dimanche 8 décembre 2024

Le divin et l'humain (fin)

X


     Était-ce dû aux médicaments pris, ou avait-il surmonté la crise, ou alors c’était l’accès de colère contre le docteur qui l’avait guéri, toujours est-il qu’à partir de ce moment-là, il se reprit en main et commença une tout autre existence.

     « Ils ne peuvent pas me garder ici éternellement et ils ne le feront pas, songeait-il. Je serai libéré un jour. Peut-être, c’est le plus vraisemblable, parce que le régime aura changé (les nôtres poursuivent leur action), il faut donc rester en vie, pour sortir de là fort, en bonne santé, en état de reprendre l’activité. »

     Il réfléchit longuement, dans cette perspective, au meilleur mode de vie et imagina ceci : il se couchait à neuf heures du soir et s’obligeait à rester allongé, que le sommeil vînt ou pas. À cinq heures, il se levait, mettait en ordre sa couchette, se débarbouillait, faisait de la gymnastique, après quoi, comme il se disait, il allait s’occuper de ses affaires. En pensée, il déambulait à Pétersbourg, allant de l’avenue Nevski à la rue Nadiejdinski1, en s’efforçant de voir tout ce qui pouvait se présenter à lui au long de cette marche : les enseignes, les maisons, les agents de police, les équipages et les piétons croisés. Rue Nadiejdinski, il entrait chez un ami, un comparse, et là, avec les camarades présents, ils discutaient de la prochaine entreprise. Les débats se poursuivaient. Méjénietski parlait pour lui et pour les autres. Il lui arrivait de le faire à haute voix, ce qui lui valait une observation de la sentinelle, à travers le judas, mais Méjénietski ne lui accordait aucune attention et poursuivait son imaginaire journée pétersbourgeoise.  Après avoir passé deux heures chez son ami, il rentrait chez lui et déjeunait, d’abord en pensée, puis réellement, mangeant la nourriture qu’on lui apportait, toujours avec modération. Ensuite, en imagination, il restait chez  lui, s’occupant de mathématiques ou d’histoire, parfois aussi, le dimanche, de littérature. Faire de l’histoire consistait à, pour une époque et un peuple donnés, se souvenir des faits et de la chronologie. Pour les mathématiques, il s’agissait de faire des calculs de tête, ainsi que de résoudre en pensée des problèmes de géométrie. (Il aimait particulièrement cela.) Le dimanche, il se rappelait les œuvres de Pouchkine, de Gogol, de Shakespeare et écrivait lui-même.

     Avant de dormir, il sortait encore un peu, ayant en imagination de joyeux échanges burlesques avec les camarades des deux sexes, à d’autres moments, les conversations étaient sérieuses ; tantôt il repensait à d’anciens débats, tantôt il les inventait. Avant de dormir, en guise d’exercice, il faisait deux mille pas dans sa cellule, puis il s’étendait sur sa couchette et, le plus souvent, s’endormait.

     Même chose le lendemain. Parfois, il partait au sud inciter la population à la révolte,  fomentait des troubles, aidait le peuple à pourchasser les propriétaires et partageait la terre pour la donner aux paysans. Cela ne se présentait pas d’un bloc à son esprit, cependant : il imaginait les choses peu à peu, avec tous les détails. II voyait son parti révolutionnaire triompher partout, le pouvoir gouvernemental s’affaiblissait, il devenait nécessaire de convoquer une Assemblée2. La famille impériale et tous les oppresseurs du peuple disparaissaient, la République était instituée et lui, Méjénietski, élu président. Il arrivait parfois trop vite à ce résultat final, et recommençait, pour y parvenir autrement.

     Il vécut ainsi un an, deux ans, trois ans, dérogeant parfois à ce protocole rigoureux, mais y revenant la plupart du temps. En restant maître de son imagination, il put échapper aux hallucinations involontaires. De temps en temps seulement survenaient les insomnies et les apparitions, les trognes, et alors il regardait du côté du soupirail et se voyait mentalement renforcer la corde, préparer le nœud coulant et se pendre. Mais ces accès ne duraient pas.  Il les surmontait.

     Il passa ainsi près de sept années. Lorsque son temps de détention prit fin et qu’on l’envoya au bagne, il était en forme, en bonne santé et en pleine possession de ses facultés intellectuelles.





Notes


  1. Devenue début 1936 la rue Maïakovski.
  2. Ce texte parut peu avant les évènements de 1905…




XI



     En tant que criminel particulièrement important, il fut conduit à part, sans pouvoir communiquer avec les autres. Ce fut seulement à la prison de Krasnoïarsk qu’il put pour la première fois entrer en relations avec d’autres délinquants politiques expédiés eux aussi au bagne ; il y en avait six, deux femmes et quatre hommes. C’étaient tous des jeunes gens d’une tournure d’esprit nouvelle, que Méjénietski ignorait1. C’étaient les révolutionnaires de la génération faisant suite à la sienne, ses héritiers, pour cela ils l’intéressaient beaucoup. Méjénietski s’attendait à trouver en eux des gens marchant sur ses traces, et devant par conséquent apprécier hautement tout ce qu’avaient fait leurs prédécesseurs, et en particulier lui, Méjénietski. Il se préparait à se montrer amical et gentiment condescendant avec eux. Ce fut pour lui une surprise désagréable de voir que ces jeunes gens non seulement ne le considéraient pas comme leur maître et précurseur, mais que c’étaient eux qui le traitaient avec une condescendance indulgente, ignorant ses vues périmées et les lui pardonnant. De l’avis de ces nouveaux révolutionnaires, tout ce qu’avaient fait Méjénietski et ses amis, toutes leurs tentatives pour pousser les paysans à se révolter, et, surtout, la terreur et tous les assassinats – celui du gouverneur Kropotkine2, celui de Mézentsov3 comme celui d’Alexandre II lui-même4 – n’étaient qu’une série d’erreurs. Tout cela n’avait fait que conduire au triomphe de la réaction sous Alexandre III, ramenant la société en arrière, presque à l’époque du servage. La libération du peuple empruntait, pour les nouveaux révolutionnaires, de tout autres voies.

     Deux jours et presque deux nuits durant, la controverse ne cessa pas entre Méjénietski et ses nouvelles connaissances. L’un d’entre eux, notamment, leur chef, Roman, comme tout le monde l’appelait en s’en tenant au prénom, peinait douloureusement Méjénietski par son assurance inébranlable et sa condescendance, et même sa négation railleuse de toute l’activité passée de Méjénietski et de ses camarades.

     Le peuple était, dans l’esprit de Roman, une masse grossière et primitive, et l’on ne pouvait rien faire avec un peuple aussi peu développé qu’il l’était présentement. Toutes les tentatives pour soulever la paysannerie russe revenaient à essayer d’enflammer une pierre ou la glace. Il fallait éduquer le peuple, lui apprendre la solidarité, et seules pouvaient réaliser cela la grande industrie et une organisation socialiste du peuple se développant sur cette base. Non seulement la terre était inutile au peuple, mais elle le rendait conservateur et esclave. Pas seulement chez nous, mais aussi en Europe. Et il citait de mémoire certains auteurs prestigieux et s’appuyait sur des statistiques. Il fallait libérer les gens de la terre. Le plus tôt serait le mieux. Plus ils seraient nombreux à aller dans les usines, plus les capitalistes mettraient la main sur la terre et les opprimeraient, mieux ce serait. Le despotisme, et, chose essentielle, le capitalisme, ne pouvaient être anéantis que par la solidarité au sein du peuple, et cette solidarité ne pouvait s’effectuer qu’au moyen des syndicats, des unions de travailleurs, c’est-à-dire lorsque les masses populaires cesseraient d’être de petits propriétaires terriens pour devenir des prolétaires.

     Méjénietski contestait ces idées et s’échauffait. Il était particulièrement irrité par l’une des femmes, une jeune pas vilaine à la chevelure brune, aux yeux très brillants, accoudée à la fenêtre : sans prendre directement part à la conversation, elle plaçait de temps en temps un mot de soutien aux arguments de Roman, ou se contentait d’accompagner d’un rire méprisant les propos de Méjénietski. 

     « Mais peut-on vraiment transformer tout un peuple de paysans en un monde d’ouvriers d’usine ? disait Méjénietski.

     — Pourquoi serait-ce impossible ? répliquait Roman. C’est une loi économique universelle.

     — Une loi universelle, qu’en savons-nous ? disait Méjénietski.

     — Lisez donc Kautsky, plaçait la brunette avec un sourire méprisant.

     — Même en admettant (ce que je ne fais pas), disait Méjénietski, que le peuple se mue en prolétaires, qu’est-ce qui vous fait penser qu’il prendra la forme que vous lui assignez ?

     — Parce que c’est établi par la science », plaçait la brunette en se retournant vers lui.

     Lorsqu’on en vint au type d’activité nécessaire pour arriver au but fixé, le désaccord s’aggrava. La thèse de Roman et de ses amis était qu’il fallait préparer une armée d’ouvriers, transformer les paysans en ouvriers d’usine et faire, parmi ces ouvriers, la propagande pour le socialisme. Non seulement il ne fallait pas lutter ouvertement contre le gouvernement, mais même il fallait s’en servir pour arriver à ses fins. Méjénietski, quant à lui, soutenait qu’il fallait directement s’en prendre aux autorités, les terroriser, car autrement, le gouvernement serait plus fort et plus malin qu’eux :

     « Ce n’est pas vous qui duperez le gouvernement, c’est lui qui vous aura. Nous avons et fait de la propagande au sein du peuple et lutté contre le gouvernement.

     — Ah ça oui, vous en avez fait, des choses ! ironisa la brunette.

     — En effet, je pense que lutter directement contre le gouvernement est une perte d’énergie erronée, dit Roman.

     — Le premier mars6, une perte d’énergie ! s’exclama Méjénietski. Nous avons fait le sacrifice de nous-mêmes, de nos vies, tandis que vous restez bien tranquilles chez vous, à jouir de la vie en vous contentant de prêcher.

     — Nous ne jouissons pas tant que ça de la vie », dit tranquillement Roman en parcourant du regard ses camarades, et il rit victorieusement, de son gros rire inexpressif mais bien distinct, sonore et plein d’assurance.

     La brunette hochait la tête et affichait un sourire méprisant.

     « Nous ne jouissons pas tant que ça de la vie, dit Roman. Et si nous nous retrouvons ici, nous le devons à la réaction7, et cette réaction a été précisément produite par le premier mars. »

     Méjénietski se tut. Sentant qu’il étouffait de rage, il sortit dans le couloir.




Notes


  1. Méjénietski est un narodnik, les gens de la nouvelle génération sont marxistes, ils fonderont en 1898 le POSDR, tandis que les SR prendront, avec Savinkov et Cie, la relève des attentats de la Narodnaïa Volia…
  2. Dmitri Nikolaïevitch Kropotkine, prince comme son cousin, l’anarchiste Pierre Kropotkine. Gouverneur de Kharkov (Kharkiv de nos jours), assassiné dans cette même ville en 1879 par un narodnik.
  3. Nikolaï Vladimirovitch Mézentsov, chef de la police secrète (la troisième section de la Chancellerie impériale), assassiné en 1878 par un narodnik.
  4. Le « tsar libérateur » – ainsi nommé en raison du décret d’abolition du servage (qui ne réglait pas la question paysanne, car il fallait racheter les terres à leurs anciens propriétaires, ce que ne pouvaient faire que des paysans riches et certaines communautés villageoises) de 1861 – fut expédié ad patres vingt ans plus tard, à coup de bombes, toujours par les narodniki.
  5. Roman est déjà le type du socialiste marxiste comptant sur le développement du prolétariat et méprisant la paysannerie arriérée : voir la référence, un peu plus loin, à Kautsky, le maître de Lénine avant sa trahison opportuniste en 1914. 
  6. Le premier mars 1881 (dans l’ancien calendrier : le 13 mars dans le calendrier grégorien adopté par la suite) est la date de l’attentat décisif réalisé, après d’autres essais infructueux, par les narodniki contre Alexandre II.
  7. Factuellement exact. Alexandre III fut un tsar fort réactionnaire.




XII



     S’efforçant de se calmer, Méjénietski se mit à aller et venir dans le couloir. Avant l’appel du soir, les portes des cellules étaient ouvertes. Un détenu de haute taille, blond, dont le visage gardait sa bonhomie dans la moitié non rasée1 de sa tête, s’approcha de Méjénietski.

     « Il y a dans notre cellule un détenu qui, ayant aperçu Votre Honneur2, m’a dit de vous faire venir à lui.

     — Quel détenu ?

     Foutu pouvoir3, c’est comme ça qu’on l’appelle. C’est un petit vieux , un raskolnik. “Amène-moi cet homme”, qu’il m’a dit, en parlant de Votre Honneur.

     — Et où est-il ?

     — Mais ici, dans notre cellule. “Appelle ce monsieur”, qu’il m’a dit. »

     Accompagné du détenu, Méjénietski entra dans une petite cellule avec des bancs de planches sur lesquels les prisonniers étaient assis ou étendus.

     Sur des planches nues, au bord d’un banc, portant une blouse grise, se trouvait couché le vieux schismatique qui, sept ans plus tôt, était venu poser des questions à Méjénietski au sujet de Svetlogoub. Le visage du vieillard était pâle, tout ridé et desséché, ses cheveux étaient toujours aussi épais, sa barbiche clairsemée avait complètement blanchi et pointait vers le haut. Ses yeux bleus étaient bons et attentifs. Il était renversé sur le dos et avait visiblement de la fièvre : ses mâchoires étaient colorées d’une rougeur maladive.

     Méjénietski s’approcha de lui.

     « Que voulez-vous ? » demanda-t-il.

     Le vieillard se souleva péniblement sur un coude et lui tendit une petite main tremblante et desséchée. Il s’apprêtait à parler et, semblant vaciller, se mit à respirer lourdement et, reprenant péniblement son souffle, dit :

     « Tu ne me l’as pas révélé, autrefois – que Dieu te garde, moi je le révèle à tous.

     — Que révélez-vous donc ?

     — Au sujet de l’agneau4… je révèle à propos de l’agneau… l’autre jeune homme, il était avec l’agneau. Il est écrit : l’agneau les vaincra tous5… Ceux qui sont avec lui sont les appelés et les fidèles.

     — Je ne comprends pas, dit Méjénietski.

     — Comprends en esprit. Les rois règneront avec la Bête. Mais l’agneau les vaincra.

     — Quels rois ?

     Ce sont aussi sept rois : cinq sont tombés, l’un règne, l’autre n’est pas encore venu. Et quand il sera venu, ce sera pour peu de temps6… Tu comprends ? »

     Méjénietski hochait la tête en se disant que le vieux délirait, et que ce qu’il disait n’avait pas de sens. Les autres détenus de la cellule pensaient de même. L'homme à la tête à moitié rasée, celui qui avait fait venir Méjénietski, s’approcha de lui et, le poussant légèrement du coude pour attirer son attention, fit un clin de l’œil en désignant le vieillard.

     « Il radote, notre foutu pouvoir, dit-il. Sans même savoir ce qu’il raconte. »

     Ainsi pensaient, en regardant le vieux, aussi bien Méjénietski que ses codétenus présents dans la cellule. Le vieillard ne savait pas bien ce qu’il disait, mais ce qu’il disait avait pour lui une signification nette et profonde. Le sens en était que le mal ne règnerait plus longtemps, que l’ange du bien et de la douceur vaincrait toutes les forces du mal, que cet ange essuierait toutes les larmes et qu’il n’y aurait plus ni pleurs, ni maladie, ni mort. Et il sentait cela se réaliser déjà, et sur toute la terre, parce que cela se produisait dans son âme illuminée par la proximité de la mort.

     « Viens vite ! Amen. Viens, Seigneur Jésus7 ! » dit-il avec un sourire quelque peu expressif et qui parut à Méjénietski être celui d’un fou.




Notes


  1. Tradition du bagne russe, rendant les évasions plus difficiles, car la « coiffure » obtenue était très reconnaissable.
  2. Une traduction plus exacte du terme russe serait « Votre Gravité », ce qui passe mal en français. C’était une façon respectueuse de s’adresser, avant 1917, aux gens, notamment aux marchands, qui pouvaient être des notables sans être nobles…
  3. Voir le début du chapitre VI.
  4. Apocalypse, chapitre 5 et suivants.
  5. Apocalypse, 17, 14.
  6. Apocalypse, 17, 10. Le Vieux-Croyant déforme par moments le texte, que je restitue plus ou moins.
  7. Apocalypse, 22, 20.




XIII



     « Lui, c’est un représentant du peuple, songeait Méjénietski en sortant de son entrevue avec le vieillard. C’est le meilleur qui soit. Et quelles ténèbres ! Ils (il entendait par là Roman et ses amis) disent : “On ne peut rien faire avec le peuple tel qu’il est à l’heure actuelle.“ »

     Méjénietski avait effectué un temps son travail de révolutionnaire au sein du peuple, et il connaissait toute l’inertie, comme il disait, de la paysannerie russe ; il avait aussi servi avec les soldats et fréquenté d’anciens soldats, et connaissait leur foi envers le serment prononcé1, leur croyance à la nécessité de l’obéissance, et l’impossibilité de les influencer par le raisonnement. Il savait tout cela, mais n’en tirait jamais la conclusion qu’il fallait s’en extraire. La discussion avec les nouveaux révolutionnaires l’avait affligé et irrité.

     « Ils disent que tout ce que nous avons fait, que ce qu’ont fait Khaltourine, Kibaltchitch, Perovskaïa2, que tout cela était inutile et même nuisible, que c’est cela qui a provoqué la réaction d’Alexandre III, que grâce à eux le peuple est persuadé que toute l’activité révolutionnaire provient de propriétaires ayant assassiné le tsar parce qu’il leur avait enlevé leurs serfs. Quelle absurdité ! Quelle incompréhension et quelle insolence, de penser de la sorte ! » songeait-il en continuant à arpenter le couloir.

     Toutes les cellules étaient fermées, sauf celle où se trouvaient les nouveaux révolutionnaires. En s’en approchant, Méjénietski entendit le rire de la détestable brunette et la voix résolue de Roman en train de pérorer. Ils parlaient bien sûr de lui. Méjénietski s’arrêta pour écouter. Roman disait :

     « Ne comprenant pas les lois de l’économie, ils ne se sont pas rendu compte de ce qu’ils faisaient. Et la grande tâche était ici… »

     Méjénietski ne put entendre quelle était la grande tâche, il ne le voulait pas et n’en avait nul besoin. Le ton seul de cet homme lui montrait le mépris total dans lequel ces gens le tenaient, lui, Méjénietski, un héros de la révolution qui avait sacrifié vingt ans de sa vie à cet objectif.

     Et dans son âme s’éleva une effrayante colère, une fureur qu’il n’avait encore jamais éprouvée. Une fureur envers tout et tous, envers ce monde insensé dans lequel seuls pouvaient vivre des gens semblables à des animaux, comme ce vieillard avec son ange, et aussi ces moitiés de bêtes qu’étaient les bourreaux et les geôliers, et puis encore ces impudents doctrinaires, pleins d’assurance et morts-nés.

     Le gardien de service entra dans la cellule et emmena les politiques-femmes dans le quartier des femmes. Méjénietski alla tout au bout du couloir pour ne pas les croiser. À son retour, le gardien ferma la porte de la cellule des nouveaux politiques et proposa à Méjénietski de rentrer dans la sienne. Il obéit machinalement, mais demanda au gardien de ne pas fermer sa porte.

     Revenu dans sa cellule, Méjénietski s’étendit sur sa couchette, le visage tourné vers le mur.

     « Est-il possible que j’aie sacrifié en vain toutes mes forces : mon énergie, ma volonté, ma génialité (depuis toujours, il ne voyait personne au-dessus de lui quant aux qualités intellectuelles), tout cela en vain ?! » Il se souvint d’avoir récemment, déjà en route pour la Sibérie, reçu une lettre de la mère de Svetlogoub, dans laquelle celle-ci, bien comme une femme, lui faisait des reproches qu’il avait trouvés stupides, l’accusant d’avoir perdu son fils en l’entraînant dans le parti terroriste. Cette lettre n’avait provoqué chez lui qu’un sourire de mépris : qu’est-ce que cette femme idiote pouvait bien comprendre des buts qui se dressaient devant lui et devant Svetlogoub ? Mais maintenant, en se souvenant de cette lettre et en repensant à l’être gentil, confiant et ardent qu’était Svetlogoub, il devint pensif, d’abord à son sujet, puis à propos de lui-même. Se pouvait-il que sa vie entière fût une erreur ? Il ferma les yeux et voulut s’endormir, mais il sentit soudain avec effroi revenir l’état d’esprit dont il avait fait l’expérience le premier mois passé à la forteresse Pierre-et-Paul. Réapparaissaient la souffrance dans l’obscurité, les trognes à la grande bouche, velues, horribles , sur un fond noir constellé de petites étoiles, et les silhouettes se montrant à ses yeux ouverts. L’élément nouveau était qu’un criminel à la tête rasée et au pantalon gris se balançait au-dessus de lui. À nouveau, par un enchaînement d’idées, il chercha des yeux un soupirail auquel on pût fixer une corde.

     Une insupportable fureur haineuse enflammait le cœur de Méjénietski, exigeant de se manifester ouvertement. Il ne pouvait rester en place, n’arrivait pas à se calmer ni à chasser ses pensées.

     « Comment faire ? s’interrogea-t-il. Me couper une artère ? Je ne saurai pas. Me pendre ? C’est le plus simple, bien entendu. »

     Il se souvint de la corde nouée autour du fagot de bois entreposé dans le couloir. « Se tenir sur le fagot, ou sur un tabouret. Un garde marche dans le couloir. Mais il s’endormira ou sortira. Il faut attendre le moment, prendre la corde et la fixer au soupirail. »

     Debout près de la porte de sa cellule, Méjénietski écoutait les pas du garde marchant dans le couloir, et, de temps en temps, lorsque le garde arrivait à l’autre extrémité du couloir, il jetait un coup d’œil par l’ouverture de la porte. Le garde ne s’en allait pas, il ne s’endormait pas non plus. Écoutant avec avidité le bruit de ses pas, Méjénietski attendait. 

     Au même moment, dans la cellule où était le vieillard malade, dans l’obscurité à peine éclairée par un fumignon, au milieu des sons nocturnes accompagnant le sommeil, respirations, grognements, gémissements, ronflements et toux, se produisait l’évènement le plus élevé au monde. Le vieux raskolnik se mourait, et tout ce qu’il avait recherché et désiré au cours de sa vie se révélait à son âme. Au milieu d’une lumière aveuglante, il voyait l’agneau sous la forme d’un jeune homme lumineux devant qui se tenait une multitude de gens de toutes les nations, en habits blancs, et tous se réjouissaient, et le mal avait disparu de la terre. Cela s’accomplissait, le vieillard le savait, à la fois dans son âme et dans le monde entier, et il éprouvait une haute joie et un grand apaisement.

     Pour les gens se trouvant dans la cellule, le fait était que le vieillard râlait, du râle sonore des agonisants : tiré de son sommeil, son voisin avait réveillé les autres ; et lorsque le râle prit fin et que le vieux, devenu silencieux, commença à devenir froid, ses codétenus se mirent à cogner à la porte.

     Le garde ouvrit la porte et entra dans la cellule. Une dizaine de minutes plus tard, les détenus sortirent le cadavre et le descendirent à la morgue. Le garde referma la porte derrière eux et les suivit. Le couloir resta désert.

     « Ferme, ferme, pensa Méjénietski qui, de sa porte, suivait du regard ce qui se passait : tu ne m’empêcheras pas de m’évader de toute cette horreur absurde. »

     Méjénietski ne ressentait plus à présent cette épouvante au fond de lui qui l’oppressait jusqu’alors. Une seule pensée l’absorbait : pourvu que rien ne vienne faire obstacle à ses intentions.

     Le cœur tremblant, il s’approcha du fagot, dénoua la corde, la retira de dessous le bois et, se retournant vers la porte, la rapporta dans sa cellule. Là, il monta sur un tabouret et jetta la corde sur le soupirail. Ayant noué les extrémités de la corde, il tira sur le nœud et confectionna un nœud coulant, qui se trouva être trop bas. Il renoua la corde, refit le nœud coulant, l‘essaya et, tendant l’oreille et regardant avec inquiétude du côté de la porte, il grimpa sur le tabouret, passa la tête dans le nœud coulant, l’arrangea un peu, renversa le tabouret et se pendit…

     Ce fut seulement lors de sa ronde matinale que le garde vit Méjénietski agenouillé près du tabouret renversé sur le côté. On dégagea sa tête du nœud coulant. Arrivé en courant, le gardien, qui avait appris que Roman était médecin, le fit venir pour porter secours au pendu.

     Tous les moyens habituels furent mis en œuvre pour ranimer Méjénietski, en vain.

     Le corps de Méjénietski fut apporté à la morgue, et placé à côté de celui du vieux raskolnik.



Notes


  1. Servir la patrie et le tsar.
  2. Stepane Nikolaïevitch Khaltourine (1850-1878), révolutionnaire, auteur d’attentats, devenu narodnik peu avant d’être pendu à Odessa.
    Nikolaï Ivanovitch Kilbatchitch (1853-1881), le scientifique du groupe qui fit sauter Alexandre II le premier mars 1881 (ancien calendrier). Pendu à Saint-Pétersbourg avec ses camarades « du premier mars ». C’est par ailleurs l’oncle du révolutionnaire Victor Serge, d’abord membre des SR (Socialistes-Révolutionnaires) en Russie, puis anarchiste en France, puis communiste antistalinien proche de Trotski, toujours en France.
    Sophia Lvovna Perovskaïa (1853-1881) : autre membre de la Narodnaïa Volia (Liberté du peuple), participa à l’attentat du premier mars et fut pendue avec les autres.

 

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