lundi 17 octobre 2016

Une fille d'Albion (Anton Tchékhov)


Une fille d'Albion

(Anton Tchékhov)






 Une nouvelle drolatique de 1883, signalée par Irène Némirovski dans sa belle biographie de Tchékhov. Elle fut publiée dans la revue « Fragments » , sous la signature : A. Tchékhonte. Un peu moins de trois ans plus tard, le 25 mars 1886 exactement, l’auteur reçut une lettre de l’écrivain Dmitri Grigorovitch tout à la fois le félicitant pour son talent de conteur et l’admonestant : quand allait-il se consacrer à la littérature ? Quand abandonnerait-il ce pseudonyme et signerait-il sous son nom véritable ? Ce fut une révélation et un coup de fouet pour Tchékhov, qui entreprit de devenir ce qu’il était.






      Une jolie calèche aux pneus de caoutchouc, au cocher massif et au siège tendu de velours s’approcha de la demeure du propriétaire Griabov. En sortit prestement le maréchal de la noblesse1 du district Fiodor Andréïtch Otsov1. Il fut accueilli dans le vestibule par un valet ensommeillé.
     — Tes maîtres sont là ? demanda le maréchal.
     — Il n’y a personne, monsieur. Madame est avec les enfants chez des amis, Monsieur est allé à la pêche en compagnie de mademoiselle la gouvernante. Depuis ce matin, monsieur.
     Otsov réfléchit et partit à la rivière chercher Griabov. Il le découvrit en s’approchant de la rive, à environ deux verstes3 de la maison. Ayant jeté un coup d’œil depuis la berge abrupte, et aperçu Griabov, Otsov pouffa de rire… Grand et gros, pourvu d’une tête énorme, Griabov était assis sur le sable, les jambes repliées sous lui à la turque, en train de pêcher. Il avait le chapeau sur la nuque et la cravate de travers. Debout à côté de lui, se tenait une Anglaise grande et mince avec des yeux à fleur de tête et un grand nez aquilin ressemblant davantage à un crochet qu’à un nez. Elle portait une robe de mousseline blanche qui mettait en évidence, plus qu’elle ne les cachait, ses épaules jaunâtres et décharnées. Une petite montre en or était accrochée à sa ceinture dorée. Elle pêchait également. Un silence de cimetière les entourait. Ils étaient aussi immobiles que la rivière autour de leurs flotteurs.
     — Passion d’enfer, mais triste sort ! dit en riant Otsov. Bonjour, Ivan Kouzmitch !
     — Comment, c’est toi ? fit Griabov sans quitter l’eau des yeux. Tu es venu ?
     — Tu vois bien… Et toi, toujours le même passe-temps ! Tu n’en as pas assez ?
     — Une vraie diablerie… Je pêche depuis ce matin… Rien à faire, aujourd’hui. Je n’ai rien attrapé, pas plus que cet épouvantail, à côté de moi. On reste, on insiste, je t’en fiche ! C’est vraiment à désespérer.
     — Laisse tomber. Allons boire un coup !
     — Attends un peu… On va peut-être prendre quelque chose. Vers le soir, ça mord mieux… Tu te rends compte, je suis là depuis ce matin ! Mortel, ça défie la description. C’est le diable qui m’a fait aimer la pêche ! J’ai beau savoir que c’est absurde; je reste ! Je reste assis comme un coquin, comme un bagnard, à regarder l’eau comme un crétin ! Il faut faire les foins, et moi, je pêche. Hier, l’évêque a dit la messe à Khaponiévo, mais crois-tu que j’y sois allé ? Je suis resté ici, avec ce sterlet, avec cette diablesse…
     — Mais… tu perds la tête, ou quoi ? demanda Otsov avec embarras, en louchant sur l’anglaise. On ne jure pas devant les dames… et, tout de même, elle…
     — Eh, que le diable l’emporte ! Elle ne comprend pas un traître mot de russe. Tu peux faire son éloge ou la couvrir d’injures, pour elle, c’est du pareil au même ! Vise un peu son nez ! Il y a de quoi s’évanouir ! Nous restons l’un à côté de l’autre des journées entières sans qu’elle dise un mot ! Elle reste debout comme un épouvantail fixant l’eau, les yeux écarquillés.
     L’Anglaise bâilla, changea le ver à son hameçon et relança sa ligne.
     — Il y a de quoi s’étonner, mon cher, et pas qu’un peu ! reprit Griabov. Dix ans que cette bécasse est en Russie, et elle ne parle pas un mot de russe ! Le moindre nobliau de chez nous allant là-bas apprendra à aboyer dans la langue du cru, mais eux… le diable seul peut les comprendre ! Vise un peu son nez ! Regarde-moi ça !
     — Bon, arrête… C’est gênant… Qu’as-tu contre cette femme ?
     — Ce n’est pas une femme, mais une demoiselle… Elle rêve de trouver un fiancé, j’imagine, cette diablesse de poupée. Et elle sent la pourriture, on dirait… Mon vieux, je l’ai prise en grippe ! Je n’arrive pas à rester indifférent ! Il lui suffit de me regarder avec ses petits yeux d’écrevisse pour que je me sente mal de la tête aux pieds, autant que si je m’étais cogné le coude  contre la balustrade. Elle aussi, elle aime la pêche. Regarde-la : elle pêche comme elle présiderait une cérémonie religieuse ! En jetant des regards de mépris à la ronde… Elle se dresse, la canaille, en se disant qu’en tant qu’être humain, elle règne sur toute la création. Et sais-tu comment elle s’appelle ?  Wilka Charlzovna Tfaïss ! Sapristi ! Pas facile !
     Entendant prononcer son nom, l’Anglaise tourna lentement le nez dans la direction de Griabov qu’elle toisa d’un regard dédaigneux. Posément, avec hauteur et en silence.
     — Tu l’as vue ? fit Griabov avec un gros rire. Voilà pour vous, dit son silence. Quel épouvantail ! C’est seulement pour les enfants, que je garde ce triton,. Sans les enfants, je ne la laisserais pas approcher à moins de dix verstes de ma propriété… Elle a le nez exactement comme le bec d’un épervier… Et sa taille ? Voilà une poupée qui m’évoque un long clou. On pourrait l’attraper et la ficher en terre. Attends… On dirait que ça mord…
     Griabov bondit et leva sa canne. La ligne se tendit… Griabov tira encore, mais l’hameçon ne se montra pas.
     — Elle s’est accrochée ! fit-il en fronçant le sourcil.. Une pierre, peut-être… Saloperie…
     Il avait l’air de souffrir. Soupirant, s’agitant nerveusement et marmonnant des jurons, il se remit à tirer sur la ligne. En vain. Il devint blême.
     — Quelle pitié ! Il faut se mettre à l’eau.
     — Laisse tomber !
     — Surtout pas… Le soir, ça mord bien… Tu parles d’une consigne, Seigneur ! Il faut se mettre à l’eau. Impératif ! Et si tu savais comme je n’ai aucune envie de me déshabiller ! Il faut envoyer promener cette Anglaise… Comment veux-tu que je me déshabille devant elle ? C’est tout de même une dame !
     Griabov enleva son chapeau et retira sa cravate. 
     — Miss… ehhh… fit-il à l’adresse de l’Anglaise. Miss Tfaïss ! Jé vous prie4… Comment lui expliquer ? Comment te faire comprendre ? Écoutez… là-bas ! Allez là-bas ! Compris ?
     Miss Tfaïss enveloppa Griabov d’un regard méprisant et son nez émit un son.
     — Quoi donc ? Vous ne comprenez pas ? On te dit de t’en aller ! Il faut que je me déshabille, poupée diabolique ! Là-bas ! Va là-bas !
     Griabov attrapa la miss par la manche, lui indiqua des buissons et s’accroupit : tu vas derrière les buissons et tu te caches… L’Anglaise, avec un fort jeu de sourcils, débita rapidement une longue phrase en anglais, faisant éclater de rire les deux hommes.
     — C’est bien la première fois que je l’entends dire quelque chose ! Elle en a, une voix ! Elle ne comprend pas ! Que faire ?
     — Laisse tomber ! Allons boire un coup !
     — Pas question, la pêche sera bonne, maintenant… Le soir… Bon, alors, comment faire, à ton avis ? Quelle consigne ! Je vais devoir me déshabiller devant elle…
     Griabov quitta sa redingote et retira son gilet et s’assit pour enlever ses bottes.
     — Écoute, Ivan Kouzmitch, dit le maréchal en pouffant dans ses mains, c’est offensant, c’est un outrage, mon ami.
     — C’est à elle de comprendre ! Cela leur servira de leçon, à ces étrangers !
     Griabov retira ses bottes et son pantalon, puis son linge de corps, et se retrouva en costume d’Adam. Otsov se tenait les côtes. Le rire et la confusion se mêlant, il était devenu tout rouge. L’Anglaise leva les sourcils et cligna des yeux… Un sourire hautain et méprisant naquit furtivement sur son visage jaunâtre. 
     — Il faut que je me refroidisse, fit Griabov en s’envoyant des claques sur les flancs. Tu voudras bien m’expliquer, Fiodor Andréitch, pourquoi chaque été j’ai des boutons sur la poitrine ?
     — Dépêche-toi d’entrer dans l’eau et de te couvrir ensuite avec quelque chose ! Quelle bourrique !
     — Crois-tu qu’elle soit gênée, cette saleté ? dit Griabov qui se signa et entra dans l’eau. Brrr… elle est froide… Regarde-la jouer des sourcils ! Elle ne s’en va pas… Elle contemple la foule d’en haut ! Hé-hé-hé… Elle nous prend pour des animaux !
     De l’eau jusqu’aux genoux, il se redressa de toute sa taille et dit avec un clin d’œil :
     — Mon vieux, ça la change de l’Angleterre !
     Avec sang-froid, Miss Tfaïss accrocha à son hameçon un nouveau ver, bâilla et lança sa ligne. Otsov se détourna. Griabov libéra sa ligne, s’enfonça dans l’eau, puis en ressortit en reniflant. Quelques instants plus tard, il était de nouveau assis sur le sable, en train de pêcher.   
       


  1. Nom signifiant : Dupère.
  2. Élu par l’assemblée des nobles du district, les représente auprès des instances supérieures et de l'administration.
  3. Pour les mauvais élèves ou les nouveaux venus : la verste mesure 1,1 km.
  4. Transcription phonétique du français.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire