle. Il faut le savoir ! Prenons par exemple la lotte. La lotte n’est pas un poisson difficile, elle attrape même une grémille, là où le brochet aime le goujon, et l’aspe le papillon. Pêcher un chevesne là où le courant est fort, il n’y a pas de plus grand plaisir. On laisse dériver sa ligne une vingtaine de mètres16, sans plomb, avec un papillon ou un hanneton, pour que l’appât flotte en surface, on se tient dans l’eau, sans pantalon, et le chevesne, hop, d’un seul coup ! Mais là, il faut avoir le coup de main, pour pas que le sacripant aille arracher l’appât. Dès qu’il l’a fait mouvoir brusquement, il faut lever la ligne sans attendre. C’est fou ce que j’ai pu attraper de poissons, dans ma vie ! Quand j’étais en fuite, par exemple, les autres détenus restaient à dormir dans les bois, pas moi, je tâchais de trouver une rivière. Et là-bas, les rivières sont larges, rapides, les rives sont escarpées, terriblement ! Le long de la berge, la forêt est toujours épaisse. Les arbres sont si grands que la tête vous tourne quand on regarde vers leurs cimes. Selon les prix d’ici, le moindre pin, là-bas, vaut une dizaine de roubles. »

     Sous la poussée désordonnée des rêves, des visions pittoresques du passé, et celles du bonheur pressenti à l’avenir, le pitoyable bonhomme se tait, ses lèvres continuent à remuer comme s’il chuchotait quelque chose pour lui-même. Un sourire de béatitude obtuse ne quitte pas sa figure. Les gendarmes se taisent. Songeurs, ils baissent la tête. Dans le calme automnal, alors qu’un brouillard rude et froid monte de la terre et s’étend sur les âmes, se tenant devant les yeux comme le mur d’une prison et montrant à l’homme que sa liberté est limitée, il est doux de penser à des rivières larges au débit rapide, aux berges libres et abruptes, à des forêts impénétrables, à des steppes infinies. Sans hâte, paisiblement, l’imagination fait voir, en début de matinée, alors que le rougeoiement de l’aube teinte encore le ciel, la petite tache que fait un homme suivant cette berge escarpée et déserte ; la haute futaie de pins17, étagée en terrasses des deux côtés du torrent, regarde sans aménité l’homme libre, et bougonne avec morosité ; les racines, les énormes rocs et les buissons épineux lui barrent la route, mais il a de la force et son esprit est vif, il ne craint ni les pins ni les rocs, sa solitude ne lui fait pas peur, pas plus que le grondement de l’écho répercutant chacun de ses pas.

     Les gendarmes se représentent la vie libre qu’ils n’ont jamais connue ; repensent-ils à des choses entendues il y a longtemps, ou ces visions d’une vie libre sont-elles un héritage de lointains ancêtres, reçu en même temps que la chair et le sang, allez savoir !

     Le premier à rompre le silence est Nikandre Sapojnikov, lequel n’a pas lâché un mot jusqu’à présent. Peut-être a-t-il pris ombrage du bonheur illusoire du vagabond, peut-être ressent-il au fond de son cœur que les rêves de bonheur se marient mal avec le brouillard gris et la boue brun foncé, toujours est-il qu’il jette à l’autre un regard sévère et déclare :

     « Tout ça est bien beau, mon ami, seulement tu ne les atteindras pas, ces lieux de liberté. Quand tu auras fait trois cents verstes, tu rendras ton âme à Dieu. Vois un peu le crevard que tu fais ! Tu as juste parcouru six verstes, et tu n’arrives pas à reprendre ton souffle ! »

     Le vagabond se tourne lentement vers Nikandre, et le sourire de félicité s’efface de sa figure. Il regarde avec effroi et d’un air coupable le visage grave du gendarme, semble se souvenir de quelque chose et baisse la tête. Le silence s’installe de nouveau… Ils sont pensifs tous les trois. Les pandores font un effort pour saisir en imagination ce que seul Dieu peut concevoir, surtout cette étendue effrayante qui les sépare du pays de la liberté. Et dans la tête du vagabond se pressent des images nettes, bien distinctes et plus effrayantes que cette étendue. Devant lui se dressent les lenteurs judiciaires, les prisons d’étape et celles du bagne, les péniches de prisonniers, les haltes, la froidure des hivers, les maladies, la mort de camarades…

     Le vagabond cligne des yeux d’un air coupable, essuie avec sa manche le front où perlent de petites gouttes de sueur et souffle lourdement, comme s’il venait de sortir d’une étuve surchauffée, puis il s’essuie le front avec son autre manche et regarde craintivement autour de lui.

     « Ça non, tu n’y arriveras pas ! opine Ptakha. Tu parles d’un marcheur ! Regarde-toi : tu n’as que la peau sur les os ! Tu mourras, l’ami !

     — Pour sûr qu’il mourra ! Où croit-il aller ? dit Nikandre. Il va tout de suite se retrouver à l’hôpital… Pour sûr ! »

     L’homme qui a oublié son origine regarde avec effroi les durs visages impassibles de ses méchants accompagnateurs et, sans enlever sa casquette, ouvrant de grands yeux, se signe rapidement… Il est tout tremblant, secoue la tête et commence  à se tordre comme une chenille écrasée…

     « Allez, il est temps de se remettre en route ! fait Nikandre en se levant. On s’est assez reposé comme ça ! »

     Quelques instants plus tard, les voyageurs marchent à nouveau sur la route boueuse. Le vagabond est encore plus courbé, et ses mains sont davantage enfouies dans ses manches. Ptakha se tait.




Notes


  1. Ce mot rend tant bien que mal le terme russe. Comme l’explique Henri Mongault dans les notes de sa traduction des Mémoires d’un chasseur (page 582, Folio classique) :
    La police du district était confiée à un capitaine-ispravnik élu par la noblesse et chargé de tout ce qui avait trait à l’ordre public. Il avait sous ses ordres dans chaque subdivision rurale un stanovoï, commissaire de police, également élu par la noblesse. On trouve en-dessous des agents de rang très inférieur, les centeniers et les dizeniers, élus par les paysans, les premiers par cent foyers, les deuxièmes par dix. Ici, nous avons affaire à deux centeniers.
  2. Petit oiseau. Le nom du deuxième vient du mot sapojnik, le cordonnier.
  3. Dans le texte : cinq sagènes ; la sagène faisait 2,13 m.
  4. L’équivalent de nos bornes kilométriques. 
  5. Chrétien orthodoxe : la religion en Russie.
  6. Sic. Pour religion, bien sûr.
  7. Serf employé au domaine en qualité de serviteur : cocher, femme de chambre, cuisinière, etc.
  8. L’homme s’exprime à propos de sa mère en utilisant un pluriel de respect, comme le fait un domestique en parlant de ce que fait son maître. On rencontre même, à cette occasion, un pronom pluriel féminin, оне – correspondant à notre « elles » –, qui a disparu de nos jours, au profit d’un pluriel épicène.
  9. Dans le texte russe : « Envoie-lui… » Le discours du vagabond est pompeux et ampoulé, il déforme les expressions usuelles, ainsi que les mots. Voir la « catichisse » qui tient lieu de catéchisme. Ce n’est là qu’un exemple, il y a de nombreuses autres incorrections.
  10. Alternance des jours maigres et des jours gras.
  11. Un peu plus de six kilomètres : la verste faisait 1,086 km.
  12. Ce texte date de la fin de l’année 1886. Dans un peu plus de trois ans, après la mort de son frère Nikolaï, le peintre, Tchékhov va partir à Sakhaline, l’île des bagnards…
  13. La Sainte Vierge.
  14. Rappelons que la déportation-relégation fut, du temps des tsars, un moyen de peupler un peu ces étendues désertiques. La Russie stalinienne reprit la coutume, sur un mode plus massif et plus mortifère. Mais au dix-neuvième siècle, ces régions présentaient un intérêt : la grande propriété noble n’y existait pas, et les paysans y avaient toujours été libres. Ceci est rappelé dans une note (peut-être due au traducteur, Pierre Pascal) de l’Introduction aux Souvenirs de la maison des morts.
  15. Utiliser un appât vivant. C’est le cas pour attraper un poisson carnassier comme le brochet, par exemple.
  16. Dans le texte : une dizaine de sagènes ; voir la note 3. Distrait, le traducteur (ou la traductrice) de la Pléiade a écrit : une dizaine de mètres.
  17. Pins de Sibérie. J’ignore pourquoi, dans la Pléiade, on en tient pour des sapins…

dimanche 15 décembre 2024

Aliocha-le-Pot (Léon Tolstoï)

     Aliocha1 était le cadet. On l’appelait le Pot parce qu’un jour, sa mère l’ayant envoyé apporter un pot de lait à la femme du diacre, il avait trébuché et cassé le pot. Sa mère l’avait battu, et les gamins s’étaient mis à le taquiner en l’appelant « le Pot ». Aliocha-le-Pot, c’était devenu son surnom.

     Aliocha était un petit maigrichon aux longues oreilles – elles faisaient saillie, telles des ailes – et au grand nez. Les gars le raillaient : « Le nez d’Aliocha, c’est comme un chien sur une butte. » Au village, il y avait une école, mais Aliocha resta sans instruction, il n’avait pas de temps pour étudier. Son frère aîné était placé en ville chez un marchand, et Aliocha dut très tôt aider son père. À six ans déjà, en compagnie de sa sœur, il gardait les moutons et la vache au pacage, et, un peu plus âgé, il se mit à garder les chevaux de jour comme de nuit. À douze ans, il labourait et conduisait les attelages. S’il n’était pas costaud, il était débrouillard. Il restait toujours gai. Quand les garçons se moquaient de lui, il se taisait ou riait. Lorsque son père lui criait dessus, il l’écoutait en silence. Sitôt l’engueulade passée, il se mettait, un sourire aux lèvres, au travail qui l’attendait.

     Aliocha avait dix-neuf ans lorsque son frère fut pris comme soldat. Et son père le plaça chez le marchand comme concierge2, pour remplacer son frère. On lui donna les vieilles bottes de celui-ci, le bonnet et le manteau de son père, et on le conduisit à la ville. Aliocha n’en finissait pas d’admirer ses vêtements, mais sa dégaine déplut au marchand.

     « Je pensais que tu me donnerais un homme pour remplacer Sémione, déclara le marchand en enveloppant Aliocha du regard. Et voilà que tu m’amènes je ne sais quel morveux. À quoi peut-il être bon ?

     — Il sait tout faire : atteler, aller n’importe où, travailler d’arrache-pied ; c’est juste qu’il a l’air d’une ficelle, mais il est endurant.

     — Hum, c’est à voir.

     — Et surtout, il obéit sans rouspéter. Il ne demande qu’à travailler.

     — Rien à faire, avec toi. Bon, laisse-le-moi. »

     Aliocha se mit donc à vivre chez le marchand. 

     Celui-ci n’avait pas une grande famille : la maîtresse de maison sa femme, sa vieille mère, un fils aîné marié, d’éducation rudimentaire et travaillant avec son père, et un deuxième fils – instruit, ayant terminé le lycée puis s’étant fait renvoyer de l’Université –, et enfin une fille, qui était lycéenne.

     Au début, Aliocha ne fut guère apprécié : il avait trop les manières d’un moujik, il était mal habillé et vraiment sans façons, tutoyant tout le monde ; mais on s’habitua vite à lui. Il travaillait encore mieux que son frère. Il était en effet fort obéissant, on l’envoyait s’occuper de tout, ce qu’il faisait vite et avec zèle, passant sans pause d’une activité à une autre. Aussi bien à la maison qu’au magasin, tout le travail retombait sur Aliocha. Plus il en faisait, plus les tâches lui tombaient dessus. La patronne, la mère du patron, sa fille, son fils, le commis, la cuisinière, ils étaient tous à l’envoyer à droite et à gauche, et à lui faire faire ceci ou cela. Ce n’étaient que des « Vite, mon ami », ou des « Aliocha, occupe-toi de ça. Alors quoi, Aliocha, tu as oublié ? N’oublie pas, Aliocha. » Aliocha courait, réglait le problème, regardait ce qu’il y avait à faire, n’oubliait pas, trouvait le temps pour tout, sans cesser de sourire.

     Il eut tôt fait de venir à bout des bottes de son frère, et le patron l’enguirlanda pour se promener avec des bottes ouvertes laissant voir ses orteils, il l’envoya au marché acheter des bottes neuves. Les bottes étaient neuves, ce qui réjouissait Aliocha, mais ses pieds à lui n’étaient pas neufs, et, comme il passait son temps à cavaler, ils lui faisaient mal, le soir, et il se fâchait contre eux. Aliocha craignait de voir son père irrité, lorsqu’il viendrait toucher ses gages, de ce que le marchand en avait retiré le prix des bottes.

     L’hiver, Aliocha se levait avant l’aube, coupait du bois, puis balayait la cour, donnait à manger et à boire à la vache et au cheval. Ensuite, il allumait les poêles, cirait les bottes, nettoyait les habits du patron et de sa famille, préparait les samovars et les astiquait, après quoi, le commis l’appelait pour sortir les marchandises, ou la cuisinière lui faisait pétrir la pâte et récurer les casseroles. On l’envoyait ensuite en ville emmener au lycée la fille du patron, ou chercher de l’huile de lampe pour la vieille. « Où étais-tu passé, sacripant ? » lui disait l’un ou l’autre. « Pourquoi voulez-vous y aller vous-même ? Aliocha va s’en charger. Aliocha ! Hé, Aliocha ! » Et Aliocha courait.

     Il déjeunait3 en route, et pouvait rarement dîner avec tout le monde. Ce pour quoi la cuisinière râlait contre lui, mais elle en avait tout de même pitié, et lui mettait de côté quelque chose de chaud, aussi bien au dîner qu’au souper. Il avait notamment beaucoup de travail avant les fêtes et pendant celles-ci. Et Aliocha aimait particulièrement les fêtes, parce qu’à cette occasion, il recevait des pourboires, certes menus, il se faisait une soixantaine de kopecks, mais cet argent était tout de même le sien. Il pouvait le dépenser comme il voulait. Ses gages, il n’en voyait pas la couleur. Son père arrivait et prenait l’argent des mains du marchand, il se contentait de reprocher à Aliocha d’avoir trop vite bousillé les bottes de son frère.

     Lorsqu’il eut amassé deux roubles avec ses pourboires4, il fit l’acquisition, sur les conseils de la cuisinière, d’un blouson de tricot rouge, et, en le mettant, il resta bouche bée de contentement.

     Aliocha parlait peu, et toujours d’une voix brève et saccadée. Quand on lui donnait l’ordre de faire quelque chose, ou qu’on lui demandait s’il pouvait faire ceci ou cela, il disait toujours, sans hésiter le moins du monde : « C’est très faisable. » Et il s’y mettait aussitôt, et le faisait.

     Il ne connaissait aucune prière ; il avait oublié celles que sa mère lui avait apprises, et priait cependant matin et soir, par gestes, en faisant des signes de croix.

     Ainsi vécut Aliocha durant un an et demie, et, durant la seconde moitié de la deuxième année, il lui arriva l’événement le plus singulier de toute sa vie. Voici lequel : il apprit, à son grand étonnement, qu’il existait, en dehors des relations entre les gens fondées sur le besoin ordinaire, d’autres relations, d’un genre très particulier : un être humain pouvait, sans avoir besoin de l’autre pour cirer des bottes, porter des achats ou atteler un cheval, éprouver le besoin d’aider quelqu’un, de se montrer caressant avec cette personne, et que cette personne, c’était lui, Aliocha. Ce fut la cuisinière Oustinia qui le lui apprit. Oustinia était une jeune orpheline, aussi travailleuse qu’Aliocha. Elle prit Aliocha en pitié, et ce dernier sentit pour la première fois qu’il était nécessaire – lui, et pas ses services – à un autre être humain. Lorsque sa mère, autrefois, lui montrait de la bonté, il n’y faisait pas attention, c’était normal, tout comme lui-même se ménageait. Mais là, il vit soudain une étrangère, Oustinia, qui se montrait bonne pour lui, lui laissait dans un pot de la bouillie de gruau avec du beurre et, tandis qu’il la mangeait, elle le contemplait, le menton appuyé sur sa main. Il la regardait aussi, elle se mettait à rire, et il riait aussi.

     C’était si nouveau pour lui, et si étrange, que cela fit peur à Aliocha, au début. Il sentit que cela risquait de l’empêcher de travailler comme il le faisait jusqu’alors. Il était néanmoins bien content, et lorsqu’il voyait son pantalon ravaudé par Oustinia, il hochait la tête et souriait. Souvent, occupé par quelque besogne ou en train de se rendre à quelque endroit, il repensait à Oustinia et disait : « Ah, cette Oustinia ! »  Elle l’aidait comme elle le pouvait, et lui l’aidait aussi. Elle lui racontait sa vie : comment elle était devenue orpheline, comment sa tante l’avait prise avec elle, comment on l’avait placée en ville, comment le fils du marchand, par bêtise, lui avait fait des avances et comment elle l’avait remis à sa place. Elle aimait parler, et lui aimait l’écouter. Il avait entendu dire qu’en ville, il était fréquent de voir les moujiks devenus serviteurs épouser des cuisinières. Un jour, elle lui demanda si on allait bientôt le marier5. Il répondit qu’il ne savait pas, et qu’il n’avait pas envie de prendre femme au village.

     « Tu as donc quelqu’un en vue ? dit-elle.

     — Je te prendrais bien, toi. Tu veux bien ?

     — Voyez-moi ce Pot-là, comme il a trouvé moyen de le dire, répliqua-t-elle en lui donnant une tape dans le dos. Pourquoi je ne voudrais pas de toi ? »

     À l’occasion de la Semaine grasse6, le vieux vint à la ville chercher les gages de son fils. La femme du marchand avait appris qu’Alexeï7 songeait à épouser Oustinia, et cela ne lui plaisait pas. « Elle tombera enceinte et ne sera plus bonne à rien, avec un enfant », avait-elle dit à son mari.

     Le patron donna l’argent au père d’Alexeï.

     « Alors, ça se passe bien, avec mon gars ? demanda le moujik. Je l’avais bien dit, qu’il obéissait sans rouspéter.

     — Obéissant, pour ça, oui, mais il songe à des bêtises. Il a imaginé d’épouser la cuisinière. Et moi, des gens mariés, je ne les garderai pas. Cela ne nous convient pas.

     — L’imbécile, qu’a-t-il inventé, dit le père. Je vais lui dire d’oublier tout ça. »

     Le père alla dans la cuisine et s’assit à la table pour attendre son fils. Aliocha revint d’une course tout essoufflé.

     « Je te prenais pour quelqu’un de sensé. Qu’est-ce que tu es allé imaginer ? déclara le père.

     — Mais rien.

     — Comment ça, rien ? Tu veux te marier. Je te marierai quand le moment sera venu, et avec une fille convenable, pas avec une traînée de la ville. »

     Le père parla longtemps. Aliocha restait debout et poussait des soupirs. À la fin, il eut un sourire.

     « Eh bien, on peut aussi abandonner cela.

     — J’y compte bien. »

     Après le départ de son père, il resta seul avec Oustinia — qui avait écouté leur conversation derrière la porte – et lui dit :

     « Notre affaire est fichue. Tu as entendu ? Il s’est fâché, il me le défend. »

     Silencieuse, elle se mit à pleurer dans son tablier. Aliocha fit claquer sa langue.

     « Impossible de ne pas obéir. C’est clair, il faut laisser tomber. »

     Le soir, lorsque la patronne l’appela pour fermer les volets, elle lui dit :

     « Alors, tu as écouté ton père, tu as arrêté tes bêtises ?  

     — C’est clair, j’ai arrêté » répondit Aliocha en se mettant à rire – et, tout de suite après, à pleurer.


     Après quoi, Aliocha ne parla plus de mariage avec Oustinia et se remit à vivre comme auparavant.

     Un jour, le commis l’envoya débarrasser le toit de la neige qui s’y trouvait. Il grimpa sur le toit, nettoya tout, se mit à enlever la neige gelée près de la gouttière ;  ses pieds glissèrent et il tomba avec sa pelle. Par malheur, il ne tomba pas dans la neige, mais sur la plaque de fer recouvrant un écoulement. Oustinia accourut vers lui, suivie de la fille du patron.

     « Tu t’es fait mal, Aliocha ?

     — Penses-tu, ce n’est rien. »

     Il voulut se lever, mais n’y parvint pas et se mit à sourire. On le transporta jusqu’à la loge du concierge. L’aide-médecin8 arriva. Il l’examina et lui demanda où il avait mal.

     — J’ai mal partout, mais ce n’est pas grave. Ce qu’il y a, c’est que le patron va être fâché. Il faudrait envoyer prévenir mon père. »

     Aliocha resta alité quarante-huit heures, après quoi on envoya quérir le pope.

     « Alors, tu vas mourir, c’est ça ? demanda Oustinia.

     — Et puis ? Peut-on vivre toujours ? Il faut bien, un jour ou l’autre… articula rapidement Aliocha, à son habitude. Merci d’avoir été bonne pour moi, Oustinia. Il vaut mieux qu’on ne nous ait pas permis de nous marier, qu’est-ce que ce serait, là ? Tout est bien, à présent. »

     Il pria avec le pope, lui par gestes et avec le cœur. Dans son cœur, il se disait qu’on était bien ici-bas, à condition d’obéir et de ne vexer personne, et que ça irait aussi bien dans l’autre monde.

     Il parlait peu, demandait juste à boire et semblait s’étonner de quelque chose.

     Toujours étonné, il s’étira et mourut.


     Février 1905



Notes


  1. Diminutif d’Alexeï, qui correspond à notre Alexis.
  2. Domestique notamment responsable de la cour et de son entretien.
  3. Petit déjeuner, tardif.
  4. En russe, cela se nomme « pour le thé »…
  5. Mariage arrangé par les parents, au village.
  6. Semaine de réjouissances précédant le Grand Carême de Pâques.
  7. Voir la note 1.
  8. Clin d’œil possible à Tchékhov, qui mettait souvent à mal le feldscher dans ses récits.