mardi 4 octobre 2016

La mort de Dolgouchov (Isaac Babel)

La mort de Dolgouchov

(Isaac Babel)





     Assassiné par le NKVD comme de nombreux écrivains de sa génération, Isaac Babel (1894-1940) est surtout connu pour deux recueils de nouvelles : Cavalerie rouge et Les contes d’Odessa.

     Selon Gleb Struve, professeur de littérature russe et soviétique à Londres (et oncle de Nikita Struve, célèbre en France pour y avoir introduit la première traduction de l’Archipel du Goulag, et récemment disparu), c’est un nouvelliste inspiré par le style volontairement sec de Maupassant : s’il est pétri de littérature hébraïque, du Talmud notamment, I. Babel s’est très tôt pris de passion pour la langue et la littérature française. Son engagement dans l’Armée rouge, en 1920, lui fournira une autre expérience, moins livresque, il en tirera quelques années plus tard, les cruels récits de Cavalerie rouge, dont certains furent en fait rédigés « à dos de cheval », comme celui qui va suivre, daté et situé « Brody, août 1920 » par l’auteur. Dans son ouvrage « Histoire de la littérature soviétique », datant de 1935, Gleb Strube présente Isaac Babel comme un « révolutionnaire romantique ».
     Durant les années trente, Babel est en butte aux persécutions, un peu à l’instar de Mandelstam. Le hachoir l’engloutit finalement, comme tant d’autres.

     "Cavalerie rouge" a été traduit plusieurs fois en français. La dernière traduction étant celle de Sophie Benech, en 2011.

     Pour réjouir l’oreille, voici une lecture de la nouvelle, dans le texte russe :







     La bataille déployait ses voiles en direction de la ville. À midi, enveloppé de sa cape noire, passa près de nous en un éclair Korotchaïev – l’ancien commandant de la quatrième division, disgrâcié et désormais combattant solitaire et cherchant la mort. Il me cria dans sa course :
     — Nos lignes sont coupées. Radziwilow et Brody1 brûlent !
     Et il partit au grand galop aux quatre vents, tout noir, les prunelles comme des éclats de charbon.
     Dans la plaine lisse comme une planche se reformaient les brigades. Le soleil se roulait dans la poussière pourpre. Dans les fossés, les blessés se mettaient quelque chose sous la dent. Allongées sur l’herbe, les Sœurs de la charité chantaient à mi-voix.   Les éclaireurs d’Afonka2 erraient dans les champs, à la recherche des morts pour les dépouiller. Sur son cheval, Afonka s’amena à deux pas de moi et dit sans tourner la tête vers moi :
     — On s’est bien fait casser la gueule. Aussi sûr que deux et deux font quatre. Mon petit doigt me dit que le commandant de la division sera destitué. Les gars ne savent plus quoi penser…

     Les Polonais3 avaient atteint la lisière de la forêt, environ à trois verstes4 de nous, et installé des mitrailleuses dans le coin. Les balles glapissent comme des pleureuses. Leur plainte enfle, devenant insupportable. Tremblantes d’avidité, les balles heurtent la terre et la labourent. Vytiagaïtchenko5, le commandant du régiment, occupé à ronfler en plein soleil, vient de pousser un cri dans son sommeil, et de se réveiller. Montant sur son cheval, il part rejoindre l’escadron de tête. Il a émergé de son mauvais sommeil le visage tout chiffonné, zébré de rouge, il a des prunes plein ses poches.
     — Fils de pute, a-t-il dit rageusement en crachant un noyau de prune, ça traîne, saloperie ! Timochka6, hisse-moi ce drapeau !
     — On bouge, c’est ça ? a demandé Timochka, retirant la hampe d’une de ses fontes et déroulant le drapeau où se voyaient une étoile et une référence à la Troisième Internationale6.
     — On va voir ça, a fait Vytiagaïtchenko, se mettant à hurler : « À cheval, les filles ! Chefs d’escadron, appelez vos hommes ! »
     Les clairons ont sonné le branle-bas de combat. Les escadrons se sont rangés en colonne. Un blessé a escaladé le fossé et, se protégeant le visage de la main, a dit à Vytiagaïtchenko :
     — Tarass Grigoriévitch, les autres m’ont délégué. Nous restons ici, on dirait…
     — Vous vous défendrez… , a marmonné Vytiagaïtchenko, faisant se cabrer son cheval.
     — J’ai dans l’idée qu’on aura du mal, Tarass Grigoriévitch, a fait le blessé dans son dos.
     — Arrête de supplier,  a dit Vytiagaïtchenko en tournant la tête vers lui. Tu crois que je vais vous abandonner ? Et il a donné le signal du départ.

     Et l’on a entendu aussitôt la voix pleurarde comme celle d’une femme de mon ami Afonka Bida :
     — Ne pars pas tout de suite au trot, Tarass Grigoriévitch, il y a cinq verstes à faire, comment sabrer avec des chevaux exténués… Rien ne presse, on y sera à temps pour la fête de la Vierge…
     — Au pas ! a commandé Vytiagaïtchenko sans lever la tête.
     Le régiment s’est ébranlé.
     — Si je ne me goure pas, à propos du commandant de la division, m’a chuchoté Afonka qui s’était un peu attardé, s’il est bien destitué, alors on est bons. Je te le dis.
     Des larmes lui coulaient des yeux. Je l’ai regardé avec effarement. Il s’est mis à tourner comme une toupie, retenant de la main sa chapka, a émis un râle puis un cri d’Indien, et s’est rué en avant.
     Grichouk et moi – Grichouk avec sa fichue tatchanka8 – nous nous sommes retrouvés seuls, à nous trimballer jusqu’au soir entre deux murs de feu. L’état-major de la division avait disparu. Les autres unités ne voulaient pas de nous. Les Polonais étaient entrés dans Brody et subissaient des contre-attaques. Nous sommes arrivés à proximité du cimetière de la ville. Des tombes a surgi une patrouille polonaise qui s’est mise à nous tirer dessus. Grichouk a fait demi-tour, faisant hurler les quatre roues de sa tatchanka.
     — Grichouk ! l’ai-je appelé à travers le  sifflement des balles et les rafales de vent.
     — Un vrai plaisir, a-t-il répondu d’un air sombre.
     — Nous sommes perdus, me suis-je écrié avec un enthousiasme funeste, nous sommes perdus, père !
     — Qu’ont-elles à se fatiguer, ces bonnes femmes ? a-t-il répliqué, toujours plus sombre, à quoi bon ces démarches pour marier les gens, et ces mariages où nos commères se prélassent…

     Au ciel s’est allumée une éphémère traîne. La Voie lactée a commencé à se dessiner parmi les étoiles.
     — Voici qui est rigolo, a fait tristement Gricha en montrant de son fouet un homme assis au bord de la route. Je trouve ça rigolo, qu’ont-elles à se fatiguer, ces bonnes femmes…
     L’homme assis au bord de la route était Dolgouchov, un téléphoniste. Les jambes allongées par terre, il nous fixait avec stupeur.
     — C’est terminé pour moi, a-t-il dit à notre approche, je vais mourir… Vous comprenez ?
     — Nous comprenons, a répondu Grichouk en arrêtant les chevaux.
     — Faudra dépenser une cartouche pour moi, a fait Dolgouchov.
     Il était assis, le dos appuyé à un arbre. Ses bottes étaient plus loin. Sans me quitter des yeux, il a ouvert avec précaution sa chemise. Il avait le ventre arraché, ses entrailles lui tombaient sur les genoux, on voyait son cœur battre.
     — Les Polacks vont rappliquer, je vais les faire trop rire. Voici mes papelards, vous écrirez à ma mère, vous lui direz tout..
     — Non, ai-je répondu en donnant un coup d’éperon.
     Dolgouchov posa ses mains par terre et regarda avec incrédulité ses paumes bleuies…
     — Tu t’enfuis ? murmura-t-il en glissant. Tu t’enfuis, salaud…
     J’étais inondé de sueur. Les mitrailleuses jouaient du tambour, toujours plus rapidement, avec une obstination hystérique. Auréolé de la lueur du couchant, Afonka Bida a galopé vers nous.    
     — Nous les chatouillons un peu, a-t-il crié, tout joyeux. C’est quoi, ce cirque, ici ?
     Je lui ai indiqué Dolgouchov et me suis éloigné.
     Ils ont tenu un bref conciliabule, dont je n’ai pas entendu un mot. Dolgouchov a tendu son livret au chef de section. Afonka l’a mis dans une de ses bottes et a tiré un coup de fusil dans la bouche de Dolgouchov.

     — Afonia9, ai-je dit avec un sourire pitoyable en m’approchant du Cosaque, ça, je ne pouvais pas.
     — Fiche-moi le camp, m’a-t-il dit, blême. Je vais te tuer ! Vous, les binoclards, vous avez autant de pitié qu’un chat devant une souris…
     Et il a relevé le chien de son fusil.
     Je suis reparti au pas, sans me retourner, sentant le froid de la mort dans mon dos.
     — Hé, s’est écrié Grichouk de derrière Afonka, pas de blagues !  Et il a attrapé l’autre par le bras.
     — Larbin, racaille ! a crié Afonka. Il ne m’échappera pas…
     Grichouk m’a rattrapé à un tournant de la route. Pas trace d’Afonka. Il était parti dans la direction opposée.

     — Vois-tu, Grichouk, ai-je dit, j’ai perdu aujourd’hui Afonka, mon meilleur ami…
     Grichouk a sorti de son siège une pomme toute ridée.
     — Tiens, m’a-t-il fait. Mange-la, s’il te plaît…
     

     








  1. Anciennes villes proches de la frontière séparant les empires austro-hongrois et russe, un temps polonaise pour la deuxième, toutes deux ukrainiennes de nos jours : https://fr.wikipedia.org/wiki/Radyvyliv  et https://fr.wikipedia.org/wiki/Brody_(Ukraine)
  2. Diminutif d’Afanassi, Athanase pour nous.
  3. Peut-être pendant la contre-offensive polonaise de 1920.
  4. La verste mesure 1,1 km.
  5. D’origine ukrainienne. D’ailleurs, il s’appelle Tarass, comme un certain Cosaque…
  6. Diminutif de Timofeï, Timothée pour nous.
  7. https://fr.wikipedia.org/wiki/Internationale_communiste
  8. Sorte de charrette équipée d’au moins une mitrailleuse : https://fr.wikipedia.org/wiki/Tatchanka
  9. Pour Afonka.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire