mardi 18 octobre 2016

Les pique-assiettes (Anton Tchékhov)


Les pique-assiettes

(Anton Tchékhov)





     Une nouvelle parue en septembre 1886 dans le "Journal de Petersbourg".  Et signalée à juste titre par Irène Némirovski dans sa biographie "La vie de Tchékhov". 









     Mikhaïl Piétrov Zotov, petit-bourgeois d’environ soixante-dix ans1, vieillard solitaire et décrépit, fut réveillé par le froid et des courbatures dans tout le corps. La pièce était obscure et, devant l’icône, la veilleuse ne brûlait plus. Soulevant le rideau, Zotov jeta un coup d’œil par la fenêtre. Le ciel couvert de nuages blanchissait par endroits et l’air s’éclaircissait – donc, il était à peine cinq heures.
     Zotov gémit un peu, toussota et, tout recroquevillé de froid, se leva. Par une vieille habitude, il s’attarda pour prier devant l’icône. Il récita le « Notre père » , le « Je vous salue Marie » , le « Je crois en Dieu » et mentionna de nombreux noms. Ceci par la simple force de l’habitude, il avait depuis longtemps oublié à qui ces noms appartenaient. Par habitude également, il balaya sa chambre et l’entrée et installa son petit samovar de cuivre rouge à quatre pieds. Sans ces habitudes, Zotov n’aurait pas su quoi faire de sa vieillesse.
     Le samovar chauffa lentement, et vrombit soudain d’une tremblante voix de basse.
     — Le voilà qui bourdonne, grogna Zotov. Eh bien, bourdonne !
     Le vieillard se souvint alors d’avoir rêvé d’un poêle pendant la nuit, ce qui est un mauvais présage.
     Seuls les rêves et les objets pouvaient désormais provoquer sa réflexion. Cette fois-ci, il se plongea avec un ravissement particulier dans la résolution de ces problèmes : que signifie le bourdonnement du samovar, quel malheur annonce le poêle ? Ce qui parut lui tomber sous la main d’emblée : lorsque Zotov eut rincé la théière et qu’il voulut faire infuser le thé, il ne trouva pas la moindre feuille de thé dans la petite boîte.
     — Une vraie vie de bagnard ! gronda-t-il en roulant avec sa langue des miettes de pain noir dans sa bouche. Quelle vie de chien ! Pas de thé ! Si j’étais un simple moujik, passe encore ! Mais je suis un petit-bourgeois, propriétaire de son logis ! Quelle honte !
     Grommelant et se parlant à lui-même, Zotov mit son manteau, qui rappelait une crinoline, enfonça ses pieds dans d’immenses et malcommodes caoutchoucs (confectionnés par le cordonnier Prokhorytch en 1867) et sortit dans la cour. Il faisait froid et humide, le temps était d’un calme maussade. Le givre automnal avait recouvert d’une pellicule d’argent la grande cour hérissée de bardanes  et jonchée de feuilles jaunes. On n’entendait rien, il n’y avait pas de vent. Le vieillard s’assit sur les marches de son petit perron penchant un peu de côté, et se produisit alors l’événement immanquablement quotidien : vint vers lui Lyska, son grand chien de garde, un chien blanc avec des taches noires, malingre et tout pelé, ayant l’œil droit fermé. Lyska s’approcha timidement, peureusement, zigzaguant comme si ses pattes n’effleuraient pas la terre, mais une plaque surchauffée, et tout son corps décrépit2 exprimait une terreur de brute. Zotov fit mine de l’ignorer ; mais lorsque chien, faisant toujours ses détours et remuant faiblement la queue, vint lui lécher un caoutchouc, il lui flanqua un méchant coup de pied.
     — F’moi le camp, crève ! cria-t-il. Fou-tu ca-bot !
     Lyska s’écarta, s’assit et braqua son œil unique sur son maître.
     — Démons ! poursuivit Zotov. Vous n'abandonnez jamais, vous êtes encore après moi, monstres !
     Et il contempla haineusement sa grange au toit recourbé et couvert de mousse ;  à l’entrée de la grange se montrait la grosse tête d’un cheval. Sans doute flatté de l’attention du maître, la tête remua, avança, et sortit un cheval tout aussi décrépit3 que Lyska, aussi timide et craintif, les jambes minces, le poil gris, le ventre tombant et le dos décharné. L’animal sortit de la grange et s’arrêta, indécis, l’air désemparé.
     — Vous ne renoncez jamais… continuait Zotov. Vous êtes toujours devant mes yeux, sales matons… Vous voudriez bien manger ! fit-il avec un sourire dédaigneux qui lui tordit le visage. Je vous en prie, à l’instant même ! Donnons toute l’avoine que réclame un trotteur de ce calibre ! Mangez donc ! Je vous amène ça tout de suite ! Il y a aussi de la nourriture pour ce magnifique chien de race ! Si monsieur le chien ne veut pas de pain, on lui donnera du bœuf.  
     Zotov rouspéta une petite demi-heure, de plus en plus irrité ; à la fin, fou de rage, il bondit et se mit à taper du pied, frappant le sol de ses caoutchoucs et grondant à l’adresse de toute la cour :
     — Je ne suis pas obligé de vous nourrir, tas de parasites ! Je ne suis pas riche au point que vous puissiez bâfrer et boire tout votre saoul à mes frais ! Moi-même, je n’ai pas de quoi manger, que le choléra vous emporte ! Vous ne me procurez aucune joie, vous ne me rapportez rien, vous me procurez juste de la peine, vous me ruinez !  Crevez donc ! Qui êtes-vous donc, pour que la mort elle-même ne veuille pas de vous ? Restez donc en vie, le diable vous emporte, moi je refuse de vous donner à manger ! Ça suffit ! Je refuse !
     Zotov s’indignait tant et plus, et le cheval comme le chien l’écoutaient exprimer son indignation. Comprenaient-ils, ces deux pique-assiettes, ce qu’on leur reprochait, c’est-à-dire leur pitance – je ne saurais le dire, mais leurs ventres en tombèrent davantage, leurs silhouettes se ratatinèrent encore plus, devinrent encore plus ternes et apeurées… Cette humilité irrita davantage Zotov.
     — Fichez-moi le camp ! s’écria-t-il, l’inspiration lui venant. Fichez le camp de chez moi ! Hors de ma vue ! Rien ne m’oblige à garder chez moi n’importe quelle saloperie ! Ouste !
     Le vieillard trottina vers le portail, en ouvrit les deux battants et, ramassant par terre sa canne, se mit en devoir de chasser de la cour ses écornifleurs. Le cheval secoua la tête, remua les omoplates et boîta jusqu’au portail, suivi par le chien. Les deux bêtes sortirent dans la rue, parcoururent une vingtaine de mètres et s’arrêtèrent devant la palissade.
     — Attention ! les menaça Zotov.
     Ayant mis à la porte ses parasites, calmé, il se mit à balayer la cour. De temps en temps, il jetait un coup d’œil au dehors : cloués sur place, le cheval et le chien demeuraient près de la palissade, regardant tristement le portail.
     — Débrouillez-vous sans moi ! leur cria le vieillard, soulagé. Que quelqu’un d’autre s’occupe de vous ! Moi, je suis radin et méchant… on vit mal chez moi, eh bien, allez vivre chez d’autres gens… Voilà…
     Ayant joui de l’air accablé des pique-assiettes et ayant suffisamment râlé, Zotov franchit le portail et, une expression féroce sur le visage, cria :
     — Qu’est-ce que vous avez à rester là ? Vous attendez quelqu’un ? Ça se tient au milieu de la chaussée et ça gêne la circulation ! Rentrez !
     Tête basse, l’air coupable, le cheval et le chien se dirigèrent vers le portail. Lyska, estimant sans doute ne pas mériter le pardon, gémissait plaintivement. 
     — Vous êtes toujours en vie, grand bien vous fasse, mais pour ce qui est de la nourriture, vous ferez ceinture ! fit Zotov en les laissant entrer. Vous pouvez crever.
     Sur ces entrefaites, le soleil se risqua à percer l’obscurité matinale. Ses rayons obliques glissaient sur le givre automnal. Des voix et des pas se firent entendre. Zotov rangea son balai et s’en alla voir son voisin, Mark Ivanytch, qui tenait une petite épicerie. Il s’y assit sur un pliant, poussa un grave soupir, se caressa la barbe et se mit à parler du temps. De la météorologie, les deux compères passèrent au nouveau diacre, puis aux chantres – et la conversation se prolongea. Le temps passa sans qu’on y prenne garde, et lorsque le commis apporta la théière et l’eau bouillante et que les deux compères se mirent à boire du thé, le temps s’envola comme un oiseau. Réchauffé, Zotov devint plus gai.
     — J’ai quelque chose à te demander, Mark Ivanytch, commença-t-il après avoir bu six verres4, ses doigts tambourinant sur le comptoir. Écoute, sois charitable, donne-moi aujourd’hui un huitième d’avoine5.
     Un grand soupir provint du coffre à thé derrière lequel était assis Mark Ivanytch.
     — Allez, fais-moi cette faveur, continua Zotov. Ne me donne pas de thé, tant qu’à faire, donne-moi de l’avoine à la place… Cela me gêne de te le demander, je t’accable de ma pauvreté, mais… mon cheval est affamé.
     — Donner, ça peut se faire, soupira son compère. Pourquoi pas ? Mais, dis-moi un peu, quel sens trouves-tu à garder de telles rosses ? Ça se défendrait si ton cheval était en état de trotter, mais – sapristi ! il fait peine à voir… Quant au chien… un véritable esquélette ! Qu’est-ce qui te prend de les nourrir encore ?
     — Que veux-tu que j’en fasse ?
     — Tu le sais bien. Tu les amènes à Ignat, à l’équarrissoir, et on n’en parle plus. Tu aurais dû le faire depuis longtemps. Ils sont bons pour ça, maintenant.
     — Aussi simple que ça ! Peut-être…
     — Tu vis à la grâce de Dieu, mais tu conserves tes bourriques, reprit le compère. Je ne plains pas mon avoine… On veut bien t’aider, mais ça fait déjà beaucoup, mon petit vieux… te donner chaque jour à crédit… Ta pauvreté, on n’en voit pas la fin ! Donner, donner, sans en voir le bout.
     Le compère soupira et tapota son visage rougeaud.
     — Toi aussi, tu pourrais bien mourir ! fit-il. Tu vis sans savoir pourquoi toi-même… Eh oui, mon Dieu ! Et si Dieu ne t’accorde pas de mourir, tu finiras de toute façon dans un asile de pauvres ou à l’hospice de vieillards.
     — Comment ça ? J’ai des parents… Une petite nièce…
     Et Zotov se mit à longuement parler de sa petite nièce Glacha, la fille de sa nièce Katiérina, vivant dans un hameau, pas loin d’ici.
     — Elle a l’obligation de me nourrir ! dit-il. Elle héritera de ma maison, elle peut bien me donner à manger ! Je vais aller la voir. Vois-tu, Glacha… c’est la fille de Katina, et Katia6, tu comprends, c’est la belle-fille de mon frère Panteleï… Tu piges ? Elle aura ma maison… Qu'elle me nourrisse, en attendant !
     — Et qu’attends-tu pour aller la voir, au lieu de vivre à la grâce de Dieu ?
     — Mais je vais y aller ! Le châtiment de Dieu sur moi, si je n’y vais pas. Elle est obligée !
     Lorsque, une heure plus tard, les compères trinquèrent, Zotov se tenait en plein milieu de la boutique et disait avec exaltation :
     — Cela fait longtemps que j’y pense ! J’y pars aujourd’hui même !
     — Pour sûr ! Il y a longtemps que tu aurais dû y aller, au lieu de jouer les Humpty-Dumpty7 en crevant de faim.
     — J’y vais tout de suite ! J’arrive et je lui dis : ma maison est à toi, mais donne-moi à manger et honore-moi. Elle est obligée ! Autrement, elle n’aura ni ma maison, ni ma bénédiction ! Adieu, Ivanytch !8
     Zotov s’enfila un dernier petit verre et, sa nouvelle idée lui donnant des ailes, trotta vers sa maison… La vodka bue lui tournait la tête et il tenait à peine debout, mais il ne se coucha pas et prépara son baluchon en y mettant tous ses habits, fit une prière, attrapa sa canne et sortit de la cour. Sans se retourner, bredouillant et frappant les pierres de sa canne, il suivit toute la rue et se retrouva en pleine campagne9. Le hameau était à une distance de dix à douze verstes10. Il arpentait la route sèche, observant les troupeaux en train de mâcher paresseusement l’herbe jaunie et pensant à ce brusque tournant dans sa vie, à la décision qu’il venait de prendre; il pensait aussi à ses pique-assiettes. En sortant, il n’avait pas fermé le portail, ils pouvaient bien aller où bon leur semblait.
     Il n’avait pas parcouru une verste, qu’il entendit des pas derrière lui. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et leva les bras au ciel avec dépit : le cheval et Lyska, regardant par terre, la queue basse, le suivaient en silence.
     — Allez-vous en ! cria-t-il en agitant les bras.
     Les deux compères s’arrêtèrent, échangèrent un regard, puis braquèrent leurs yeux sur lui. Il reprit sa route, ils le suivirent. Alors, il s’arrêta pour réfléchir. S’amener chez sa petite-nièce Glacha, qu’il connaissait à peine, avec ces deux créatures, il ne fallait pas y penser ; il n’avait pas envie de faire demi-tour pour aller les enfermer, de toute façon, le portail ne valait rien.
     « Dans la grange, ils crèveront, se dit Zotov. Alors, pourquoi ne pas aller directement chez Ignat11 ? »
     L’isba d’Ignat12 se dressait au milieu d’un pâturage, à cent pas de la barrière du passage à niveau. Encore indécis, ne sachant trop que faire, Zotov se dirigea de ce côté. La tête lui tournait, sa vue s’obscurcissait…
     Il a du mal à se rappeler ce qui est arrivé chez Ignat, l’équarrisseur. Il se souvient d’une forte et infecte odeur de peaux, de l’appétissante vapeur montant de la soupe aux choux que dégustait Ignat, à son arrivée. Comme dans un rêve, il s’est vu attendre deux bonnes heures pendant qu’Ignat préparait quelque chose, se changeait et discutait avec une bonne femme de chlorure mercurique ; il se souvient que le cheval a été mis dans une espèce de machine, qu’on a entendu un coup sourd sur un crâne, suivi de l’écroulement d’un gros corps. Lorsque Lyska, voyant son ami mort, se jeta avec un cri aigu sur Ignat, son glapissement fut sèchement interrompu par un nouveau coup. Zotov se rappelle encore que, l’ivresse le rendant bête, à la vue des deux corps, il s’est approché de la machine et a présenté son propre front…
     Ensuite, jusqu‘au soir, il eut une sorte de brume devant les yeux, il n’arrivait même pas à distinguer ses doigts.

     












  1. Ce qui, pour la Russie de l’époque, est un âge très avancé.
  2. Tel maître, tel chien.
  3. Le cheval ne vaut pas mieux.
  4. Le thé se boit dans des verres, en Russie.
  5. Si c’est un huitième de « poud », cela fait environ deux kilos.
  6. Katiérina, Katina, Katia : Catherine (c’est la même).
  7. Connu en Russie, notamment via Lewis Carroll : https://fr.wikipedia.org/wiki/Humpty_Dumpty
  8. Le patronyme seul est possible avec les potes, ou dans un respect affectueux.
  9. Les villages russes où Tchékhov situe ses récits sont en général composés d’une grande rue qui s’étire, bordée des deux côtés (dans le sens de la longueur) par les champs.
  10. Rappel : la verste mesure 1,1 km.
  11. C’est-à-dire à l’équarrissage, voir plus haut.
  12. Ou : Ignati. En français, Ignace.

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