I
Ceci se passait en Russie au milieu des années soixante-dix1, au plus fort de la lutte que les révolutionnaires2 menaient contre le gouvernement.
Le commandant militaire d’une province du Sud3, un robuste Allemand aux moustaches tombantes, au regard froid et au visage inexpressif, en vareuse, une croix blanche4 accrochée au cou, était assis à son bureau un soir, entouré de quatre bougies revêtues d’abat-jour, occupé à étudier et à signer les papiers laissés à son intention par son secrétaire. « Général-adjudant Untel » signait-il de son large paraphe, avant de mettre la feuille de côté.
Parmi les papiers se trouvait aussi la condamnation à mort par pendaison du candidat5 de l’Université de Novorossiisk Anatole Svetlogoub6, pour sa participation à un complot visant à renverser le gouvernement7. Fronçant particulièrement les sourcils, le général le signa également. De ses doigts blancs, soignés, ridés par l’âge et le savon, il régla au même niveau le bord des feuilles et les mit de côté. Le papier suivant concernait la fixation des sommes destinées au transport des vivres. Il était en train de le lire attentivement, en se demandant si les sommes avaient été bien calculées, lorsqu’il repensa soudain à cette conversation avec son adjoint au sujet de l’affaire de Svetlogoub. le général estimait que la dynamite trouvée chez Svetlogoub ne prouvait pas ses intentions criminelles. Son adjoint insistait sur le fait qu’il y avait, en dehors de la dynamite, de nombreux indices prouvant que Svetlogoub était le chef de la bande. S’en souvenant, le général devint pensif, et, sous sa vareuse à la doublure ouatinée, aux revers rigides comme du carton, son cœur se mit à battre avec irrégularité, sa respiration devint si lourde que la grosse croix blanche qui faisait sa joie et sa fierté commença à se balancer sur sa poitrine. Il était encore possible de faire revenir le secrétaire pour, sinon annuler, du moins reporter la sentence.
« Le faire revenir ? oui, non ? »
Son cœur continuait à battre irrégulièrement. Il sonna. Un courrier entra vite, sans bruit.
« Ivan Matveïevitch est-il parti ?
— Non, Votre Haute Excellence, il est allé dans son bureau.
Le cœur du général tantôt s’arrêtait, tantôt battait rapidement. Il se rappela les avertissements du médecin qui avait récemment écouté son cœur.
« Surtout, avait dit le médecin, dès que vous sentez votre cœur battre, cessez le travail, distrayez-vous. Le pire, ce sont les émotions. Vous ne devez en aucun cas vous laisser aller à des émotions. »
— Faut-il le faire venir ?
— Non », dit le général.
« Oui, songea-t-il, l’irrésolution est la pire des émotions. C’est signé, point final. Ein jeder macht sich sin Bett und muss d’rauf schlafen8, dit-il, répétant son dicton favori. Et puis cela ne me concerne pas. J’exécute les ordres d’une volonté supérieure et dois me tenir au-dessus de ce genre de considérations », ajouta-t-il en fronçant les sourcils pour faire venir en lui une dureté qui n’était pas dans son cœur.
Il lui revint alors en mémoire sa dernière entrevue avec le souverain9 et ce que lui avait dit celui-ci, en vissant sur lui son regard vitreux : « Je compte sur toi : de même que tu ne t’es pas ménagé sur le champ de bataille, tu te montreras aussi décidé dans la guerre contre les Rouges, sans te laisser abuser ni intimider. Adieu ! » Et le tsar, l’ayant étreint, lui avait présenté son épaule à baiser. Le général se souvenait de lui avoir répondu : « Mon seul désir est de donner ma vie pour mon souverain et pour ma patrie. »
Retrouvant le sentiment d’attendrissement servile qu’il avait ressenti en ayant conscience de son dévouement plein d’abnégation pour son souverain, il chassa de son esprit la pensée qui l’avait troublé un instant, signa le restant des papiers et sonna de nouveau.
« Le thé est servi ? demanda-t-il.
— On le sert en ce moment, Votre Haute Excellence.
— C’est bien, tu peux disposer. »
Le général poussa un profond soupir et, frottant de la main l’emplacement de son cœur, passa, marchant lourdement, dans le grand salon désert au parquet fraîchement nettoyé, et gagna le petit salon, d’où provenaient des voix.
La femme du général avait des invités : le gouverneur de la province avec son épouse, une vieille princesse, grande patriote, et un officier de la Garde10, le fiancé de la dernière fille du général, non encore mariée.
Maigre et sèche, le visage froid et les lèvres minces, assise devant une petite table basse portant un service à thé, avec une théière en argent sur la plaque d’un réchaud, la femme du général parlait, sur un ton faussement attristé, à la femme du gouverneur, grosse dame s’efforçant de paraître jeune, de ses inquiétudes pour la santé de son mari.
« Chaque jour de nouveaux rapports font état de complots et de toutes sortes de choses effrayantes… Et tout cela retombe sur Basile, il doit prendre toutes les décisions.
— Ah, ne m’en parlez pas ! dit la princesse. Je deviens féroce quand je pense à cette maudite engeance11.
— Oui, oui, c’est affreux ! Le croirez-vous, il travaille douze heures par jour, avec son cœur en mauvais état. Je crains vraiment…
Voyant son mari entrer, elle n’acheva pas.
— Oui, allez absolument l’entendre. Barbini est un ténor étonnant », dit-elle avec un sourire aimable à l’adresse de la femme du gouverneur, évoquant le chanteur fraîchement arrivé comme si elles n’avaient fait que parler de lui.
La fille du général, une jolie jeune fille aux formes pleines, était assise avec son fiancé dans un angle du salon, derrière un paravent chinois. Elle se leva, imitée par son fiancé, et s’approcha de son père.
« C’est vrai, nous ne nous sommes pas encore vus aujourd’hui ! » dit le général en embrassant sa fille et en serrant la main de son fiancé.
Ayant salué les invités de sa femme, le général s’assit près de la table basse et se mit à discuter avec le gouverneur des dernières nouvelles.
« Non, non, défense de parler affaires ! l’interrompit la femme du gouverneur. Voilà d’ailleurs Kopiev, qui va nous raconter quelque chose de drôle. Bonjour Kopiev ! »
Et Kopiev, joyeux luron réputé et diseur de bons mots, se mit en effet à raconter la dernière anecdote, qui divertit tout le monde.
Notes
- Ce texte date de 1905. Il s’agit donc des années 1870.
- Il s’agit à l’époque du groupe « Terre et liberté », qui donnera ensuite naissance à la célèbre Narodnaïa Volia : « Liberté du peuple » :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Terre_et_Libert%C3%A9 - Cela se passe au bord de la mer Noire. Cela est confirmé par l’allusion suivante à Novorossiisk, port sur la mer Noire à l’Est de la Crimée. Le personnage historique ayant inspiré celui du gouverneur militaire est sans doute Nikolaï Alderberg (1819-1892), qui fut gouverneur militaire de Simféropol. Tolstoï peut avoir mélangé plusieurs éléments historiques, car nous sommes plutôt à Odessa – c’est indiqué au chapitre VIII –, où furent pendus des narodniki (voir la note 2). Une notice russe précise d’ailleurs que le personnage de Svetlogoub fut inspiré par le destin de Dmitri Andreïevitch Lizogoub, révolutionnaire exécuté à Odessa en août 1879…
- Peut-être l’Ordre de Saint Alexandre Nevski, récompense honorifique.
- Demi-grade universitaire, correspondant un peu à nos doctorants.
- J’ai francisé le prénom Anatoli – je ferai pareil au chapitre VIII avec le prénom Ignati, donné là encore sans le patronyme. Le nom veut dire quelque chose comme « bouche de lumière ».
- À partir de 1875, de jeunes membres de « Terre et liberté » ou de l’organisation suivante, celles des narodniki, furent fusillés ou, le plus souvent, pendus pour avoir organisé – ou tenté de le faire, l’Okhrana infiltrait ces groupes – des attentats contre des personnalités gouvernementales, et contre le tsar lui-même : Ossinski, Kovalski, Khaltourine, Jelvakov, Jéliabov… Trois ans après le conte de Tolstoï, Leonid Andreïev écrivit sur ce thème la nouvelle Les sept pendus :
https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/221016/histoire-des-sept-pendus-leonid-andreiev - En allemand dans le texte, avec une note traduisant en russe : comme on fait son lit, on se couche.
- Le tsar Alexandre II.
- Corps d’élite affecté au tsar.
- En français dans le texte, avec une note traduisant en russe.
II
« Non, ce n’est pas possible, pas possible, pas possible ! Lâchez-moi ! » glapissait la mère de Svetlogoub en s’efforçant d’échapper aux mains du professeur de lycée, un collègue de son fils, et à celles du docteur, qui essayaient tous les deux de la retenir.
La mère de Svetlogoub était une femme pas encore vieille, d’allure jolie, avec des boucles grisonnantes et des faisceaux de petites rides au coin des yeux. Ayant appris que la sentence de mort avait été signée, le professeur, le collègue de Svetlogoub, voulut préparer sa mère, avec ménagement, à cette terrible nouvelle ; mais à peine commença-t-il à lui parler de son fils qu’elle devina, à son ton et à ses regards fuyants, que ce qu’elle craignait était arrivé.
Cela se passait dans une petite chambre du meilleur hôtel de la ville.
« Qu’avez-vous à me tenir, lâchez-moi ! » criait-elle en tentant d’échapper au docteur, un vieil ami de leur famille, qui, d’une main serrait son coude maigre et de l’autre posait sur la table ovale, devant le divan, un flacon de gouttes. Elle était contente d’être maintenue, parce qu’elle sentait qu’elle devait entreprendre quelque chose, mais ne savait pas quoi au juste, et avait peur d’elle-même.
« Du calme. Tenez, buvez ces gouttes de valériane », dit le docteur en lui présentant un petit verre contenant un liquide trouble.
Elle se tut brusquement et se cassa presque en deux, sa tête retombant sur sa poitrine creuse, et, fermant les yeux, elle se laissa tomber sur le divan.
Elle se souvint que, trois mois plus tôt, son fils lui avait dit adieu d’un air mystérieusement triste. Elle revit ensuite le garçon âgé de huit ans, à la petite veste de velours, aux pieds nus, aux longs cheveux blonds faisant des boucles.
« Et ce même garçon, ils… vont lui faire ça ! »
Elle bondit sur ses pieds, repoussa la table et s’arracha aux mains du docteur. Parvenue à la porte, elle se laissa de nouveau tomber dans un fauteuil.
« Et ils disent que Dieu existe ! Drôle de Dieu, s’il permet cela ! Mais que le diable l’emporte, ce Dieu ! » criait-elle, tantôt sanglotant, tantôt partant d’un rire hystérique. Ils vont pendre quelqu’un qui a tout laissé, qui a abandonné sa carrière, qui a donné tout son bien aux autres, tout donné aux gens », disait-elle, faisant à présent un mérite de l’abnégation qu’elle reprochait naguère à son fils.
« Et c’est ça qu’ils vont lui faire ! Et vous dites que Dieu existe ! s’écria-t-elle.
— Je ne dis rien, je vous demande juste de prendre ces gouttes.
— Je ne veux rien prendre. Ha-ha-ha ! » riait-elle et sanglotait-elle, enivrée par son propre désespoir.
Quand la nuit arriva, elle était si épuisée qu’elle ne pouvait plus ni parler ni pleurer, elle regardait seulement devant elle, les yeux fixes, le regard fou. Le docteur lui fit une injection de morphine, et elle s’endormit.
Elle dormit d’un sommeil sans rêves, mais son réveil fut encore plus horrible. Le plus horrible, c’était que les gens pussent être aussi cruels, pas seulement ces affreux généraux et gendarmes aux joues lisses, mais tous les gens, tout le monde : la fille d’étage au visage paisible, venue faire la chambre, et les gens qui, dans la chambre voisine, se retrouvaient gaiement et riaient comme si de rien n’était.
III
Depuis plus d’un mois, Svetlogoub connaissait une réclusion solitaire qui lui avait fait traverser bien des épreuves.
Dès l’enfance, Svetlogoub avait ressenti l’injustice de sa situation exceptionnelle de personne riche, et, bien qu’il s’efforçât de faire taire cette voix en lui, il lui arrivait souvent, en rencontrant des gens dans le besoin, ou tout simplement lorsqu’il était particulièrement gai, d’éprouver de la honte en pensant à ces gens, ces paysans, ces vieillards, ces femmes, ces enfants qui naissaient, grandissaient et mouraient sans connaître les joies dont lui profitait, sans en savoir le prix, restant dans l’étreinte du labeur et de la nécessité. En finissant ses études à l’université, pour échapper à ce sentiment de ne pas être dans son bon droit, il avait ouvert une école chez lui, à la campagne, une école modèle, ainsi qu’un magasin d’alimentation et un asile pour vieux indigents des deux sexes. Mais, étrangement, en se livrant à ces activités, il éprouvait bien davantage de honte, il se sentait bien plus coupable devant le peuple que du temps où il dînait avec ses collègues ou montait un cheval de prix. Il sentait que quelque chose n’allait pas, là-dedans, et même pire, qu’il y avait là quelque chose de sale, de moralement dégradant.
Plongé dans un tel désespoir du fait de ses activités villageoises, il arriva un jour à Kiev pour rencontrer l’un de ses plus proches camarades d’université. Trois ans après cette entrevue, ledit camarade serait fusillé dans un fossé de la forteresse de Kiev.
Ce camarade, homme enflammé, séduisant et extrêmement doué, lui fit rejoindre un cercle qui se proposait d’instruire le peuple, de faire éclore en lui la conscience de ses droits et d’y constituer des cercles unis entre eux et aspirant à se libérer de la tutelle des propriétaires fonciers et du pouvoir du gouvernement. les discussions avec cet homme et avec ses amis firent clairement prendre conscience à Svetlogoub de ce qui était jusqu’alors resté brumeux dans son esprit. Il comprenait maintenant ce qu’il avait à faire. Tout en restant en relation avec ses nouveaux camarades, il revint dans son village et y commença une nouvelle activité. Il se fit maître d’école, ouvrit des classes pour adultes, auxquels il lisait des livres et des brochures, en expliquant aux paysans leur situation ; de plus, il éditait de la littérature clandestine – livres et brochures –, et donnait tout ce qu’il pouvait donner sans léser sa mère, dans le but de construire des centres analogues dans d’autres villages.
Dès le début de sa nouvelle activité, Svetlogoub se heurta à deux obstacles inattendus : le premier était que les gens du peuple, dans leur majorité, non seulement restaient indifférents à sa propagande, mais même le considéraient avec mépris. (Les gens qui le comprenaient et lui montraient de la sympathie demeuraient des exceptions, et c’étaient souvent des gens d’une moralité douteuse.) L’autre obstacle vint du gouvernement. Son école fut interdite, ses amis perquisitionnés, ses livres et divers papiers saisis.
Svetlogoub fit peu attention au premier obstacle – l’indifférence du peuple –, car il était trop indigné par le deuxième : la répression gouvernementale, insultante et insensée. Ses camarades faisaient des expériences similaires dans d’autres endroits, et l’irritation ressentie contre les autorités, mutuellement attisée, crût au point qu’une grande partie de leur cercle décida d’affronter le gouvernement en recourant à la violence.
Le meneur de ce groupe était un certain Méjénietski – en qui tous voyaient un homme d’une volonté inébranlable, d’une logique invincible, entièrement dévoué à la cause de la révolution.
Subjugué par cet homme, Svetlogoub se consacra, avec la même énergie qu’il mettait naguère à travailler au sein du peuple, à l’activité terroriste.
Activité dangereuse, mais c’était ce danger, plus que le reste, qui attirait Svetlogoub.
Il se disait : « La victoire ou le martyre, et le martyre est aussi une victoire, mais dans l’avenir ». Et le feu qui s’était allumé en lui ne s’éteignit pas durant les sept années de son activité révolutionnaire, il brûlait en lui toujours plus vivement, soutenu qu’il était par l’amour et le respect des gens qu’il fréquentait.
Le fait d’avoir donné presque tout le bien qui lui venait de son père pour la cause, il n’y attachait aucune importance, pas plus qu’aux peines et aux gênes qu’il endurait souvent en raison de son activité. Une seule chose lui causait du chagrin : la peine que cette activité faisait à sa mère et à la jeune fille, pupille de sa mère et vivant chez elle, qui était amoureuse de lui.
Récemment, un camarade qu’il aimait peu et qui était plutôt désagréable, un terroriste recherché par la police, lui avait demandé de cacher chez lui de la dynamite. Svetlogoub avait accepté sans hésiter, précisément parce qu’il n’aimait pas ce camarade ; le lendemain, son appartement avait été perquisitionné, et la dynamite découverte. Toutes les fois qu’on lui avait demandé comment il s’était procuré cette dynamite, il avait refusé de répondre.
Et le martyre qu’il attendait avait commencé. Ces derniers temps, alors que tant de ses amis étaient suppliciés, emprisonnés, déportés, que tant de femmes souffraient, Svetlogoub souhaitait presque le martyre. Et les premiers instants de son arrestation, lors des premiers interrogatoires, il avait éprouvé une excitation particulière, presque de la joie.
il avait ressenti cela quand on l’avait déshabillé et fouillé, et lorsqu’on l’avait mis en cellule, en fermant sur lui la porte métallique. Mais au bout d’une journée, d’une autre, d’une troisième, d’une semaine, d’une deuxième, puis d’une troisième, dans cette cellule sale, humide, infestée d’insectes, dans cette solitude et cette oisiveté forcée, seulement interrompue par les échanges avec les camarades emprisonnés qui, en frappant les murs, communiquaient de mauvaises, de tristes nouvelles, et de temps en temps par les interrogatoires au cours desquels de froids questionneurs hostiles s’efforçaient d’obtenir de lui de quoi incriminer ses camarades, ses forces tant morales que physiques commencèrent à faiblir régulièrement. Il se languissait et souhaitait seulement, comme il se le disait, que sa pénible situation prît fin, d’une façon ou d’une autre. Ses propres doutes au sujet de ses forces accroissaient sa détresse. Au deuxième mois de sa réclusion, il se surprit en train de songer à dire toute la vérité, juste pour retrouver la liberté. Sa faiblesse lui fit peur, mais il ne trouvait plus en lui ses forces d’autrefois, se détestait et se méprisait d’autant, et son angoisse ne faisait que croître.
Le plus effrayant était pour lui de tant regretter, captif, l’énergie et les joies de la jeunesse, qu’il avait si aisément sacrifiées en étant libre, et qui lui paraissaient à présent si charmantes qu’il jetait un autre regard sur tout ce qui lui avait paru bon, et se mordait parfois les doigts en pensant à toute son activité passée. Comme il aurait pu être heureux en liberté, qu’il eût été doux de vivre à la campagne, à l’étranger, au milieu de gens qu'il chérissait et dont il était aimé ! Se marier avec elle, ou peut-être avec une autre, et vivre avec elle une vie simple, lumineuse et gaie.
IV
Pendant l’une de ces journées affreusement monotones de son deuxième mois de réclusion, un gardien passa à Svetlogoub, lors de sa ronde habituelle, un petit livre à la reliure marron portant une croix dorée, en lui disant que le femme du gouverneur avait visité la prison et y avait laissé des Évangiles, livres dont la remise aux détenus était autorisée. Svetlogoub le remercia et, en souriant légèrement, posa le livre sur la petite table rivée au mur.
Une fois le gardien parti, Svetlogoub échangea, en tapant dans le mur, avec ses voisins, les informant que le gardien n’avait rien dit de nouveau, qu’il avait seulement amené l’Évangile ; pareil chez moi, répondit un voisin.
Après le dîner, Svetlogoub ouvrit le petit livre aux pages collées par l’humidité, et se mit à lire. Il ne l’avait jamais lu, ce livre. Tout ce qu’il en savait venait des cours de catéchisme donnés par un prêtre, au lycée, et de ce que les popes et les diacres récitaient d’une voix chantante, à l’église.
« Premier chapitre. Généalogie de Jésus-Christ, fils de David, fils d’Abraham1. Isaac engendra Jacob, Jacob engendra Juda… Zorobabel engendra Abiud », continua-t-il à lire. Tout cela était bien ce qu’il attendait : un tissu d’absurdités embrouillées et sans aucune utilité. S’il n’avait pas été en prison, il n’aurait pas pu achever la moindre page, mais là, le processus de lecture le poussa à continuer. « Je suis comme le Pétrouchka2 de Gogol », se dit-il. Il lut dans le premier chapitre le passage consacré à la naissance de la Vierge et à la prophétie lui annonçant qu’on donnerait au nouveau-né le nom d’Emmanuel, qui signifie « Dieu est avec nous ». « Où est la prophétie là-dedans ? » se demanda-t-il, et il se remit à lire. Il lut également le deuxième chapitre, parlant de l’étoile mouvante3, et le troisième, évoquant ce Jean4 qui se nourrissait de sauterelles, ainsi que le quatrième, où il était question d’un diable proposant au Christ des exercices de gymnastique consistant à se laisser tomber d’un toit5. Tout cela l’intéressait si peu qu’en dépit de l’ennui ressenti en prison, il avait déjà envie de fermer le livre et de se mettre à son occupation habituelle, le soir : retirer sa chemise et en attraper les puces, mais il se souvint brusquement qu’à l’examen de cinquième classe6, au lycée, il avait oublié l’un des commandements des Béatitudes, et le père au visage rose et aux cheveux bouclés s’était soudain fâché et lui avait mis un deux8. Il n’arrivait pas à se rappeler ce commandement, et relut les Béatitudes. « Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des cieux leur appartient », lut-il. « Cela semble bien s’adresser à nous », songea-t-il. « Heureux serez-vous lorsqu’on vous diffamera et qu’on vous persécutera. Réjouissez-vous et soyez dans l’allégresse : ainsi furent persécutés les prophètes qui vous ont précédés. »
« Vous êtes le sel de la terre. Si le sel perd sa saveur, qu’est-ce qui pourra la lui redonner ? Il n’est plus bon à rien, autant qu’il soit jeté et foulé aux pieds. »
« Cela se rapporte vraiment à nous », se dit-il, et il poursuivit sa lecture. Ayant lu en entier le cinquième chapitre, il devint pensif : « Ne vous mettez pas en colère, ne commettez pas l’adultère, supportez le mal, aimez vos ennemis. »
« Oui, si tout le monde vivait comme cela, songeait-il, il n’y aurait pas besoin de révolution. » En poursuivant sa lecture, il entrait de plus en plus dans la signification de ces passages du livre qui lui étaient pleinement compréhensibles. Et plus il lisait, plus il en arrivait à penser qu’il se trouvait dans ce livre quelque chose de particulièrement important. Si important, simple et émouvant que, sans en avoir jamais entendu parler jusque-là, c’était comme s’il le savait depuis longtemps.
« Et il dit à tous : “Si quelqu’un veut être mon disciple, qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive. Car celui qui voudra sauver son âme la perdra, mais celui qui perdra son âme pour moi la sauvera. En effet, à quoi sert-il à un homme de gagner le monde entier, s’il lui faut pour cela se perdre ou se détruire9 ?” »
« Oui, oui, c’est bien ça ! s’écria-t-il soudain, des larmes dans les yeux. C’est bien ce que je voulais faire. Je voulais cela même précisément, faire don de mon âme ; ne pas la sauver, mais en faire don. Là est la joie, là est la vie. »
« J’ai beaucoup fait pour les gens, pour en tirer une certaine gloire, pensait-il, pas la gloire populaire, mais celle-ci : qu’aient de moi une bonne opinion ceux que j’aimais et respectais – Natacha, Dmitri Chelomov –, mais j’avais alors des doutes, des appréhensions. Je me sentais bien uniquement lorsque je faisais quelque chose en obéissant seulement aux exigences de mon âme, quand je voulais tout donner de moi, tout… »
À partir de ce jour-là, Svetlogoub passa le plus clair de son temps à lire ce livre et à réfléchir à ce qui y était dit. Cette lecture suscitait en lui non seulement un état d’attendrissement qui lui faisait oublier sa condition présente, mais provoquait chez lui un travail de la pensée inconnu jusqu’alors. Il songeait aux raisons pour lesquelles les gens ne vivaient pas comme il était dit dans ce livre. « Vivre ainsi n’est pas bon seulement pour un homme, c’est valable pour tout le monde. En vivant ainsi, il n’y aura plus ni chagrin ni besoin, il n’y aura plus que béatitude. Pourvu qu’on me relâche, que je retrouve la liberté, songeait-il parfois : ils me relâcheront bien un jour ou l’autre, ou alors ils m’enverront au bagne. Ça m’est égal, on peut vivre partout, de cette façon-là. C’est ce que je ferai. On peut et on doit vivre ainsi ; ne pas vivre ainsi, c’est de la folie. »
Notes
- Je francise les noms. Cette généalogie du Christ se trouve au début de l’Evangile de Matthieu. Toutes les citations de la Bible rencontrées par la suite proviennent de la Bible Segond 21, éditée par la Société biblique de Genève. Parfois modifiées en tenant compte de la traduction de l’école biblique de Jérusalem. Il m’arrivera aussi de faire des compromis entre ce texte français et le texte russe, les deux pouvant présenter de légères différences.
- C’est le valet de Tchitchikov, dans Les Âmes mortes. Il est expliqué au début du chapitre II que Pétrouchka lit tout ce qui lui tombe sous la main, sans y comprendre grand-chose, mais « prenant plaisir au mécanisme de la lecture », selon la traduction d’Henri Mongault.
- Celle qui guide les Rois mages.
- Jean-Baptiste.
- Il s’agit de la Tentation de Jésus-Christ : Le diable le transporta alors dans la ville sainte et lui dit : « Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas ! »
- Les classes sont numérotées en Russie par ordre croissant. La cinquième classe correspond à peu près à notre troisième.
- Le Sermon sur la montagne, Matthieu, 5.
- Les notes, en Russie, vont de 1 (absolument nul) à 5 (excellent. Un deux est une note de cancre.
- Luc, 9, 23-25.
V
Un jour où il se trouvait dans un tel état de joyeuse excitation, le surveillant entra dans sa cellule à une heure inhabituelle et lui demanda s’il était bien, ou s’il avait besoin de quelque chose. Svetlogoub s’en étonna, ne comprenant pas ce que signifiait cette modification, et il demanda des cigarettes, en s’attendant à un refus. Mais le surveillant dit qu’il allait tout de suite envoyer quelqu’un en chercher, et en effet, le gardien lui apporta un paquet de cigarettes et des allumettes.
« Quelqu’un a dû intervenir en ma faveur », se dit Svetlogoub qui, ayant allumé une cigarette, se mit à marcher de long en large dans sa cellule en réfléchissant à la signification de ce changement.
Le lendemain, on l’amena au tribunal. Dans l’enceinte du tribunal, où il s’était déjà trouvé plusieurs fois, on ne le soumit pas à un nouvel interrogatoire. Mais l’un des juges, sans le regarder, se leva de son fauteuil, imité par les autres, et, tenant dans la main un papier, se mit à le lire d’une voix forte et volontairement inexpressive.
Svetlogoub écoutait en regardant le visage des juges. Ceux-ci, sans le regarder, écoutaient d’un air tristement significatif.
Le papier disait qu’Anatoli Svetlogoub, vu les preuves de sa participation à une activité révolutionnaire visant à renverser, à plus ou moins brève échéance, le gouvernement en place, était condamné à la privation de tous ses droits, et à la peine capitale par pendaison.
Svetlogoub entendait et percevait le sens des mots que prononçait l’officier. Il remarqua l’absurdité de certains termes : « à plus ou moins brève échéance », ainsi que « la privation de ses droits » et « condamné à mort », mais il ne comprenait pas du tout la signification, pour lui, ce qui était lu.
Ce ne fut qu’un bon moment après qu’on lui avait dit qu’il pouvait partir, et qu’il était sorti accompagné d’un gendarme, qu’il commença à comprendre ce qui lui avait été annoncé.
« Quelque chose ne va pas, là… C’est absurde. Impossible. » songeait-il, assis dans le fourgon qui le ramenait à la prison.
Il sentait en lui une telle énergie vitale qu’il ne pouvait se représenter la mort : il ne pouvait associer la conscience de son « moi » avec la mort, avec l’absence de ce « moi ».
Revenu dans sa prison, Svetlogoub s’étendit sur sa couchette et, les yeux fermés, s’efforça de se représenter clairement ce qui l’attendait, et n’y parvint nullement. Il ne pouvait en aucun cas s’imaginer qu’il n’existait plus, ni que des gens pussent vouloir le tuer.
« Un homme comme moi, jeune, en bonne santé, heureux, que tant de gens aiment, songeait-il – il pensait à l’amour de sa mère, de Natacha, à l’affection de ses amis –, on me tuerait, on me pendrait ! Qui ferait cela, et pourquoi ? Et puis, qu’en sera-t-il, lorsque je ne serai plus là ? C’est impossible. » se disait-il.
Le surveillant arriva. Svetlogoub ne l’entendit pas entrer.
« Qu’est-ce que c’est ? qui êtes-vous ? dit Svetlogoub, qui ne reconnaissait pas le surveillant. — Ah oui, c’est vous. C’est pour quand ? demanda-t-il.
— Je ne peux pas le savoir », dit le surveillant.
Resté quelques instants immobile et silencieux, il dit soudain avec une douceur pateline :
« Le père souhaiterait… vous dire… il voudrait vous voir…
— Je n’en ai pas besoin, je n’ai besoin de rien ! s’écria Svetlogoub.
— Vous ne désirez pas écrire à quelqu’un ? Cela est faisable, dit le surveillant.
— Oui, oui, envoyez-moi de quoi écrire. »
Le surveillant s’en alla.
« Demain matin, donc, se dit Svetlogoub. Ils font toujours ainsi. Demain matin, je n’existerai plus… Non, ce n’est pas possible, je rêve. »
Mais le gardien arriva, bien réel, le gardien habituel, amenant deux plumes, un encrier, un paquet de feuilles de papier à courrier et d’enveloppes bleuâtres, et il disposa un tabouret près de la table. Tout cela était réel, ce n’était pas un rêve.
« Il ne faut pas penser, pas penser. Écrire, oui. Je vais écrire à maman. » se dit Svetlogoub, qui s’assit sur le tabouret et se mit aussitôt à écrire.
« Maman chérie ! commença-t-il, en se mettant à pleurer, pardonne-moi, pardonne-moi toute la peine que je t’ai causée. Que je me sois fourvoyé ou non, je ne pouvais pas faire autrement. Je te demande seulement de me pardonner. »
« Mais je l’ai déjà écrit, ça, songea-t-il. Bon, tant pis, je n’ai pas le temps de recommencer. »
« Ne t’afflige pas pour moi, poursuivit-il. Un peu plus tôt, un peu plus tard… n’est-ce pas égal, au fond ? Je n’ai pas peur, et ne me repens pas de ce que j’ai fait. Je ne pouvais pas faire autrement. Mais toi, pardonne-moi. Et ne sois pas en colère contre les gens avec qui je travaillais, pas plus que contre ceux qui m’exécutent. Ni les uns ni les autres ne pouvaient faire autrement : pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font1. Je n’ose pas répéter ces paroles en parlant de moi, mais elles sont écrites dans mon âme, elles l’élèvent et la tranquillisent. Pardonne-moi, je baise tes vieilles mains, tes chères mains ridées ! (L’une après l’autre, deux larmes vinrent s’écraser sur le papier.) Je pleure, mais ce n’est ni de la peur ni de la tristesse, c’est l’attendrissement devant l’instant le plus solennel de ma vie, et le fait que je t’aime. Mes amis, ne leur fais pas de reproches, aime-les au contraire. Notamment Prokhorov, justement parce qu’il aura été la cause de ma mort. C’est une telle joie d’aimer celui à qui l’on peut, qu’il soit ou non coupable, faire des reproches, que l’on peut haïr. Aimer son ennemi est un tel bonheur. Dis à Natacha que son amour fut ma consolation et ma joie. Je ne le percevais pas clairement, mais au fond de mon âme, j’en avais conscience. La vie me semblait plus légère en sachant qu’elle était là et m’aimait. Eh bien, j’ai tout dit. Adieu ! »
Il relut sa lettre, et se souvint, en voyant le nom de Prokhorov, que cette lettre pouvait être lue, qu’elle le serait sans doute, et que cela perdrait Prokhorov.
Qu’ai-je fait, mon Dieu ! s’exclama-t-il brusquement, et, déchirant la lettre en longues bandelettes, il se mit soigneusement à les brûler à la flamme de la lampe.
Il s’était assis avec désespoir pour écrire, à présent il se sentait calme, presque joyeux.
Il prit une autre feuille et se mit aussitôt à écrire. Venant l’une après l’autre, les idées se pressaient dans sa tête.
« Maman, ma chère maman ! écrivit-il, et de nouveau des larmes vinrent embrumer ses yeux, il dut les essuyer avec une manche de sa blouse pour voir ce qu’il écrivait. Je me connaissais mal, je ne savais pas la force de mon amour pour toi, et de la gratitude que j’éprouve, et que mon cœur a toujours abrités. À présent, je le sais, je l’éprouve, et quand je repense à nos brouilles, aux mots méchants que je t’ai dits, cela m’est douloureux, j’en ai honte et cela me semble presque incompréhensible. Pardonne-moi et rappelle-toi seulement mes bons côtés, s’il y en eut.
« La mort ne me fait pas peur.. À vrai dire, je ne la comprends pas, je n’y crois pas. En tout cas, si la mort, l’anéantissement existent, n’est-il pas égal de mourir à trente ans, ou un peu plus tôt, ou un peu plus tard ? Et si la mort n’existe pas, plus tôt, plus tard, peu importe. »
« Mais qu’ai-je à philosopher ? songea-t-il, il faut dire ce qu’il y avait dans l’autre lettre, avec quelque chose de gentil à la fin. Voilà. »
« Mes amis, ne leur fais pas de reproches, aime-les au contraire, notamment celui qui aura été la cause involontaire de ma mort. Embrasse Natacha de ma part, et dis-lui que je l’ai toujours aimée. »
Il referma la lettre, la cacheta et s’assit sur son lit, serrant de ses mains ses genoux et ravalant ses larmes.
Il ne croyait toujours pas qu’il allait devoir mourir. À plusieurs reprises, se posant de nouveau la question de savoir s’il ne dormait pas, il tenta de se réveiller. Cette pensée en amena une autre : la vie toute entière, en ce monde, n’était-elle pas un songe dont la mort sonnerait le réveil ? Et si c’est le cas, la conscience de vivre en ce monde ne vient-elle pas de l’éveil d’une vie antérieure, dont j’ai oublié les détails ? De sorte que la vie, ici, n’est pas le début, mais seulement une nouvelle forme de vie. En mourant, je passerai dans une nouvelle forme. Cette idée lui plut ; mais quand il voulut prendre appui sur elle, il sentit que cette idée ne pouvait, pas plus qu’aucune autre, donner le courage d’affronter la mort. Finalement, il fut fatigué de réfléchir. Son cerveau ne travaillait plus. Il ferma les yeux et resta longtemps ainsi, sans penser à rien.
« Alors quoi ? Qu’y aura-t-il donc ? songea-t-il de nouveau. Rien ? Non, pas rien. Mais quoi ? »
Tout à coup, il lui devint parfaitement clair qu’un homme en vie ne pouvait connaître de réponse à ces questions.
« Alors, pourquoi est-ce que je m’interroge ? Dans quel but ? Hein ? Il ne faut pas s’interroger, il faut vivre comme je viens de le faire en écrivant cette lettre. Nous sommes tous, on le sait bien, condamnés depuis longtemps, et nous vivons. Nous vivons de bonne façon, dans la joie lorsque… nous aimons. Oui, lorsque nous aimons. Par exemple, j’ai écrit une lettre par amour, et je me suis senti bien. c’est ainsi qu’il faut vivre. Et l’on peut vivre toujours et partout, en liberté comme en prison, et aujourd’hui et demain, jusqu’à la fin. »
À cet instant, il avait envie d’avoir une bonne conversation amicale avec quelqu’un. Il frappa à la porte, et quand la sentinelle vint lui jeter un coup d’œil, il lui demanda s’il serait bientôt relevé, quelle heure il était, mais la sentinelle ne lui répondit rien. Il lui demanda alors d’appeler le surveillant. Celui-ci arriva et lui demanda ce qu’il voulait.
« Voilà, j’ai écrit à ma mère, remettez-lui ma lettre, s’il vous plaît », dit-il, les larmes lui montant aux yeux en repensant à sa mère.
Le surveillant prit la lettre et promit de la transmettre ; il voulait s’en aller, mais Svetlogoub le retint.
« Dites, vous qui êtes bon, pourquoi faites-vous ce triste métier ? » dit-il en lui touchant la manche d’un geste affectueux.
Le surveillant sourit d’un air exagérément plaintif et, les yeux baissés, dit :
« Il faut bien vivre.
— Quittez donc cet emploi. Il y a toujours moyen de se caser. Vous êtes si bon. Je pourrais peut-être… »
Le surveillant rougit brusquement, se détourna vivement et sortit en faisant claquer la porte.
Le trouble du gardien attendrit encore davantage Svetlogoub qui, retenant des larmes de joie, se mit à marcher de long en large dans sa cellule, sans plus éprouver la moindre peur, ressentant juste un attendrissement qui l’élevait au-dessus du monde.
Cette même question – que deviendrait-il après la mort – à laquelle il avait tant essayé, en vain, de trouver une réponse, lui semblait résolue : pas grâce à une réponse positive et rationnelle, mais par la conscience de la vie réelle qui était en elle.
il se souvint des paroles de l’Évangile : « En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul, mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit2. » « Voilà que je tombe dans la terre. Oui, en vérité, en vérité. », songea-t-il.
« Il faudrait dormir, se dit-il brusquement, pour ne pas avoir de faiblesse par la suite. »
Il s’allongea sur sa couchette, ferma les yeux et s’endormit aussitôt.
Il s’éveilla à six heures du matin, tout rempli d’un songe lumineux et joyeux. Il avait vu en rêve une blondinette grimper à des arbres aux branches couvertes de cerises noires bien mûres : elle les cueillait pour les mettre dans un grand cuveau de cuivre. Mais les cerises ne tombent pas dans le cuveau, elles se répandent à terre, et d’étranges animaux, un peu comme des chats, attrapent les cerises, les lancent en l’air et les récupèrent. En voyant cela, la fillette rit aux éclats, son rire est si contagieux que Svetlogoub, dans son sommeil, se met lui aussi à rire, sans savoir à quel propos. Soudain, le cuveau de cuivre échappe des mains de la petite fille, Svetlogoub veut l’attraper mais n’y parvient pas, et le cuveau tombe à terre en heurtant les branches au passage, avec un fracas métallique. Et Svetlogoub se réveille, tout sourire, le fracas du cuveau toujours dans l’oreille. Ce bruit, en fait, est celui des verrous de fer qui s’ouvrent dans le couloir. Des pas se font entendre, ainsi que le cliquetis de fusils. Svetlogoub se souvient soudain de tout. « Ah, si je pouvais me rendormir ! » se dit-il, mais il n’y a pas moyen. Les pas se sont approchés de sa porte. Il entend la clé chercher la serrure, et la porte s’ouvrir en grinçant.
Entrent un officier de gendarmes, le surveillant et un soldat d’escorte.
« C’est donc la mort ? Eh bien, et quoi ? J’y vais. Oui, c’est bien. Tout est bien. » songe Svetlogoub, qui sent revenir en lui l’état de triomphal attendrissement de la veille.
Notes
- Luc, 23, 34.
- Jean, 12, 24.
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