VI
Dans la prison où Svetlogoub était détenu se trouvait également un vieux raskolnik1, un sans-prêtre ayant mis en doute ses directeurs spirituels, et recherchant la vraie foi. Il rejetait non seulement l’église de Nikon, mais aussi le gouvernement de la Russie depuis l’époque de Pierre2, qu’il tenait pour l’Antichrist3 ; il appelait « foutu pouvoir » l’autorité du tsar, et disait hardiment ce qu’il pensait, et rendait responsable les popes et les fonctionnaires du fait qu’on l’avait inculpé et jeté en prison, et transféré d’une prison à une autre. Qu’il ne soit pas en liberté, mais en prison, portant des fers, insulté par les surveillants et raillé par ses compagnons de captivité, qu’ils eussent tous, à l’instar des autorités, renié Dieu et s’invectivassent en profanant de mille manières l’image divine en eux, tout cela ne l’intéressait pas, il était habitué à voir cela partout quand il était en liberté. Tout cela, il le savait, provenait de ce que les gens avaient perdu la vraie foi et s’étaient dispersés comme des chiots aveugles s’éloignant de leur mère. Il savait pourtant que la vraie foi existait. Il le savait parce qu’il la sentait dans son cœur. Et cette foi, il la cherchait partout. Plus que tout, il espérait la trouver dans l’Apocalypse4 de Jean.
« Que celui qui est injuste commette encore des injustices ; que celui qui est sale se salisse encore ; mais que le juste pratique encore la justice, et que le saint progresse encore dans la sainteté; voici que je viens bientôt, et j’apporte avec moi de quoi récompenser chacun selon ses œuvres5. » Il lisait sans cesse ce livre mystérieux, et attendait à chaque instant l’arrivée de celui qui « venait », qui non seulement donnerait à chacun selon ses œuvres, mais révélerait encore à tous la vérité divine.
Le matin de l’exécution de Svetlogoub, il entendit battre les tambours et, grimpé à la fenêtre, vit à travers la grille qu’on avait amené une charrette ; un jeune homme aux yeux clairs et aux cheveux bouclés sortit de la prison et monta en souriant dans la charrette. Il tenait un livre dans sa petite main blanche. Le jeune homme serra le livre sur son cœur – le raskolnik le reconnut, c’était l’Évangile – et, lorsqu’il fit un signe de tête, souriant toujours, aux prisonniers aux fenêtres, son regard croisa celui du Vieux-Croyant. Les chevaux s’ébranlèrent et la charrette qui emportait le jeune homme lumineux comme un ange, entourée de gardes, roulant bruyamment sur les pavés, sortit de la cour.
Le Vieux-Croyant se laissa glisser de la fenêtre, s’assit sur sa couchette et devint pensif. « Celui-ci a vu la vérité, songeait-il. Les serviteurs de l’Antichrist vont pour cela l’étrangler avec une corde, afin qu’il ne la révèle à personne. »
Notes
- Le terme signifie schismatique. Il s’agit au départ des Vieux-Croyants qui refusèrent, au dix-septième siècle, les réformes du patriarche Nikon, et de leurs descendants, souvent répartis en sectes diverses. Voir à ce sujet :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Orthodoxes_vieux-croyants - Pierre Ier, dit le Grand.
- Ou Antéchrist, mais le terme « Antichrist » est moins ambigu. https://fr.wikipedia.org/wiki/Ant%C3%A9christ Voir la première épitre de Jean, 4, 3.
- Ce terme grec signifie : « Révélation », ce que le terme russe reprend.
- Apocalypse, 22, 11-12.
VII
C’était une matinée grise d’automne. Le soleil ne se montrait pas. Un vent tiède et humide soufflait en provenance de la mer.
L’air frais, la vue des maisons, de la ville, des chevaux, des gens qui le regardaient, tout cela distrayait Svetlogoub. assis sur un banc dans la charrette, tournant le dos au cocher, il scrutait involontairement le visage des soldats l’escortant et des habitants croisés.
Il était tôt, les rues qu’on suivait étaient presque désertes, et l’on ne croisait que des ouvriers. Leurs tabliers couverts de chaux, des maçons se hâtaient, s’arrêtant à hauteur de la charrette puis reprenant leur route. L’un d’eux dit quelque chose, gesticula, et tous se détournèrent et repartirent au travail ; des transporteurs convoyant des ferrailles grinçantes, faisant tourner leurs robustes chevaux pour laisser passer la charrette, s’arrêtèrent et le regardèrent avec une curiosité perplexe. L’un d’eux ôta sa chapka et se signa. Une cuisinière en tablier blanc, un bonnet sur la tête, un panier au bras, surgit d’une porte cochère, mais revint vite dans la cour en voyant la charrette, pour en ressortir accompagnée d’une autre femme, et toutes les deux, retenant leur souffle, les yeux écarquillés, suivirent du regard la charrette tant qu’elles purent la voir. Un individu débraillé, grisonnant, mal rasé, chapitrait un concierge en tenant des propos visiblement réprobateurs, accompagnés de gestes pleins d’énergie, en lui montrant Svetlogoub. Deux gamins rattrapèrent au trot la charrette et se mirent à marcher à côté sur le trottoir, tournant la tête sans regarder devant eux. Le plus âgé marchait d’un pas rapide ; l’autre, petit, la tête nue, se retenant au plus grand et regardant la charrette avec des yeux épouvantés, s‘efforçant de rester derrière l’aîné, trottait avec effort de ses petites jambes, en trébuchant. Ses yeux ayant rencontré les siens, Svetlogoub lui fit un signe de tête. Ce geste de l’homme effrayant mené sur la charrette troubla tellement le petit garçon que, tête baissée, bouche bée, il était sur le point de pleurer. Alors Svetlogoub lui baisa la main et lui fit un bon sourire. Et soudain l’enfant, de façon inattendue, lui retourna gentiment son sourire.
Tout le temps du parcours, la conscience de ce qui l’attendait n’entama pas la sérénité triomphale de Svetlogoub.
Ce fut seulement lorsque la charrette approcha de la potence, qu’on le fit descendre et qu’il vit les poteaux avec la traverse, et la corde que le vent balançait légèrement, qu’il éprouva comme un choc au cœur. Il eut brusquement la nausée. Mais cela ne dura guère. Il vit, entourant l’échafaud, de noirs rangs de soldats avec des fusils. Des officiers étaient à leur tête. Et dès qu’on le fit descendre de la charrette, le fracas inattendu du roulement des tambours le fit tressaillir. Au-delà des rangées de soldats, Svetlogoub voyait les calèches des seigneurs et des dames venus clairement au spectacle. Cela l’étonna d’abord, mais il se rappela aussitôt l’homme qu’il était avant la prison, et il se mit à éprouver des regrets en songeant que ces gens ignoraient ce que lui, maintenant, savait. « Mais ils finiront par le savoir. Je vais mourir, mais la vérité ne mourra pas. Ils sauront. Je ne suis pas comme eux tous, mais tous pourraient être heureux, et tous le seront. »
On lui fit gravir les marches de l’échafaud, un officier à sa suite. Les tambours se turent et, d’une voix peu naturelle, résonnant très faiblement au milieu de cet espace ouvert et après le crépitement des tambours, l’officier lut la même sentence de mort, aussi idiote, qu’on lui avait lue au tribunal, à propos de la privation de ses droits à l’avenir, alors qu’on allait le tuer, et de à plus ou moins brève échéance1. « Pourquoi font-ils tout cela ? se disait Svetlogoub. Que c’est dommage, qu’ils ne sachent pas encore et que je ne puisse plus tout leur transmettre, mais ils finiront par savoir. Tous sauront. »
S’approcha de Svetlogoub un prêtre hâve aux longs cheveux clairsemés, en soutane couleur lilas, portant sur la poitrine une petite croix d’or et tenant une grande croix d’argent dans sa main blanche, faible, maigre et noueuse, sortant de son parement de velours noir.
« Seigneur miséricordieux », commença-t-il en faisant passer la croix de sa main gauche à sa main droite, pour la présenter à Svetlogoub.
Celui-ci tressaillit et s’écarta. Il faillit dire une méchante parole à ce prêtre complice de ce qui se faisait contre lui, et venant lui parler de miséricorde, mais, se souvenant de ces mots de l’Évangile : « Ils ne savent pas ce qu’ils font », il fit un effort sur lui-même et dit timidement :
« Excusez-moi, je n’ai pas besoin de cela. S’il vous plaît, pardonnez-moi, mais, vraiment, je n’en ai pas besoin ! Je vous remercie. »
Il tendit la main au prêtre. Celui-ci fit repasser la croix dans sa main gauche et serra la main de Svetlogoub en évitant de le regarder en face, puis descendit de l’échafaud. Les tambours se remirent à crépiter, étouffant tous les autres sons. Succédant au prêtre, un homme d’âge moyen, aux épaules tombantes et aux mains musclées, portant un veston sur une chemise russe, s’approcha à pas rapides de Svetlogoub en faisant vibrer les planches de l’échafaud. Ayant jeté un rapide coup d’œil à Svetlogoub, l’homme s’approcha tout près de lui et, répandant une odeur désagréable d’eau-de-vie et de sueur, lui agrippa les mains de ses doigts tenaces, au-dessus du poignet, et, les serrant à lui faire mal, les lui mit derrière le dos et les attacha solidement. Lui ayant lié les mains, le bourreau fit une courte pause, ayant l’air de réfléchir, en regardant tantôt Svetlogoub, tantôt des affaires qu’il avait apportées avec lui et posées sur l’échafaud, tantôt encore la corde suspendue à la traverse. Ayant réfléchi à ce dont il avait besoin, il s’approcha de la corde, y fit quelque chose, amena Svetlogoub tout près de la corde et du bord de l’échafaud.
De même qu’à l’énoncé du verdict, Svetlogoub n’était pas arrivé à comprendre tout ce qui lui était déclaré, à présent il ne pouvait saisir toute la signification de l’instant imminent, et il regardait avec étonnement le bourreau, pressé, adroit et soucieux, exécuter son effrayante besogne. Le visage du bourreau était celui d’un travailleur russe très ordinaire, il n’était pas méchant mais concentré, comme celui d’un homme s’efforçant d’accomplir aussi exactement que possible une tâche nécessaire et complexe.
« Avance encore un peu… ou avancez… » dit le bourreau d’une voix rauque en le poussant vers la corde. Svetlogoub avança.
« Seigneur, viens à mon secours, aie pitié de moi » dit-il.
Svetlogoub ne croyait pas en Dieu, et même, il se moquait souvent des croyants. Maintenant encore, il continuait à ne pas croire ; il ne croyait pas parce qu’il ne pouvait non seulement pas exprimer en mots, mais encore saisir en pensée l’idée de Dieu. mais ce qu’il entendait à présent par celui à qui il s’adressait, il le savait, était plus réel que tout le reste. Il savait aussi que son appel était nécessaire et important. Il le savait parce que cette adresse formulée l’avait tout de suite tranquillisé et renforcé.
Il s’approcha de la potence et parcourut involontairement des yeux les rangées de soldats et la foule bigarrée des spectateurs, et il en pensa encore une fois : « Pourquoi, mais pourquoi font-ils cela ? » Il eut pitié d’eux comme de lui-même, et les larmes lui vinrent aux yeux.
« Tu n’as pas pitié de moi ? » dit-il, ayant capté le vif regard des yeux gris du bourreau.
Le bourreau s’arrêta un instant. Son visage devint soudain méchant.
« Vous alors ! C’est bien le moment de discuter ! » marmonna-t-il, et il se pencha vite vers le plancher où gisaient son manteau et une espèce de toile, et, d’un mouvement adroit des deux mains, derrière Svetlogoub, il lui jeta sur la tête un sac de toile qu’il lui ajusta à mi-corps.
« Je remets mon esprit entre tes mains. » Les paroles de l’Évangile revenaient à Svetlogoub.
Son esprit ne s’opposait pas à la mort, mais son jeune corps robuste ne l’acceptait, ne se soumettait pas, voulait se battre.
Il voulait crier, s’élancer, mais au même moment il reçut un choc, perdit l’équilibre, ressentit la peur animale de l’étouffement, entendit un grand bruit dans sa tête, et tout disparut.
Le corps de Svetlogoub se balançait au bout de la corde. À deux reprises, ses épaules se soulevèrent et s’abaissèrent.
Ayant attendu une ou deux minutes, sombre et renfrogné, le bourreau mit les mains sur les épaules du cadavre et tira avec force. Tous les mouvements du cadavre cessèrent, en dehors du lent balancement de la poupée dans son sac, avec son attitude non naturelle, la tête en avant et les pieds étirés dans leurs chaussettes de détenus.
Descendant de l’échafaud, le bourreau annonça aux autorités qu’on pouvait décrocher le corps et l’enterrer.
Une heure plus tard, le corps fut descendu de la potence et enterré dans un cimetière non consacré3.
Le bourreau avait accompli ce qu’il voulait faire, et la besogne qu’il avait entreprise. Mais cela lui pesait. Les paroles de Svetlogoub : « Tu n’as pas pitié de moi » ne lui sortaient pas de la tête. C’était un assassin, un bagnard, et la fonction de bourreau lui donnait une liberté et une aisance relativement grandes, mais dès ce jour, il refusa de s’acquitter plus avant de ses obligations, et, la même semaine, il but non seulement tout l’argent reçu pour l’exécution, mais encore ses habits relativement luxueux, et, au bout du compte, se retrouva au cachot, et de là transféré à l’hôpital4.
Notes
- Revoir le début du chapitre V.
- Luc, 23, 46.
- Non rattaché à une église.
- Sans doute l’asile de fous, même si le texte ne le précise pas.
VIII
L’un des meneurs des révolutionnaires du parti terroriste, Ignace Méjénietski, celui-là même1 qui avait entraîné Svetlogoub dans l’activité terroriste, fut transféré de la province où on l’avait arrêté à Pétersbourg. Dans la même prison que lui se trouvait le vieux schismatique, en partance pour la Sibérie. Il songeait toujours à la façon dont il pourrait savoir ce qu’était la vraie foi, et où il la reconnaîtrait, et repensait parfois au jeune homme lumineux qui, allant à mort, souriait d’un air joyeux.
Ayant appris qu’il y avait dans la prison un camarade de ce jeune homme, quelqu’un partageant la même foi, le raskolnik se réjouit et demanda à un gardien de le mettre avec l’ami de Svetlogoub.
En dépit de tous les aspects sévères de la discipline carcérale, Méjénietski continuait à communiquer avec les gens de son parti, et attendait chaque jour des nouvelles de la sape qu’il avait conçue et imaginée pour faire sauter le train du tsar. À présent, repensant à quelques détails négligés par son plan, il cherchait les moyens de les faire savoir à ses camarades. Quand le gardien entra dans sa cellule et lui dit à voix basse, prudemment, qu’un détenu voulait le rencontrer, il se réjouit en espérant que cela lui donnerait la possibilité de communiquer avec son parti.
« Qui est-ce ? demanda-t-il.
— Un chrétien.
— Que me veut-il ?
— Il veut discuter à propos de la foi. »
Méjénietski sourit.
« Eh bien, envoyez-le-moi », dit-il. « Ces schismatiques détestent également le gouvernement. Il pourrait servir à quelque chose. », songea-t-il.
Le gardien s’en alla et, quelques minutes plus tard, ouvrit la porte et fit entrer dans la cellule un petit vieillard sec aux cheveux drus, au petit bouc grisonnant et clairsemé, et aux yeux bleus bons et las.
« Que voulez-vous ? demanda Méjénietski.
— J’ai quelque chose à te dire.
— Quoi donc ?
— À propos de la foi.
— Laquelle ?
— On dit que tu partages la foi de ce jeune gars que les serviteurs de l’Antichrist ont étranglé avec une corde à Odesta2.
— Quel jeune gars ?
— Celui qu’on a pendu à l’automne à Odesta.
— Sans doute Svetlogoub ?
— Lui-même. Un ami à toi ? »
À chacune de ses questions, le vieillard levait ses bons yeux pour scruter le visage de Méjénietski, et les baissait tout de suite après.
« Oui, nous étions proches.
— Vous partagiez la même foi ?
— La même, il semble bien, dit Méjénietski en souriant.
— C’est de cela que je veux te parler.
— Que voulez-vous, exactement ?
— Apprendre à connaître votre foi.
— Notre foi… Eh bien, asseyez-vous, dit Méjénietski en haussant les épaules. Voilà en quoi elle consiste, notre foi. Nous croyons qu’il existe des gens qui se sont approprié la puissance, qui oppriment et trompent le peuple, et qu’il faut lutter contre ces gens sans ménager ses forces, pour affranchir de ces gens le peuple qu’ils exploitent, dit par habitude Méjénietski – qu’ils oppriment, corrigea-t-il. Il faut donc anéantir ces gens. Ce sont des assassins, il faut les tuer jusqu’à tant qu’ils se ravisent. »
Le vieux raskolnik poussait des soupirs, sans lever les yeux.
« Notre foi consiste à nous efforcer, sans ménager nos forces, de renverser un gouvernement despotique pour le remplacer par le gouvernement du peuple, libre et s’appuyant sur des élections. »
Le vieillard soupira profondément, se leva, réajusta les pans de sa blouse, se laissa tomber sur les genoux, se courbant aux pieds de Méjénietski, son front venant heurter le plancher sale.
« Pourquoi vous prosternez-vous ?
— Ne me trompe pas, révèle-moi votre foi, dit le vieillard sans changer de posture ni lever la tête.
— J’ai dit en quoi consistait notre foi. Levez-vous, autrement je ne dirai plus rien. »
Le vieux se releva.
« C’était la foi de ce jeune homme ? dit-il, se tenant en face de Méjénietsk et le regardant par moments de ses bons yeux qu’il baissait tout de suite.
— Oui, et c’est pour cela qu’ils l’ont pendu. Et pour cette même foi, on va m’envoyer à Pierre-et-Paul3. »
Le vieillard lui fit un profond salut et sortit de la cellule sans rien dire.
« Non, la foi de l’autre jeune homme, ce n’était pas cela, songeait-il. L’autre jeune homme connaissait la vrai foi, tandis que celui-ci, soit il s’est vanté en vain de partager la même foi, soit il ne veut pas la révéler… Eh bien, je continuerai à la chercher. Ici comme en Sibérie. Dieu est partout, et il y a des gens partout. Quand on est en route, on demande son chemin. »
Ainsi pensait le vieillard, qui reprit le Nouveau Testament, lequel s’ouvrit de lui-même sur l’Apocalypse, et, chaussant ses lunettes, il s’assit près de la fenêtre et se mit à le lire.
Notes
- Voir le chapitre III. J’ai francisé le prénom Ignati, donné sans son patronyme.
- Odessa. Le sectaire (sa secte n’est pas précisée, c’est juste un « schismatique ») a sa prononciation à lui…
- La grande prison de la ville impériale : https://fr.wikipedia.org/wiki/Forteresse_Pierre-et-Paul
IX
Sept années s’écoulèrent. Ayant fini de purger, à la forteresse Pierre-et-Paul, sa peine de réclusion solitaire, Méjénietski fut envoyé au bagne.
Il avait beaucoup enduré, pendant ces sept années, mais ses idées avaient conservé leur orientation, et son énergie restait la même. Durant les interrogatoires qui avaient précédé son enfermement à la forteresse, il avait étonné les juges d’instruction et les membres du tribunal par sa fermeté de caractère et le mépris avec lequel il traitait les gens entre les mains desquels il se trouvait. Au fond de son cœur, il souffrait d’avoir été pris sans avoir pu achever le travail entrepris, mais il ne le montrait pas : dès qu’il se trouvait au contact de ces gens, sa haine se soulevait et lui donnait de la force. Aux questions qu’on lui posait, il opposait le silence, parlant seulement lorsque se présentait l’occasion de blesser ceux qui l’interrogeaient – l’officier de gendarmerie ou le procureur.
Quand on avait prononcé devant lui la phrase habituelle : « Vous pouvez adoucir votre situation en faisant de sincères aveux », il avait dit, avec un sourire de mépris et après un bref silence :
« Si vous pensez, en usant de la menace ou de promesses, me faire livrer mes camarades, jugez vous-même. Croyez-vous vraiment qu’en m’engageant dans l’activité pour laquelle vous me jugez, je ne me sois pas préparé au pire ? Vous ne pouvez donc en rien me surprendre, ni m’effrayer. Vous pouvez faire de moi ce que voulez, je ne parlerai pas. »
Et il avait eu plaisir à les voir échanger des coups d’œil embarrassés.
Lorsqu’on le mit, à la forteresse Pierre-et-Paul, dans une petite cellule humide, à la fenêtre en hauteur et pourvue d’un verre fumé, il comprit que ce n’était pas pour des mois, mais pour des années, et l’effroi s’empara de lui. Effrayant, ce silence de mort si bien aménagé, tout en sachant qu’on n’est pas seul, mais que derrière ces murs impénétrables se trouvent d’autres prisonniers, condamnés à dix, à vingt ans, se pendant, devenant fous, se mourant lentement de phtisie. Il y avait là des femmes et des hommes, des camarades, peut-être… « Les années passeront, et toi aussi tu perdras l’esprit, tu te pendras ou tu mourras, et personne ne le saura. » songea-t-il.
Il commença à éprouver de la haine pour tout le monde, surtout pour ceux qui l’avaient enfermé. Cette haine réclamait un objet, du bruit, du mouvement. Mais ici régnait un silence de mort, on n’entendait que les pas feutrés de gens silencieux et ne répondant pas aux questions, et le bruit des portes s’ouvrant et se refermant aux heures habituelles où la nourriture leur était amenée, la visite des gens silencieux, la lumière du soleil levant, filtrée par les verres ternes, l’obscurité, le même silence, les mêmes pas feutrés, les mêmes sons. Aujourd’hui, demain… Ne trouvant pas d’issue, la haine se mit à lui ronger le cœur.
Quand il essayait de frapper aux murs, il ne recevait pas de réponse, cela n’amenait que les mêmes pas feutrés, une voix égale le menaçait du cachot.
Son seul moment de repos et de soulagement était quand il dormait. Mais c’était horrible de se réveiller. En rêve, il se voyait toujours libre, et le plus souvent occupé à des choses qu’il jugeait incompatibles avec l’activité révolutionnaire. Tantôt il jouait d’un étrange violon, tantôt il faisait la cour à des jeunes filles, se promenait en barque, allait à la chasse, ou encore il était fait, pour quelque découverte scientifique, docteur honoris causa d’une université étrangère, et prononçait à l’occasion du repas son discours de remerciement. Ces rêves étaient si brillants, et la réalité si monotone et ennuyeuse que ses souvenirs se distinguaient peu de la réalité.
La seule chose pénible, dans ses rêves, était qu’il se réveillait le plus souvent au moment où il devait accomplir ce à quoi il aspirait, ce qu’il souhaitait. Un battement de cœur subit – et tout le cadre agréable disparaissait ; il restait avec son désir torturant, non réalisé, cette muraille grise fissurée par l’humidité, éclairée par une petite lampe, et sous lui cette dure couchette, avec la paillasse que son côté écrasait.
Le sommeil était son meilleur moment. Mais plus sa réclusion se prolongeait, moins il dormait. Il attendait le sommeil comme le plus grand des bonheurs, il le désirait, et plus il le désirait, moins il avait sommeil. Il lui suffisait de se poser la question : « Est-ce que je m’endors ? », pour voir s’éloigner tout ensommeillement.
S’agiter en tous sens et faire des bonds dans sa cellule n’était d’aucun secours. De tels exercices ne faisaient que l’affaiblir physiquement tout en renforçant son excitation nerveuse, lui donnant mal à la tête dans l’obscurité : dès qu’il fermait les yeux, sur un fond noir garni de paillettes surgissaient des trognes ébouriffées, ou pelées, certaines à grandes bouches, d’autres à la bouche tordue, plus horribles les unes que les autres. Les trognes faisaient les plus affreuses grimaces. Par la suite, les trognes se montrèrent même quand il avait les yeux ouverts, et plus que des trognes, des silhouettes entières, qui se mirent à parler et à danser. C’était atroce, il sautait sur ses pieds, se tapait la tête contre le muret criait. Le judas de la porte s’ouvrait.
« Il n’est pas permis de crier », disait avec calme une voix égale.
« Appelez le gardien ! » criait Méjénietski. On ne lui répondait pas, et le judas se refermait.
Et Méjénietski était pris d’un tel désespoir qu’il ne souhaitait plus qu’une chose : la mort.
Un jour, dans un tel état de désespoir, il décida de se tuer. Il y avait dans la cellule un soupirail auquel on pouvait fixer une corde avec un nœud coulant et, en se tenant debout sur la couchette, se pendre. Mais la corde manquait. Il se mit à déchirer son drap en minces bandes, mais cela n’en faisait pas assez. Il résolut alors de se laisser mourir de faim et ne mangea pas durant deux jours, mais le troisième, affaibli, il fut repris par ses hallucinations avec encore plus de force. Lorsqu’on vint lui apporter sa nourriture, il était couché par terre, inanimé, les yeux ouverts.
Un médecin arriva, qui l’installa sur sa couchette, lui donna du bromure et de la morphine, et il s’endormit.
Le lendemain, lorsqu’il se réveilla, le docteur se tenait au-dessus de lui, hochant la tête. Et Méjénietski fut soudain envahi par le vivifiant sentiment de fureur qu’il n’avait plus éprouvé depuis longtemps.
« Vous n’avez pas honte de servir ici ! dit-il au docteur tandis que celui-ci, la tête penchée sur lui, lui prenait le pouls. Pourquoi me soignez-vous, si c’est pour me tourmenter de nouveau ? C’est exactement comme d’assister au châtiment de quelqu’un par le fouet, et d’autoriser l’opération à reprendre.
— Donnez-vous la peine de vous mettre sur le dos, dit le docteur, impassible, sans le regarder et en sortant de sa poche de côté un instrument pour l’ausculter.
— Certains faisaient soigner les blessures, pour finir de donner leur cinq mille coups de canne. Au diable, au diable ! s’écria brusquement Méjénietski en jetant ses jambes en-dehors de la couchette. Fichez-moi le camp, je crèverai sans vous !
— Jeune homme, voilà qui n’est pas bien, nous avons de quoi répondre aux grossièretés.
— Au diable, au diable ! »
Et Méjénietski avait un aspect si effrayant que le docteur sortit précipitamment.
À suivre...
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