jeudi 6 octobre 2016

Un meurtre (Anton Tchékhov)

Un meurtre

(Anton Tchékhov)









     Voici un récit partant d’un trou perdu en Russie pour se terminer très loin. Tchékhov y expose les dangers du fanatisme religieux, ce qui peut nous parler. Son propre père était intransigeant sur le plan de la religion et la famille de son oncle Mitrofane, à Taganrog, s’était vue rebaptiser « les Pèlerins » . Le clergé se fait, au passage, épingler. 
La critique se partagea, certains jugeant que Tchékhov n’accrochait pas vraiment la psychologie populaire et n’apportait rien de neuf après Tolstoï et Dostoïevski. 
La nouvelle parut traduite par Claire Ducreux (élève de Paul Boyer) en feuilleton à l’été 1901 dans le journal « Le temps » , avant d’être éditée à part avec « Les moujiks », « L’étudiant » et « En chariot » par La revue blanche. Tchékhov reconnut dans sa correspondance la grande qualité de la traduction de C. Ducreux. Le texte, depuis, a été retraduit plusieurs fois, par Denis Roche (?), puis pour la Pléiade (traduction de Edouard Parayre, revue par Lily Denis), notamment.

   






I


      À la gare de Progonnaïa1 avait lieu la vigile2. Devant une grande icône au dessin net sur un arrière-plan doré se tenait la foule des employés de la gare avec leurs familles, renforcée par les bûcherons et les scieurs travaillant à proximité de la ligne. Tous restaient silencieux, fascinés par la lueur des feux et le hurlement de la tempête qui, au dehors, s’était déchaînée sans crier gare, sans le moindre égard pour cette veille d’Annonciation. C’était le vieux prêtre de Viédiéniapino qui disait la messe ; Matvieï3 Tiériékhov chantait avec le sacristain.
     Le visage de Matvieï rayonnait de joie, il chantait en allongeant le cou comme s’il voulait s’envoler4. Il chantait d’une voix de ténor et, de sa voix de ténor, récitait le canon, avec douceur et conviction. Tandis qu’ils chantaient « La voix de l’archange » , il battait la mesure de la main comme un maître de chapelle et, en s’efforçant d’accorder sa voix à la basse profonde du sacristain, il faisait accomplir un exploit à sa voix de ténor, et en éprouvait un plaisir visible.
     Mais la vigile prit fin, tous se dispersèrent en silence, l’endroit se retrouva désert et sombre, avec ce silence particulier propre aux gares en pleine campagne ou au milieu des bois, lorsque le hurlement du vent5 couvre tout autre son et que l’on ressent tout ce vide alentour et toute cette mélancolie de la vie s’écoulant avec lenteur.
     Matvieï habitait non loin de la gare,au cabaret que tenait son cousin. Mais rentrer ne lui disait rien. Il s’était assis au comptoir, à proximité du buffetier à qui il racontait à mi-voix :
     — À la fabrique de carreaux en faïence, nous avions notre propre chœur. Et laissez-moi vous dire que, même si nous n’étions que des ouvriers qualifiés, nous chantions magnifiquement. On nous faisait souvent venir en ville, et quand le seigneur vicaire Jean  a dit la messe à l’église de la Trinité, les chanteurs de l’évêché formaient la partie droite du chœur, et nous la partie gauche. Seulement, en ville, on nous reprochait de chanter trop longtemps, de nous mettre en retard.  C’est sûr que le  grand canon de Saint-André6 et les louanges, on les débutait après six heures et on les finissait après onze heures, si bien qu’on revenait à la fabrique à midi passé. Qu’est-ce que c’était bien ! soupira Matvieï7. Vraiment très bien, Serguéï Nikanorytch ! Et ici, je ne m’amuse pas, chez moi. L’église la plus proche est à cinq verstes8, trop loin pour moi, avec ma santé, et ça manque de chanteurs. À la maison, pas moyen d’avoir la paix, un raffut du diable du matin au soir, des engueulades, aucune propreté, nous mangeons à la même gamelle, comme des moujiks, on trouve des cafards dans la soupe… Si Dieu m’en donnait la santé, il y a longtemps que je serais parti, Serguéï Nikanorytch.
     Matvieï Tiériékhov n’était pas si vieux, il avait dans les quarante-cinq ans, mais il avait une expression maladive et plein de rides au visage, et sa barbe clairsemée était déjà toute blanche, ce qui le vieillissait beaucoup. Il parlait d’une voix faible, en se ménageant et en se tenant la poitrine lorsqu’il toussait, prenant alors l’air égaré des grands hypocondriaques. Sans jamais préciser de quoi il souffrait, il aimait raconter en détail qu’un jour, à la fabrique, il avait soulevé un lourd casier et avait attrapé un tour de reins, et qu’il en était résulté une carie osseuse qui l’avait obligé à quitter son travail et rentrer au pays. Il ne pouvait pas expliquer en quoi consistait cette carie.
     — Je l’avoue, je n’aime guère mon cousin, poursuivit-il en se versant du thé. Vu que c’est mon aîné et que je crains le Seigneur, je n’ai pas à le juger, mais je ne peux pas le souffrir. C’est un homme arrogant, rude, proférant des jurons, dur aussi bien avec sa famille qu’avec ses employés, fort peu chrétien. Dimanche dernier, je lui propose gentiment : « Mon cousin, allons à la messe à Pakhomovo ! » Et lui me fait : « Pas question ! Là-bas, le pope joue aux cartes » . Il n’est pas venu, aujourd’hui, soi-disant que le prêtre de Viédiéniapino boit et fume.. Il n’aime pas le clergé ! Il se fait lui-même ses petites cérémonies, en prenant sa sœur comme sacristain. Lui : prions le Seigneur ! Et elle, d’une petite voix de dinde : Seigneur, aie pitié de nous… Des péchés, tout ça. Je lui dis tous les jours : « Soyez raisonnable, mon cousin ! Repentez-vous ! » , il n’écoute même pas.
     Serguéï Nikanorytch, le buffetier, versa du thé dans cinq tasses, sur un plateau qu’il apporta à une table de dames. Avant même qu’il y soit arrivé, un cri retentit :
     — Qu’est-ce que c’est que cette façon de servir, sale porc ?
     C’était la voix du chef de gare. On entendit l’autre bredouiller timidement quelque chose, puis de nouveau une voix violemment courroucée crier :
     — Fiche-moi le camp !
     Très gêné, le buffetier revint au comptoir.
     — J’ai servi autrefois des comtes et des princes, fit-il à mi-voix, et maintenant, il paraît que je ne sais pas servir le thé… M’injurier ainsi devant un prêtre et des dames !
     Serguéï Nikanorytch avait à une certaine époque pas mal d’argent, et tenait le buffet d’une grande gare dans une ville qui était un nœud ferroviaire. Il portait alors un frac et une montre en or. Mais ses affaires marchaient mal, tout son argent était passé dans un service de luxe, les serveurs le filoutaient et, s’empêtrant petit à petit, il déménagea pour une gare moins animée ; d’où sa femme le quitta en embarquant toute l’argenterie, ce qui le fit arriver dans une autre gare, encore un cran en-dessous, où l’on ne servait pas de plats chauds. Puis dans une quatrième. Changeant ainsi souvent de place, et descendant toujours plus bas, il avait atterri en fin de compte à Progonnaïa, où il vendait seulement du thé, de la vodka bon marché accompagnée d’œufs durs et d’un saucisson résistant et sentant le goudron qu’il baptisait lui-même pour rire « saucisson à musique » . Il avait le haut du crâne complètement chauve, des yeux bleus à fleur de tête et des favoris épais et duveteux qu’il peignait souvent en se regardant dans  un petit miroir. Les souvenirs du passé le hantaient, il ne pouvait se faire ni au saucisson à musique, ni à la grossièreté du chef de gare ni aux moujiks cherchant à marchander, ce qui, selon lui, ne se faisait pas dans un buffet de gare, pas plus que dans une pharmacie. Sa pauvreté et son humiliation lui faisaient honte, sa vie se résumait désormais, pour une grande part, à cette honte.
     — Et le printemps se fait attendre, cette année, dit Matvieï, qui l’écoutait. Tant mieux, je n’aime pas le printemps. Il y a plein de boue, au printemps, Serguéï Nikanorytch. Pour les écrivains, le printemps, c’est le temps où l’on entend les oiseaux chanter, où le soleil se montre à nouveau, et alors ? Un oiseau est un oiseau, point. Ce que j’aime, c’est la bonne société, écouter les gens discuter de raligion9, entendre un chœur chanter quelque chose de joli, tandis que les rossignols, ils peuvent y rester, sur leurs petites branches !
     Il se mit derechef à raconter la faïencerie, le chœur, mais Serguéï Nikanorytch, vexé, n’arrivait pas à se calmer, et haussait sans arrêt les épaules en marmonnant quelque chose. Matvieï lui dit au revoir et s’en retourna à la maison.
     Il ne gelait pas et la neige ne tenait pas, sur les toits, mais il tombait une neige épaisse ; elle tourbillonnait vivement dans l’air et les nuées blanches s’abattaient l’une après l’autre sur la voie ferrée. Et, des deux côtés de la voie, se faisait entendre un long bruissement rude, venant des chênes de la forêt qu’une lune haute et cachée par les nuages éclairait à peine. Comme les arbres se font effrayants, quand la tempête les secoue ! Matvieï suivait la route qui longeait la voie, se cachant le visage dans les mains, le vent le bousculant dans le dos. Tout-à-coup apparut un petit cheval couvert de neige, un traîneau racla les pierres de la route et un moujik surgit, emmitouflé jusqu’aux oreilles, tout blanc lui aussi, agitant son fouet. Matvieï se retourna, le traîneau avait déjà disparu, happé comme le moujik, à croire que ce n’était qu’une vision, Matvieï hâta le pas, brusquement saisi d’une peur vague.
     Voici le passage à niveau, avec la maisonnette du garde. La barrière est levée, avec d’énormes congères de part et d’autre, la neige tourbillonne, un vrai sabbat de sorcières. Ici la voie ferrée se voit coupée par la route, ce chemin qui fut autrefois une vraie route et qu’on continue à appeler grande route. Sur la droite, non loin du passage à niveau, au bord de la route, se tient le cabaret de Tiériékhov, une ancienne auberge. Une petite lueur y tremblote toute la nuit.
     Quand Matvieï arriva, il sentit, depuis l’entrée, une forte odeur d’encens un peu partout. Son cousin, Iakov10 Ivanytch, poursuivait la vigile. Dans le coin de la pièce transformée en temple où ceci avait lieu, se tenait l’armoire aux icônes, avec les vieilles icônes des ancêtres enchâssées d’or, les murs étaient garnis, à droite comme à gauche, d’images de l’ancien comme du nouveau Testament, abritées ou non par de petites armoires. Sur une table couverte d’une nappe tombant jusqu‘à terre se voyaient un petit tableau représentant l’Annonciation, ainsi qu’un encensoir et une croix en bois de cyprès ; des cierges brûlaient.  Un lutrin se tenait près de la table. En passant devant le temple, Matvieï fit halte et jeta un coup d’œil. À ce moment-là,  Iakov Ivanytch récitait, devant le lutrin ; avec lui priait sa sœur Aglaïa11, vieille femme grande et maigre en robe bleue et foulard blanc. Il y avait aussi la fille de Iakov Ivanytch, Dachoutka12, une jeune fille d’environ dix-huit ans, laide, couverte de taches de rousseur, nu-pieds comme à son habitude, portant la robe dans laquelle, le soir, elle donnait à boire aux bêtes.13  
     — Gloire à toi qui nous apporte la lumière14 ! s’exclama d’une voix chantante Iakov Ivanytch en s’inclinant très bas.
     Aglaïa, la main sous le menton, se mit à chanter d’une petite voix monotone et glapissante. Le plafond laissait échapper d’autres voix incertaines, de mauvais augure, remplies de menaces, aurait-on dit. Suite à un incendie déjà ancien, l’étage était inhabité, des planches en condamnaient les fenêtres et le sol, entre les poutres, était jonché de bouteilles vides. C’était le vent qu’on y entendait hurler et frapper, à présent, comme si quelqu’un trébuchait contre les solives en marchant.
     Le cabaret occupait la moitié du rez-de-chaussée, dans l’autre partie vivait la famille de Tiériékhov, ce qui lui permettait de ne rien perdre des propos des ivrognes de passage, lorsqu’ils faisaient du raffut de l’autre côté. La chambre de Matvieï, accolée à la cuisine, était pourvue d’un grand poêle dans lequel, du temps de l’auberge, on faisait cuire le pain chaque jour. Dachoutka, faute d’avoir sa propre chambre, y logeait aussi, derrière le poêle. La nuit, on entendait le chant du grillon et la cavalcade des souris.  
     Matvieï alluma une bougie et se mit à lire un livre qu’il avait emprunté à un gendarme de la gare. Les prières cessèrent et tout le monde alla se coucher. Y compris Dachoutka, qui se mit à ronfler aussitôt, pour se réveiller et dire dans un bâillement :
     — Oncle Matvieï, ne gaspille pas en vain la bougie.
     — C’est ma bougie, répliqua Matvieï. Je l’ai achetée avec mon argent.
     Dachoutka se retourna dans son lit et se rendormit. Matvieï resta un long moment à lire – il n’avait pas sommeil – et, le livre terminé, il prit dans son coffre un crayon et écrivit sur une page du livre : « Moi, Matvieï Tiériékhov, ai lu ce livre, l’estime le meyeur que j’aye lu, et j’exprime ma reuconnaissance au sous-officier de la gendarmerie ferroviaire Kouzma Nikolaïev Joukov, propriétaire d’un livre très précieux » . Il tenait ce genre de suscription sur les livres d’autrui pour une marque de politesse indispensable.         
     
         



  1. Il y a dans ce nom une idée de bannissement.
  2. Office célébré la veille d’une fête religieuse.
  3. Pour nous : Matthieu.
  4. Image que Tchékhov affectionne. On la trouve notamment dans « La steppe » , quand Iégorouchka est à l’église.
  5. Silence très particulier, en effet.
  6. Liturgie orthodoxe : http://orthodoxie.typepad.com/files/gd_canon_tout.pdf
  7. L’auteur servit la messe comme enfant de chœur, ce qui le privait de sommeil,son père étant d’une religiosité extrême.
  8. La verste mesure 1,1 km.
  9. Sic. De même pour les fautes d'orthographe à la fin du chapitre.
  10. Ou Yakov : pour nous, Jacob. Origine hébraïque.
  11. Aglaé, pour nous. Origine grecque.
  12. Diminutif de Daria. Origine perse.
  13. En voici une habillée pour le printemps. Toute la scène, Tchékhov la décrit peut-être de mémoire : son père, Pavel, était extrêmement pieux – et brutal.
  14. Exclamation de louange terminant la vigile.





II



      Le jour de l’Annonciation, après le départ du train postal, Matvieï était assis au buffet de la gare, buvant du thé au citron et discourant. 
     Ses auditeurs étaient le buffetier et le gendarme Joukov.
     — Il faut que je vous dise, racontait Matvieï, que dans mes jeunes années, j’étais très porté sur la raligion1. J’avais à peine douze ans qu’à l’église je lisais les épîtres des apôtres, ce qui réjouissait fort mes parents, et chaque été, nous faisions un pèlerinage, ma défunte maman et moi. Les autres enfants étaient occupés à chanter ou à pêcher l’écrevisse, moi j’étais avec maman. Les adultes approuvaient ma conduite, et j’en étais moi-même satisfait. Je suis entré à la fabrique avec la bénédiction de tous et là-bas, tout en travaillant, je faisais partie du chœur, ce qui me faisait très plaisir. De moi-même, je ne buvais pas de vodka, je ne fumais pas, j’étais chaste, un tel comportement, on le sait bien, ne plaît pas à l’ennemi du genre humain2, il s’efforçait, le maudit, de m’abattre et entreprit de me brouiller l’esprit, comme c’est le cas pour mon cousin, à l’heure actuelle. Pour commencer, je fis le vœu de ne pas manger gras le lundi, de m’abstenir de viande toute la semaine et peu à peu, mes extravagances se multiplièrent. Pour la première semaine du Grand carême3, les saints pères ont institué le régime sec, mais il est admis que les travailleurs et les malades prennent du thé4, moi, de toute la semaine, je n’avalais strictement rien, par la suite, pendant tout le carême, je me suis interdit l'huile et, le mercredi, le vendredi et le dimanche, je ne mangeais pas du tout. Pareil pour les autres carêmes5. Avant la Saint-Pierre, les gens de l’usine mangeaient de la soupe au chou et au sandre, moi je me mettais à l’écart pour suçoter une biscotte. Tout le monde n’est pas de force égale, bien sûr, mais voici ce que je dirai à mon propre sujet : je n’avais pas de difficulté à jeûner, y mettre du zèle rendait même les choses plus faciles. On a faim seulement les premiers jours, ensuite l’habitude s’installe, on se sent mieux et, vous voyez, vers la fin de la semaine, on ne sent plus ses jambes, comme si l’on était sur un nuage, et plus sur terre. Je m’imposais encore toutes sortes de mortifications : je me relevais la nuit pour faire des génuflexions, je traînais de lourdes pierres, j’allais pieds nus dans la neige, je portais des chaînes, aussi. Et voici qu’un beau jour, pendant la confession, je me mets à penser : ce prêtre qui m’écoute, peut-être qu’il est marié, qu’il mange gras, qu’il fume ; comment peut-il donc me confesser, quel droit a-t-il de m’absoudre, en péchant davantage que moi ? J’évite même le beurre pendant le carême, tandis que lui, si ça se trouve, a mangé de l’esturgeon. Et me voilà parti voir un autre prêtre qui, comme par un fait exprès, est bedonnant, habillé d’une soutane en soie qui froufroute comme une robe de dame, et sent lui aussi le tabac. Je vais alors me recueillir dans un monastère, et je n’y trouve pas la paix, j’ai tout le temps l’impression que les moines n’observent pas la règle.  Après quoi, pas moyen de trouver de service religieux à mon goût : ici, on expédie la messe, là on escamote un chant, dans un autre endroit le sacristain nasille… Il m’est arrivé, que le Seigneur me pardonne, de me trouver dans une église, absolument furieux. Ils appellent ça prier ? J’ai commencé à avoir l’impression qu’à l’église, les gens ne se signent pas correctement, c’est tout juste s’ils écoutent ; je vois partout les gens boire, manger gras, fumer, forniquer, jouer aux cartes, il n’y a plus que moi à suivre les Commandements. Mon démon intérieur me harcelait, petit à petit j’ai cessé de chanter dans le chœur et d’aller à l’église ; je me voyais comme un juste rebuté par les imperfections de l’église, je poussais l’orgueil jusqu’à l’incroyance. Et je me suis mis en tête de fonder ma propre église6 ; j’ai loué une chambrette à une petite-bourgeoise sourde7, en dehors de la ville, à côté du cimetière, et je me suis fait là mon petit temple, comme le fait mon cousin maintenant, à ceci près que chez moi, il y avait de petites colonnes et un véritable encensoir. Dans ce temple, j’observais la règle des moines du Mont Athos, c’est-à-dire que, chez moi, les matines commençaient à minuit et que la vigile, pour les douze plus grandes fêtes8, durait dix heures, voire douze. Tout de même, les moines, eux, sont assis pendant la lecture des psaumes ou des épîtres, tandis que moi, je souhaitais faire davantage, je restais debout. Je récitais et je chantais longuement, en pleurant et en me lamentant, les mains levées, ensuite, sans avoir dormi, je partais travailler – je priais aussi au travail. Le bruit a couru, en ville : Matvieï est un saint, etc, Matvieï guérit les malades et les fous. Je n’avais bien sûr guéri personne, mais il bien connu qu’en cas de schisme, lorsqu’apparaît une doctrine mensongère, l’engouement des femmes n’a pas de limites. Comme les mouches sur un pot de miel. Me sont tombées dessus toutes sortes de bonnes femmes et de vieilles filles se jetant à mes pieds et m’embrassant les mains, criant au saint, l’une prétendit même voir une auréole autour de ma tête. Mon temple devint très fréquenté, il en vint encore, une vraie tour de Babel, mon petit démon prit totalement possession de moi, ses ignobles sabots m’aveuglant complètement. Nous étions comme des enragés. Je récitais, les bonnes femmes et les vieilles filles chantaient, passant des journées entières sans boire ni manger, elles partaient soudain dans des transes comme si la fièvre les tenait, en voici une qui crie, puis une autre – ça fait peur ! Et je deviens moi-même fébrile comme un youpin sur le gril9, je ne sais pas pourquoi nos jambes s’agitent toutes seules. C’est très bizarre, on saute, les mains partent dans tous les sens ; et puis, un premier cri, un glapissement, et nous voici tous à danser et à courir les uns derrière les autres, à se flanquer par terre. Et, inconscient et déchaîné, je tombe dans la fornication10.
     Le gendarme se mit à rire, mais, s’apercevant qu’il était le seul, reprit son sérieux et dit :
     — C’est l’histoire des buveurs de lait11. Y en a plein, au Caucase, à ce que j’ai lu12.
     — Mais  je n’ai pas été foudroyé, reprit Matvieï, avec un signe de croix et une petite prière à voix basse en direction de l’icône. C’est  ma défunte maman qui aura prié pour moi, dans l’autre monde. Alors qu’en ville, tout le monde me prenait pour un saint et que même des dames et de beaux messieurs venaient en catimini chercher un réconfort auprès de moi, je m’en vins trouver notre patron, Ossip Varlamytch, pour que nous pardonnions réciproquement nos fautes – c’était le jour du Pardon13 – et voilà qu’il ferme sa porte avec un petit crochet, si bien que nous restons en tête-à-tête, les yeux dans les yeux. Et il se met à me sermonner. Il faut que je vous dise qu’Ossip Varlamytch n’est pas un homme instruit, mais il a l’esprit fin, et tout le monde le respectait et le craignait, vu qu’il était sévère, qu’il observait les prescriptions divines et qu’il était laburieux14. Il dirigeait la ville depuis une vingtaine d’années et avait fait beaucoup de bien ; il avait fait répandre du grovier14 sur toute la rue-nouvelle-de-Moscou, badigeonner la cathédrale et en peindre les colonnes en vert mélachite14. Bref, il ferme la porte et – « à nous deux, j’ai deux mots à te dire, saleté… Tu te prends pour un saint ? Tu n’es pas du tout un saint, tu es un apostat, un hérétique et un scélérat… » Et il continue à dévider… Je ne peux pas vous répéter exactement ses mots, c’était construit, intelligent, il parlait comme un livre, et c’était drôlement émouvant. Deux heures, que ça a duré. Ses paroles m’ont fait de l’effet, mes yeux se sont ouverts. J’écoutais, j’écoutais, ce que j’ai pu fondre en larmes, brusquement ! « Sois donc un homme ordinaire, mange, bois, habille-toi et prie comme tout le monde, ce qui excède l’ordinaire vient du démon. Tes chaînes d’ermite, c’est le démon, tes jeûnes, le démon aussi, ton temple, encore le démon ; tout ça, m’a-t-il dit, c’est de l’orgueil démoniaque. » Le lendemain, le lundi pur15, signe envoyé par Dieu, je suis tombé malade. On m’a transporté à l’hôpital ; je souffrais mille morts, Je pleurais amèrement, j’étais très agité. Je me disais que j’allais filer de l’hôpital tout droit en enfer, et c’est tout juste si je ne suis pas mouru14. Je suis resté souffrant pendant six mois et, à peine sorti de l’hôpital, j’ai aussitôt mis fin à mes jeûnes et suis redevenu humain. Ossip Varlamytch m’a permis de repartir chez moi16 et m’a sermonné encore : « souviens-toi, Matvieï, tout ce qui est excessif est inspiré par le démon » . Et, à présent, je mange, bois et prie comme tout le monde… Et si un petit père embaume le tabac ou le rouquin, je n’ai pas l’impertinence de le condamner, car ce petit père n’est qu’un homme. Mais il suffit qu’on dise, en ville ou à la campagne, qu’on a trouvé un saint qui reste sans manger des semaines entières et applique ses propres règles, pour que je comprenne de quoi il s’agit. Voilà, messieurs, ce qui m’est arrivé. C’est maintenant à mon tour, comme l’a fait pour moi Ossip Varlamytch, de sermonner mon cousin et ma cousine et de leur faire des reproches, mais je prêche dans le désert, Dieu ne m’a pas donné l’art de la persuasion.
     Le récit de Matvieï était visiblement tombé à plat. Sans rien dire, Serguéï Nikanorytch se mit à ranger ses zakouskis sur les étagères, tandis que le gendarme mentionnait que le cousin de Matvieï, Iakov Ivanytch, était fort riche.
     — Il a au moins dans les trente mille17, fit-il.
     Le gendarme Joukov, les cheveux roux, le visage gras (ses joues ballotaient lorsqu’il marchait), costaud et l’air bien nourri, avait l’habitude, en l’absence d’un supérieur, de s’asseoir en prenant ses aises et en croisant les jambes ; tout en parlant, il se balançait avec désinvolture et sifflotait avec un air suffisant et une expression rassasiée, comme s’il venait de sortir de table. Il avait du bien et parlait toujours en connaisseur des questions d’argent. Il servait d’intermédiaire, lorsqu’on désirait vendre une propriété, un cheval ou une voiture usagée, on s’adressait à lui.
     — Oui, dans les trente mille, peut-être bien, reconnut Serguéï Nikanorytch. Votre grand-père, dit-il à l’adresse de Matvieï, avait une immense fortune. Immense ! Votre père et votre oncle en ont hérité. Votre père étant mort jeune, c’est votre oncle qui a tout récupéré, et donc, c’est allé à Iakov Ivanytch. Pendant que vous étiez en pèlerinage avec votre maman, puis dans votre faïencerie à jouer les ténors, ici on ne restait pas la bouche ouverte à vous attendre.
     — Votre part est donc de quinze mille, fit le gendarme en se balançant. Le cabaret vous appartient à tous les deux, c’est un bien indivis. Ouais. À votre place, il y a longtemps que je me serais adressé au tribunal. Bien entendu. Et, en attendant la décision du tribunal, je lui aurais bien cassé la gueule….
     On n’aimait guère  Iakov Ivanytch parce que, lorsque quelqu’un ne prie pas comme tout le monde, cela irrite jusqu’aux incroyants. Le gendarme avait une autre raison de ne pas l’aimer, la concurrence que lui faisait  Iakov Ivanytch dans la vente des chevaux et des voitures usagées.
     — Vous n’avez envie de faire un procès à votre cousin parce que vous-même, vous avez de l’argent, dit avec un regard envieux le buffetier à Matvieï. C’est bon pour ceux qui le peuvent, mais moi, je mourrai probablement dans ma situation actuelle…
     Matvieï tenta de le convaincre qu’il était sans argent, mais Serguéï Nikanorytch ne l’écoutait plus ; le souvenir du passé et des humiliations quotidiennes du présent l’avait envahi ; sa tête chauve s’était couverte de sueur, il était devenu tout rouge et clignait des paupières.
     — Maudite vie ! fit-il, rageur, en flanquant par terre un saucisson.







  1. Voir la première partie, note (9).
  2. Cette périphrase courante désigne le Diable.
  3. Avant Pâques.
  4. Avec un peu de pain noir et de la confiture, au moins.
  5. Le petit carême de l’Avent, notamment. Celui de la Saint-Pierre, aussi.
  6. Naissance des sectes. Pas seulement en Russie…
  7. Vous allez voir pourquoi.
  8. Fêtes religieuses comptées à partir de Pâques.
  9. Expression qu’on trouve ailleurs chez Tchékhov. Elle renvoie à la réalité des pogroms, l’auteur n’étant pas lui-même antisémite, il sera dreyfusard, contrairement à son  éditeur Souvorine.
  10. En avance sur Raspoutine.
  11. Secte datant du dix-huitième siècle et attendant l’ouverture du « Royaume du Christ » en bordure du Caucase.Voir, dans la nouvelle « Les voleurs » , le passage expliqué par la note (10).
  12. Voici un gendarme qui lit beaucoup, décidément.
  13. Dernier dimanche avant l’ouverture du Grand carême de Pâques. Ce n’est pas le Yom    Kippour juif, on se pardonne mutuellemement, ici.
  14. Sic. Notre Matvieï n’est pas trop savant lui-même. Voir, au premier chapitre, la   « raligion » . J’essaye de rendre les déformations que Tchékhov introduit sans    crier gare. 
  15. Suivant le dimanche du Pardon et ouvrant le Grand carême de Pâques.
  16. Ce qui s’appelait « carie osseuse » au chapitre I…
  17. Roubles.





III



     On racontait que l’auberge remontait à Alexandre Ier, une veuve venue s’installer là avec son fils l’aurait fait construire ; une certaine Avdotia Tiériékhova. Les voyageurs à qui il arrivait, à bord d’un train postal, de passer à proximité, en particulier par une nuit de pleine lune, éprouvaient un sentiment d’ennui, ainsi qu’une vague appréhension, à la vue de cette cour sombre avec son auvent en ruine et son portail toujours fermé, comme si l’endroit était un antre de sorcières ou un repaire de brigands. Et chaque cocher, en la dépassant, jetait un coup d’œil à la ronde et pressait ses chevaux. On s’y arrêtait à contrecœur, car les tenanciers se montraient bourrus et prenaient cher. La cour était boueuse même l’été ; dans cette boue vaquaient des porcs énormes et déambulaient des chevaux sans longe, les Tiériékhov jouant les maquignons, et il arrivait souvent à ces chevaux qui s’ennuyaient de se sauver et de s’échapper sur la route comme des cavales en furie, au grand effroi des voyageurs. Il y avait là autrefois beaucoup de circulation, s’y étiraient de longs convois de marchandises et divers incidents survenaient, comme la fois où, trente ans auparavant, les rouliers en colère s’étaient mis à se bagarrer et avaient tué un marchand de passage, ce dont témoignait encore à présent la croix penchée érigée à une demi-verste1 de là2 ; passaient des attelages de trois chevaux de poste sonnant de leurs clochettes, ainsi que de lourds carrosses de maître, et l’on y entendait les mugissements des troupeaux de bovins soulevant au-dessus de la route des nuages de poussière.
     Lorsque le chemin de fer fut construit, il n’y eut au début à cet endroit qu’une halte, simplement baptisée voie d’évitement, avant qu’on n’édifiât, une dizaine d’année plus tard, la gare de Progonnaïa.  La circulation sur l’ancienne route postale cessa presqu’entièrement, on n’y voyait plus que les hobereaux du coin et des moujiks, ainsi qu’une foule d’ouvriers au printemps et à l’automne. L’auberge se métamorphosa en cabaret ; l’étage subit un incendie, le toit jaunit de rouille, l’auvent s’écroula peu à peu, mais les énormes porcs, gras, roses et hideux, restèrent à patauger dans la boue. Comme par le passé, il arrivait aux chevaux de se ruer au-dehors et, la queue en bataille, de se répandre comme des furies sur la route. Au cabaret, on faisait commerce de thé, de foin, de farine, on y vendait même de la vodka et de la bière, à consommer sur place ou à emporter ; les boissons alcoolisées étaient vendues sous le manteau, car on n’avait jamais acheté de patente.
     Les Tiériékhov s’étaient toujours fait remarquer par leur forte religiosité, ils y avaient gagné le surnom de Pèlerins. Mais, peut-être parce qu’ils vivaient à l’écart comme des ours, évitaient les gens et pensaient par eux-mêmes, ils étaient enclins aux rêveries et aux doutes spirituels, et chaque génération vivait sa foi à sa manière. L’aïeule Avdotia, la bâtisseuse de l’auberge, observait le vieux rite3, son fils et ses deux petits-fils (les pères de Matviéï et de Iakov) étaient orthodoxes, reconnaissaient le clergé et priaient avec autant de vénération devant les anciennes icônes que devant les nouvelles ; devenu vieux, le fils cessa de manger de la viande et s’imposa le silence, parler devenant un péché, tandis que les petits-fils présentaient la particularité de rechercher dans les Écritures un sens caché, convaincus qu’ils étaient de la présence d’un secret dans chaque parole sainte. Arrière-petit-fils d’Avdotia, Matviéï luttait depuis l’enfance contre sa propension aux rêveries et faillit en mourir, alors que l’autre arrière-petit-fils, Iakov Ivanytch, initialement de rite orthodoxe, cessa subitement, après la mort de sa femme, d’aller à l’église et se mit à prier chez lui. Ce qui séduisit à son tour sa sœur Aglaïa, qui ne fréquenta plus l’église et n’y envoya pas sa nièce Dachoutka. Il se disait aussi que, dans sa jeunesse, Aglaïa avait fréquenté les Flagellants à Viédiéniapino, et qu’elle était restée secrètement membre de la secte, d’où le foulard blanc qu’elle arborait.
     Iakov Ivanytch avait dix ans de plus que Matviéï. C’était un très beau vieillard, de haute taille, avec une grande barbe blanche qui lui arrivait presque à la ceinture et des sourcils drus qui lui donnaient un air sévère, voire méchant. Il portait un manteau cintré d’un bon tissu ou une pelisse courte de mouton noir, s’efforçant toujours d’avoir une mise propre et décente ; il portait des caoutchoucs même par temps sec. Il n’allait pas à l’église car, selon lui, on n’y observait pas correctement le rite, aussi parce que les prêtres buvaient du vin pendant des périodes d’interdiction, et qu’ils fumaient. Chez lui, chaque jour, il lisait la bible et chantait avec Aglaïa. À Viédiéniapino, on ne lisait pas le canon aux matines et l’on se passait de vêpres même les jours de grande fête, alors que lui, à domicile, lisait tout ce qui correspondait à chaque jour de l’année, sans sauter une ligne et en y mettant le temps qu’il fallait, et, quand il avait du temps libre, lisait à haute voix la vie des saints. Et, dans la vie courante, il observait scrupuleusement les règles ; ainsi, durant le Grand carême5, si le vin était autorisé tel jour « pour aider à supporter les veillées » , il ne se faisait pas faute d’en boire, même si ça ne lui disait rien.
     S’il lisait les Écritures, chantait les psaumes, balançait son encensoir et jeûnait, ce n’était pas dans l’attente d’une récompense venue du Très-Haut, mais par souci d’ordre. L’homme ne peut vivre sans foi, et cette foi doit s’exprimer selon des règles, d’année en année, au jour le jour, selon un ordre bien établi, de sorte que, chaque matin comme chaque soir, l’homme s’adresse à son créateur avec les mots et les pensées convenant à telle heure et à telle date. Il convient de vivre – et donc de prier – d’une façon qui soit agréable à Dieu6, ce qui signifie qu’il ne faut lire et chanter, chaque jour, que ce qui sera agréable à Dieu, c’est-à-dire ce que prévoit le rite ; on ne doit donc lire le premier chapitre de saint Jean que le jour de Pâques et, de Pâques à l’Ascension, il n’y a pas lieu de chanter « Louons la mère de Dieu » , etc. Connaître cet ordre et son importance procurait un grand plaisir à Iakov Ivanytch, quand il priait.  Lorsqu’il était dans l’obligation d’enfreindre cette loi, par exemple pour aller en ville chercher des provisions ou aller à la banque, il en éprouvait des remords et se sentait malheureux.
        L’arrivée soudaine de son cousin Matviéï, quittant sa fabrique pour venir prendre ses quartiers au cabaret, perturba d’emblée l’ordre en vigueur. Il ne voulait pas prier avec eux, mangeait et buvait son thé en dehors des heures prévues pour cela, se levait tard et buvait du lait le mercredi et le vendredi, en raison de sa santé fragile, soi-disant ; il entrait tous les jours dans le temple de Iakov, au moment dela prière, et se mettait à crier : « Revenez à vous, mon cousin ! Repentez-vous ! » Ce qui faisait monter le sang au visage de Iakov Ivanytch, tandis qu’Aglaïa, n’y pouvant tenir, commençait à lâcher des invectives. Ou encore, la nuit, Matviéï se glissait à pas de loup dans le temple et disait d’une voix douce : « Mon cousin, Dieu n’agrée point votre prière. Car il est écrit : fais la paix avec ton frère avant de venir me présenter tes offrandes7. Vous prêtez à usure et trafiquez avec la vodka. Repentez-vous ! »
     Iakov ne voyait dans ces paroles de son cousin que les excuses habituelles des insouciants à l’esprit creux qui parlent d’aimer son prochain, de se réconcilier avec son frère, etc, dans le seul but d’éviter la prière , le jeûne et la lecture des livres saints, et qui méprisent le gain et les pourcentages seulement parce que le travail leur fait peur. Il est certes beaucoup plus facile d’être pauvre et dépourvu de biens comme de soucis, que d’être riche.
     Tout ceci le mettait néanmoins dans des émois qui l’empêchaient de prier comme auparavant. À peine était-il entré dans son temple et avait-il ouvert un livre, qu’il se mettait à redouter d’être dérangé par son cousin ; et de fait, Matviéï se montrait bientôt, qui criait d’une voix tremblante : « Revenez à vous, mon cousin ! Repentez-vous ! » Exaspérant la sœur de Iakov, ce dernier se mettant à hurler : « Hors de ma maison ! » À quoi l’autre répliquait : « Cette maison est aussi la mienne » .
     Iakov se remettait à lire, mais ne parvenait pas à retrouver son calme et, sans s’en apercevoir, commençait à rêvasser au-dessus du livre ; il avait beau tenir pour nulles les paroles de son cousin, lui revenaient en mémoire, ces derniers temps, qu’il est difficile pour le riche d’entrer dans le royaume de Dieu8, qu’en telle année, il avait fait une très bonne affaire en achetant un cheval volé, que du temps même de sa défunte épouse, un jour un ivrogne avait succombé chez lui à un excès de vodka…
     La nuit, à présent, il dormait mal, il avait le sommeil léger, et il pouvait entendre soupirer Matviéï, lui aussi éveillé, repensant à sa fabrique, à ses carreaux de faïence.  Et, tandis qu’il se retournait dans son lit, la nuit, lui revenaient en mémoire le cheval volé, l’ivrogne et le chameau de l’Évangile8.     
     C’était comme si les rêves revenaient. Et chaque jour, comme par un fait exprès, alors qu’on était déjà fin mars, la neige tombait, la forêt bruissait comme en hiver, à croire que le printemps ne serait jamais là. Le temps prêtait à l’ennui et aux querelles haineuses, et la nuit, lorsque le vent s’engouffrait à l’étage, on aurait dit qu’il y avait quelqu’un là-haut, les rêves l’envahissaient, sa tête devenait brûlante, le sommeil le fuyait.
     



  1. Rappel : la verste mesure 1,1 km.
  2. Tout ce passage évoque fortement la première grande nouvelle de l’auteur, écrite sept ans plus tôt : « La steppe » 
  3. D’avant les réformes de Nikon, au dix-septième siècle : https://fr.wikipedia.org/wiki/Orthodoxes_vieux-croyants.
  4. Secte apparue après le schisme des Vieux-Croyants : https://fr.wikipedia.org/wiki/Khlysts
  5. Celui de Pâques.
  6. En droite ligne de l’Ancien testament.
  7. Matthieu, 5. 23 et 24.
  8. Marc, 10. 17–31. « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu ! »



IV



     Le matin du lundi saint1, Matviéï entendit de sa chambre Dachoutka dire à Aglaïa :
     — L’autre jour, l’oncle Matviéï a dit qu’il ne fallait pas jeûner.
     Matviéï se souvint de toute la discussion qu’il avait eue la veille avec Dachoutka, et se vexa soudain.
     — Ne mens pas, jeune fille ! gémit-il, tel un malade. Le jeûne est nécessaire, notre Seigneur lui-même a jeûné pendant quarante jours2. Je t’ai seulement expliqué que les gens maigres doivent prendre garde.
     — Écoute-les, ces ouvriers, ce sont de bons apôtres, ironisa Aglaïa en passant la serpillière : en semaine, elle lavait par terre, ce qui la mettait de mauvaise humeur. À l’usine, on s’y connaît, en matière de jeûne. Demande-lui donc, à ton oncle, de te raconter comment il lampait du lait pendant le carême, avec sa vipère de chérie. Il fait la leçon aux autres, mais sa vipère, il ne s’en souvient plus. Demande-lui donc à qui il a laissé son argent.
     Matviéï cachait soigneusement à tout le monde, comme une blessure purulente, qu’à l’époque où, pendant les prières, sautaient et couraient avec lui des vieilles et des moins vieilles,  il avait eu une liaison avec une petite-bourgeoise, et qu’un enfant en était né. Avant de rentrer chez lui, il avait donné à cette femme toutes ses économies, jusqu’à devoir emprunter à son patron de quoi prendre son billet de train, si bien qu’il ne lui restait que quelques roubles, qu’il dépensait en thé et en bougies. Son ancienne chérie lui écrivit par la suite que l’enfant était mort, en lui demandant ce qu’il fallait faire de l’argent. Un employé de la gare amena la lettre, qu’Aglaïa intercepta et lut, après quoi, elle se mit à reprocher quotidiennement sa « chérie » à Matviéï.
     «  Une blague, tout juste neuf cents roubles ! poursuivait Aglaïa. Tu as donné neuf cents roubles à une vipère étrangère, une jument de ton usine, crèves-en ! Elle montait déjà sur ses ergots et glapissait : tu ne réponds rien ? Te voilà mis en pièces, avorton ! Donner neuf cents roubles, comme on donne un kopeck ! Tu aurais pu les déposer pour le compte de Dachoutka, quelqu’un de ta famille, pas une étrangère, ou encore les envoyer à Biéliov, pour secourir les malheureux orphelins3. Et ta vipère n’en serait pas morte, qu’elle soit trois maudite, cette diablesse anathème, qu’elle ne voie pas le jour radieux ! »
     Iakov Ivanytch lui cria quelque chose ; il était déjà temps de réciter les heures4. Elle se débarbouilla, mit un fichu blanc et, dans un silence modeste, alla rejoindre dans leur temple son frère chéri. Quand elle parlait à Matviéï ou servait le thé aux moujiks, au cabaret, c’était une maigre et méchante vieille à la vue perçante, alors qu’au temple son visage se faisait pur et attendri, elle rajeunissait, elle s’inclinait comme par minauderie, elle arrondissait la bouche en cœur.
     Iakov Ivanytch se mit à lire les heures d’une voix douce et mélancolique, ce qu’il faisait toujours lors du Grand carême5. Au bout d’un petit moment, il s’arrêta et prêta l’oreille au silence régnant dans la maison, puis reprit sa récitation, avec un sentiment de plaisir ; il joignait les mains, roulait des yeux, balançait la tête et poussait des soupirs. Mais des voix se firent soudain entendre. Le gendarme et Serguéï Nikanorytch étaient venus rendre visite à Matviéî. La présence d’étrangers gênait Iakov Ivanytch, qui n’osait plus lire et chanter à voix haute ; entendant les voix, il se mit à chuchoter lentement. Depuis le temple, ils entendirent le buffetier déclarer :
     — Le Tatar de Chtchélov cèdera l’affaire pour mille cinq cents. On peut lui donner cinq cents tout de suite et le reste en billets à ordre. Ainsi, Matviéî Vassilitch, ayez la bonté de me prêter ces cinq cents roubles. Je vous les rendrai avec deux pour cent d’intérêt par mois.
     — Où voulez-vous que je trouve cet argent ? dit Matviéï avec stupéfaction. Où ?
     — Deux pour cent par moi, pour vous, c’est un don du ciel, expliquait le gendarme. Autrement, cet argent dort chez vous inutilement.
     Puis les invités partirent, ce fut le silence. Mais à peine Iakov Ivanytch avait-il recommencé à réciter et à chanter à voix haute qu’une voix, derrière la porte, demanda :
     — Mon cousin, permettez-moi de prendre un cheval pour aller à Viédiéniapino !
     C’était Matviéï. et l’inquiétude s’empara de nouveau de Iakov.
     — Lequel prendriez-vous ? demanda-t-il en réfléchissant. Un gars a déjà pris le bai pour amener un cochon, et l’étalon, je vais moi-même le monter pour aller à Choutiéïkino, dès que j’aurai fini.
     — Mon cousin, comment se fait-il que vous, vous puissiez disposer des chevaux, et pas moi ? fit la voix irritée de Matviéï.
     — Moi, je ne balade pas, c’est pour affaires.
     — Les chevaux font partie de notre héritage commun, vous devez comprendre cela, mon cousin.
     Un silence s’ensuivit. Iakov attendait le départ de Matviéï pour se remettre à prier.
     — Mon cousin, dit Matviéï, je suis un homme malade, je ne veux pas vous disputer la propriété, soyez le maître, mais donnez-moi au moins une partie de l’héritage, que j’aie de quoi vivre. Si vous le faites, je partirai.
     Iakov se taisait.Il aurait bien voulu dénouer ce nœud, en finir avec Matviéï, mais il ne pouvait pas lui donner d’argent, car tout l’argent avait été investi ; et puis, chez les Tiériékhov, on ne connaissait aucun exemple de partage ; le partage, c’était la ruine.
     Attendant que Matviéï s’en aille, Iakov gardait le silence, l’œil sur sa sœur, craignant que celle-ci n’aille s’en mêler en jetant des invectives comme ce matin. Lorsque Matviéï s’en alla enfin, il se remit à réciter, mais le cœur n’y était plus, à force de s’agenouiller, il avait mal au crâne et ses yeux s’obscurcissaient, sa voix douce et mélancolique l’endormait lui-même. Lorsqu’un tel découragement s’emparait de lui la nuit, il l’attribuait au fait qu’il ne dormait pas, mais, dans la journée, cela l’épouvantait, il avait l’impression qu’un démon s’était posé sur son cou.
     Ayant fini tant bien que mal les heures, il se rendit à Choutiéïkino, mécontent et courroucé. À l’automne, des terrassiers qui creusaient un fossé de bornage avaient consommé pour dix-huit roubles au cabaret, et il fallait à présent retrouver à Choutiéïkino l’entreprise, pour se faire payer. En raison du dégel et de la tempête de neige, la route était devenue cahoteuse et indistincte, disparaissant même par endroits ; la neige s’était complètement affaissée sur les côtés de la route, si bien qu’on se retrouvait comme sur un remblai étroit et qu’il devenait très difficile de se ranger de côté, si quelqu’un venait en face. Le ciel, depuis le matin, s’était couvert, et il soufflait un vent humide…
     Apparut en sens inverse un long convoi ; des femmes amenant des briques. Iakov dut s’écarter, son cheval enfonça dans la neige jusqu’au ventre, son traîneau individuel pencha vers la droite et il dut se déporter lui-même à gauche pour ne pas verser,  conservant cette position tout le temps que le longeait lentement le convoi ; il entendait à travers les rafales de vent les traîneaux grincer et les chevaux étiques souffler, ainsi que les bonnes femmes qui disaient : « le Pèlerin6 est en voyage » , l’une d’elles ajoutant rapidement, avec un regard de pitié pour le cheval :
     — On dirait que la neige va durer jusqu‘à la Saint-Georges7. On n’en peut plus !
     Toujours penché, Iakov était dans une position inconfortable, clignant des yeux à cause du vent et voyant toujours défiler les chevaux suivis de leurs chargements de briques rouges. Et, peut-être du fait de cet inconfort, de la douleur qu’il ressentait sur le flanc, le mécontentement l’envahit, cette affaire pour laquelle il s’était déplacé lui parut soudain une broutille, il réfléchit et se dit qu’il pourrait envoyer demain un ouvrier à Choutiéïkino.  Lui revinrent en mémoire, comme la nuit précédente, lors de son insomnie, les paroles au sujet du chameau, bientôt suivies par des images s’infiltrant dans son esprit, celle du moujik qui lui avait vendu un cheval volé, celle de l’ivrogne et celle des femmes lui apportant en gage leur samovar. Certes, un marchand s’efforce toujours de tirer bénéfice, mais Iakov ressentit une lassitude en pensant à son état de marchand, il aurait voulu s’enfuir au loin, la pensée qu’il lui faudrait encore, ce soir, lire les vêpres, lui pesa. Il recevait en pleine figure le vent qui s’engouffrait dans son col, il lui semblait que c’était le vent qui lui chuchotait toutes ces pensées ramenées du fin fond de la campagne enneigée… En regardant ces champs qu’il connaissait depuis son enfance, Iakov se rappela que ces idées le préoccupaient déjà dans ses jeunes années, lorsque les rêveries l’envahissaient et que sa foi vacillait.
     Rester seul en pleine campagne fut au-dessus de ses forces, il fit demi-touret se mit à suivre en silence le convoi, et les bonnes femmes riaient en disant :
     — Voici le Pèlerin qui rentre.
     À la maison, en raison du Carême, on ne faisait rien cuire et on n’allumait pas le samovar, ce qui rendait les journées très longues. Iakov Ivanytch avait depuis longtemps rentré le cheval, fait amener de la farine à la gare, il avait récité par deux fois des psaumes, mais il restait beaucoup de temps jusqu’au soir. Aglaïa avait déjà lavé par terre dans toutes les pièces et, pour se désennuyer, farfouillait chez elle dans un coffre au couvercle montrant les étiquettes de bouteille collées partout dessus. Triste et affamé, Matviéï restait assis à lire, ou s’approchait du poêle hollandais dont il examinait longuement les carreaux de faïence, qui lui rappelaient son ancienne fabrique. Après avoir dormi, Dachoutka alla donner à boire au bétail. Alors qu’elle puisait de l’eau, la corde se rompit et le seau retomba au fond du puits. Un ouvrier partit chercher un croc pour remonter le seau, suivi de Dachoutka pieds nus dans la neige, des pieds rouges comme les pattes d’une oie, et caquetant : « Pafond, là-bas » Elle voulait dire que le puits était trop profond pour que le croc remonte le seau, mais l’ouvrier ne la comprenait pas et, visiblement, elle lui cassait les pieds, tant et si bien qu’il se retourna brusquement et se mit à l’injurier fort grossièrement. Iakov Ivanytch, sortant à ce moment dehors, entendit Datouchtka répliquer avec volubilité par un long chapelet de jurons bien sentis qu’elle n’avait pu apprendre que des moujiks s’enivrant au cabaret.
     — Espèce de dévergondée ! s’écria-t-il, épouvanté. Qu’est-ce que c’est que ces paroles ?
     Elle regarda son père avec une perplexité bovine, ne comprenant pas pourquoi il ne fallait pas parler ainsi. Il s’apprêtait à la sermonner, mais elle lui apparut si sinistrement sauvage que, pour la première fois depuis qu’elle vivait chez lui, il comprit qu’elle n’avait aucunement la foi. Et cette vie au fond des bois, dans la neige et en compagnie de moujiks ivres et proférant des jurons, lui apparut, aussi sinistrement sauvage que la jeune fille, et, pour tout sermon, il se contenta de secouer la main et rentra à l’intérieur.
     Le gendarme et Serguéï Nikanorytch revinrent à ce moment voir Matviéï. Iakov Ivanytch se rappela que ces gens-là aussi étaient de tranquilles mécréants, et la vie lui sembla étrangement insensée et sans joie, comme la vie d’un chien ; il sortit tête nue, fit les cent pas dans la cour, alla sur la route, serrant les poings, marchant toujours sous les flocons qui recommençaient à tomber, la barbe au vent, secouant la tête comme pour se débarrasser d’un poids, comme si des démons étaient assis sur son cou, ce n’était plus lui qui avançait, mais une bête sauvage, un fauve énorme et terrible, s’il se mettait à crier, ce serait un rugissement qui sortirait de sa gorge, un rugissement qui s’enfoncerait dans la forêt et balayerait les champs, semant l’effroi…        
     



  1. Début de la semaine sainte.
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Tentation_du_Christ
  3. dans le texte : les orphelins de Marie. Institution charitable de l’époque, sûrement.
  4. Réciter le bréviaire, en le fractionnant suivant le moment de la journée. Pour un équivalent chez les Catholiques : https://fr.wikipedia.org/wiki/Heures_canoniales. Peut correspondre ici aux laudes.
  5. De Pâques.
  6. C’est le surnom de la famille. Voir le chapitre III.
  7. Le 23 avril, dans l’ancien calendrier.



V



     Quand il revint chez lui, le gendarme n’y était plus, le buffetier, en revanche, dans la chambre de Matviéï, calculait quelque chose en s’aidant d’un boulier. C’était un vieil habitué du cabaret, un visiteur quasiment quotidien ; auparavant, il allait voir Iakov Ivanytch, mais ces derniers temps, il discutait avec Matviéï. Toujours occupé à faire des comptes sur un boulier, l’air tendu et le visage en sueur, il demandait de l’argent, ou bien, lissant ses favoris, il racontait sa vie passée, évoquant le buffet de la grande gare où il préparait de la sangria pour les officiers et, lors des dîners d’apparat, servait de la soupe au sterlet. En dehors des buffets, rien au monde ne l’intéressait, il ne savait parler que de mets, de services et de vins. Un jour, servant du thé à une jeune femme en train d’allaiter, et tâchant d’être agréable, il lui avait dit :
     — Le sein d’une mère, c’est le buffet d’un bébé.
     Faisant ses comptes sur le boulier dans la chambre de Matviéï, il demandait de l’argent et disait qu’à Progonnaîa, il ne s’en sortait plus, du ton de quelqu’un sur le point de fondre en larmes :
     — Où puis-je aller, à présent ? Dites-le moi, de grâce !
     Puis Matviéî alla dans la cuisine éplucher des pommes de terres cuites, datant sans doute de la veille. Le silence régnait, et Iakov Ivanytch se dit que le buffetier avait dû partir.  Il était plus que temps d’entamer les vêpres ; il appela Aglaïa et, pensant qu’il n’y avait plus personne, se mit à chanter à voix haute. Il récitait, chantait, tout en se disanrt autre chose en son for intérieur : « Pardonne-moi, Seigneur ! Sauve-moi, Seigneur ! » Et il enfilait les génuflexions1 jusqu’à s‘épuiser, tout en continuant à hocher la tête, au grand étonnement d’Aglaïa. Il attendait en la redoutant l’arrivée de Matviéï et ressentait contre ce dernier une animosité que ni la prière ni les génuflexions ne pouvaient vaincre.
     Matviéï ouvrit sans bruit la porte et entra dans le petit temple.
     — Quel péché ! soupira-t-il d’un air de reproche. Ravisez-vous, mon cousin, repentez-vous !
     Iakov Ivanytch, les poings serrés et évitant de regarder Matviéï de peur de le frapper, sortit rapidement du temple. Se sentant à nouveau tel une énorme et terrible bête sauvage, comme tantôt sur la route, il traversa le vestibule et passa dans l’autre moitié de la bâtisse, cette partie grisâtre et sale, imprégnée de brouillard et de fumée où les moujiks prenaient le thé, et se mit à y marcher lourdement de long en large, faisant vibrer les tables et trembler la vaisselle sur les étagères. Il lui apparaissait de façon claire, à présent,  que sa propre foi laisssait à désirer et qu’il n’arrivait plus à prier comme auparavant. Il lui fallait se repentir, se reprendre, revenir à la raison, vivre et prier autrement. Mais comment prier ? Ou alors, tout ceci n’était qu’une ruse du Malin, il ne fallait rien changer ? Que faire ? Auprès de qui prendre conseil ? Quelle faiblesse ! Il s’arrêta et, se prenant la tête dans les mains, se mit à méditer, mais la présence de Matviéï à proximité l’empêchait de réfléchir tranquillement.. Il revint vite dans ses appartements.
     Assis dans la cuisine devant un bol de pommes de terre, Matviéï mangeait. Près du poêle, assises l’une en face de l’autre, Aglaïa et Dachoutka embobinaient des fils. Une planche à repasser séparait la table où mangeait Matviéï du poêle, avec dessus un fer à repasser refroidi.
     — Ma cousine, demanda Matviéï, laissez-moi y mettre de l’huile !
     — Qui mange gras, un jour pareil ? répliqua Aglaïa.
     — Ma cousine, je suis un laïc, pas un moine.
     — Bien sûr, chez vous, à la fabrique, on se permet tout.
     Aglaïa attrapa sur une étagère une bouteille d’huile et la posa avec fracas devant Matviéï, une expression de joie mauvaise sur les lèvres, contente de le voir pécher.
     — Et moi, je te dis que tu ne dois pas manger gras ! cria Iakov.
     Aglaïa et Dachoutka tressaillirent, tandis que Matviéï, exactement comme s’il n’avait rien entendu, versait de l’huile dans son bol et se remettait à manger.
     — Et moi, je te dis que tu ne dois pas manger gras ! cria Iakov encore plus fort, devenant tout rouge, s’emparant soudain du bol et le jetant par terre de toutes ses forces, faisant voler des tessons dans toute la cuisine. Pas un mot ! s’écria-t-il avec fureur devant Matveï qui restait coi. Je te l’interdis ! répéta-t-il en donnant un coup de poing sur la table.
     Blème, Matviéï se leva.
     — Mon cousin ! fit-il, la bouche pleine. Revenez à vous, mon cousin !
     — Fiche le camp de chez moi à l’instant même ! cria Iakov, révulsé par le visage ridé de Matviéï, sa voix, les miettes dans sa moustache et sa mastication. Du balai, on te dit !
     — Mon cousin, calmez-vous ! Le démon de l’orgueil s’est emparé de vous !
     — Silence ! (Iakov se mit à trépigner.) Va-t-en, espèce de diable !
     — Sachez, dit Matviéï, se fâchant et élevant la voix à son tour, sachez que vous êtes un apostat et un hérétique. Les maudits démons vous cachent la vraie lumière, Dieu n’agrée point votre prière. Repentez-vous pendant qu’il est encore temps ! Cruelle est la mort du pécheur ! Repentez-vous, mon cousin !
     Iakov l’attrapa aux épaules, et il écarta de la table un Matviéï qui, blêmissant davantage, bredouillant d’un air égaré et épouvanté : « Mais qu’est-ce que … ? Mais qu’est-ce que… ? » et s’efforçant de résister et d‘échapper à l’étreinte de Iakov, agrippa la chemise de celui-ci sous le cou et en déchira accidentellement le col ; Aglaïa, s’imaginant qu’il voulait frapper Iakov, s’empara de la bouteille d’huile et, de toutes ses forces, en flanqua un coup sur la tête de ce cousin détesté. Matviéï chancela et son visage prit à l’instant une expression tranquille et indifférente ; la respiration lourde, Iakov, que l’espèce de cri animal poussé par la bouteille en s’abattant sur le crâne de Matviéï remplissait d’une excitation heureuse, retint ce dernier en montrant du doigt à plusieurs reprises (il s’en souvint parfaitement par la suite) le fer à repasser à Aglaïa, et ce fut seulement lorsqu’il eut les mains couvertes de sang et que Dachoutka éclata bruyamment en sanglots, lorsque s’écroula la planche à repasser sous le poids de Matviéï s’affalant sur elle, ce fut seulement à ce moment que prit fin son accès de fureur et qu’il comprit ce qui s’était passé2.
     — Crève donc, étalon des fabriques ! fit avec dégoût Aglaïa, tenant toujours le fer à repasser ; son foulard blanc, éclaboussé de sang, glissa sur ses épaules, libérant ses cheveux blancs. Tu n’as que ce tu mérites !
     C’était horrible. Les fils dans les mains, Dachoutka était assise par terre à côté du poêle, secouée de sanglots, s’inclinant en cadence en disant : « gam ! gam ! » Le plus effrayant, pour Iakov, c’était la vue des pommes de terre baignant dans le sang, il avait peur de marcher dessus, et il y avait encore quelque chose d’effroyable, une chose accablante comme un mauvais rêve, une chose qu’il ne perçut pas tout de suite, mais encore plus terrifiante. C’était la présence, sur le pas de la porte, du buffetier Serguéï Nikanorytch,, son boulier dans les mains, livide, contemplant avec effroi la scène. Ce fut seulement losqu’il fit demi-tour, fila dans le vestibule et s’enfuit dehors, que Iakov comprit qui c’était et  partit à sa suite.
     Tout en s’essuyant les mains dans la neige, il réfléchissait. La pensée lui traversa l’esprit que son employé avait eu la permission de rentrer dormir chez lui au village et qu’il était parti depuis longtemps ; on avait égorgé un cochon la veille, ce qui avait laissé d’énormes taches de sang sur la neige et dans le traîneau, il y en avait même sur la maçonnerie du puits, d’un côté, de sorte que le sang dans lequel baignait à l’heure actuelle toute la famille de Iakov n’éveillerait pas de soupçons. Dissimuler le meurtre serait pénible, mais voir s’amener, depuis la gare, le gendarme qui siffloterait et sourirait d’un air railleur, tandis que des moujiks leur lieraient solidement les mains, à lui et à Aglaïa, pour les amener triomphalement au district, et de là, à la ville, tous les montrant du doigt et s’exclamant gaiement : « on emmène les Pèlerins » – cette perspective semblait à Iakov plus terrible que tout le reste, de quoi avoir envie de se laisser du temps, de reporter à plus tard cet opprobre.    
     — Je peux vous prêter mille roubles… dit-il, ayant rejoint Serguéï Nikanorytch. Cela ne sert à rien d’en parler à quiconque… ça ne ressuscitera personne. Et, ayant du mal à suivre le buffetier qui pressait le pas sans se retourner, il ajouta : je peux aller jusqu’à quinze cents… 
     Il s’arrêta, hors d’haleine, tandis que Serguéï Nikanorytch poursuivait sa route du même pas rapide, de peur, sans doute, de se faire occire à son tour. Il attendit d’avoir dépassé le passage à niveau, et parcouru encore la moitié de la distance qui séparait ce dernier de la gare, pour jeter un rapide coup d’œil et ralentir le pas. À la gare et le long de la voie brillaient déjà les lueurs rouges et vertes ; le vent s’était calmé, mais les flocons de neige continuaient à tomber, blanchissant la route. Parvenu aux abords de la gare, Serguéï Nikanorytch fit halte, réfléchit un peu et revint résolument sur ses pas. Il commençait à faire très sombre.
     — D'accord pour quinze cents, Iakov Ivanytch, dit-il à voix basse, tout tremblant.    





  1. Au cours desquelles non seulement on s’agenouille, mais on touche le sol de la tête.
  2. Ralenti glaçant. Connaissant les méthodes d’écriture de Tchékhov, on pouvait se douter que le fer à repasser n’avait pas fait en vain son apparition, un peu plus haut.



VI


     L’argent de Iakov Ivanytch se trouvait à la banque, en ville, mais sous le coup d’une double hypothèque ; chez lui, il conservait juste de quoi couvrir les dépenses courantes. Une fois rentré dans la cuisine, il mit la main sur la boîte en fer-blanc contenant les allumettes et, à la lueur bleue du soufre en train de brûler, eut le temps d’entrevoir Matviéï, gisant au pied de la table comme il l’avait laissé, déjà recouvert cependant d’un drap blanc laissant juste dépasser les bottes. Un grillon chantait. Aglaïa et Dachoutka n’étaient pas restées dans l’appartement : elles étaient passées au salon de thé, occupées à embobiner du fil en silence, assises derrière le comptoir. Une lanterne à la main, Iakov Ivanytch alla dans sa chambre et prit sous le lit le petit coffre contenant son argent. Il y avait là quatre cent vingt roubles en petites coupures, plus trente-cinq roubles en pièces. Les billets exhalaient une forte et désagréable odeur. Ayant serré l’argent dans sa chapka, Iakov sortit dans la cour et alla au portail. Il regarda de tous les côtés, sans apercevoir le buffetier. 
    — Hop ! cria-t-il.
     À la hauteur du passage à niveau, une silhouette indistincte se détacha de la barrière et s’approcha d’un pas peu décidé.
     — Qu’avez-vous à tournicoter ? fit Iakov, reconnaissant le buffetier. Voici déjà ceci pour vous : un peu moins de cinq cents, c’est tout ce que j’ai, ici.
     — Très bien… Merci beaucoup, murmura Serguéï Nikanorytch en s’emparant avec avidité de l’argent qu’il fourra dans sa poche ; même dans l’obscurité, on percevait qu’il tremblait de tout son corps. Soyez tranquille, Iakov Ivanytch… Ça m’apporterait quoi, de bavarder ? Je n’ai rien vu. Comme on dit, je ne sais rien de rien. Motus et bouche cousue… et il ajouta dans un soupir : fichue vie !
     Ils se tinrent silencieux quelques instants, sans se regarder.
     — Tout ça pour des broutilles, Dieu seul peut s’y retrouver… fit en tremblant le buffetier. Moi, j’était assis à faire mes comptes, j’ai entendu du bruit… Je suis venu voir, et vous, pour une histoire d’huile et de carême… Où est-il, à présent ?
     — Allongé dans la cuisine.
     — Vous devriez l’emporter… À quoi bon attendre ?
     Iakov le raccompagna jusqu’à la gare en silence, puis rentra chez lui et attela le cheval pour amener Matviéï à Limarovo. Il avait résolu d’abandonner le corps dans les bois de Limarovo, au beau milieu de la route, puis de dire à tout le monde que Matviéï était parti à Viédiéniapino et n’en était pas revenu, tout le monde penserait qu’il s’était fait assassiner en chemin. Il savait que ça ne tromperait personne, mais se remuer, faire quelque chose, combiner le tout était moins dur que de rester assis à attendre. Il appela Dachoutka et conduisit Matviéï avec elle. Aglaïa restait pour remettre en ordre la cuisine.
     Quand Iakov et de Dachoutka revinrent, ils trouvèrent la barrière du passage à niveau abaissée. Un long convoi de marchandises défilait, tiré par deux locomotives ahanant et crachant par leur cendrier des gerbes d’étincelles rouges. À la vue de la gare, la locomotive de tête poussa un sifflement aigu.
     — Siffle, dit Dachoutka.
     Le train s’éloigna enfin et le garde, sans se bousculer, leva la barrière.
     — C’est toi, Iakov Ivanytch ? fit-il. Je ne t’avais pas reconnu, bonne fortune !
     Une fois rentrés, il fallait dormir. Aglaïa et Dachoutka s’étendirent côte à côte par terre dans le salon de thé, tandis que Iakov s’installait sur le comptoir.. Ils ne dirent pas de prières et n’allumèrent pas de veilleuse avant de se coucher. Aucun des trois ne put fermer l’œil jusqu’au matin, mais ils n’échangèrent pas une parole, écoutant le vent cogner à l’étage, comme si quelqu’un marchait. 
     Au bout de deux jours, arrivèrent de la ville le commissaire de police rurale et un juge d’instruction1 qui perquisitionnèrent pour commencer dans la chambre de Matviéî, puis dans tout le cabaret. Ils interrogèrent en premier lieu Iakov, et celui-ci expliqua que Matviéï était parti lundi soir pour assister aux vêpres à Viédiéniapino et qu’il avait dû être tué par des scieurs employés en ce moment le long de la ligne. et lorsque le juge-enquêteur lui demanda comment il se faisait qu’on avait retrouvé Matviéï sur la route, mais que sa chapka était restée dans sa chambre – plutôt étrange, non ? – et comment il il se faisait  qu’on n’avait pas trouvé la moindre goutte de sang à côté du corps, alors qu’il avait la tête défoncée et le visage et le torse ensanglantés, Iakov se troubla  et répondit, désemparé :
     — Je n’en sais rien.
     Et ce que redoutait tant Iakov arriva : la venue du gendarme, lequel se mit à fumer dans le temple et Aglaïa fondit sur lui comme sur le commissaire rural, des insultes à la bouche, et lorsqu’on les emmena ensuite, les moujiks étaient assemblés auprès du portail, disant d’un air ravi : « On embarque les Pèlerins » .
     Pendant l’interrogatoire, le gendarme établit tout de suite que Iakov et Aglaïa avaient tué Matviéï pour ne pas partager l’héritage avec lui, que Matviéï avait son argent à lui et que, si on ne l’avait pas trouvé lors de la perquisition, cela voulait évidemment dire que Iakov et Aglaïa en avaient disposé3. On interrogea également Dachoutka. Elle dit que l’oncle Matviéï et la tante Aglaïa se querellaient chaque jour, en venant presque aux mains pour des histoires d’argent, et que l’oncle était riche, vu qu’il avait même fait cadeau à une chérie de sa connaissance de neuf cents roubles.
     Dachoutka demeura seule au cabaret ; plus personne ne venait y boire de thé ni de vodka, tantôt elle rangeait l’appartement, tantôt elle avalait du miel et des craquelins ; mais quelques jours plus tard, le garde-barrière, interrogé, dit qu’il avait vu le lundi, tard dans la soirée, revenir de Limarovo Iakov et Dachoutka. Celle-ci fut arrêtée à son tour, emmenée en ville et emprisonnée. On sut bientôt de la bouche d’Aglaïa que Serguéï Nikanorytch avait assisté au meurtre ; une perquisition chez lui fit découvrir de l’argent à un endroit bien inhabituel, à l’intérieur d’une botte de feutre, sous le poêle, quelques pièces et trois cents roubles en billets. Il jura ses grands dieux que cet argent provenait de transactions et que cela faisait plus d’un an qu’il n’avait pas mis les pieds au cabaret, mais des témoignages indiquèrent qu’il était sans le sou, particulièrement ces derniers temps, et qu’il allait tous les jours au cabaret pour emprunter de l’argent à Matviéï, le gendarme racontant pour sa part qu’il avait lui-même, le jour du meurtre, par deux fois accompagné le buffetier au cabaret pour l’aider à faire cet emprunt. On se rappela opportunément que lundi soir, Serguéï Nikanorytch était allé quelque part et ne s’était pas montré à l’arrivée du train mixte4. On l’arrêta aussi.
     Le procès eut lieu onze mois plus tard.
     Iakov Ivanytch avait beaucoup vieilli, beaucoup maigri et parlait tout bas, comme quelqu’un de malade. Il se sentait faible, pitoyable, comme un nain devant les autres, on aurait dit que, du fait des remords et des songes qui ne l’avaient pas quitté en prison, il avait vieilli et maigri aussi bien spirituellement que physiquement. Lorsqu’il fut mentionné qu’il ne fréquentait pas l’église, le président du tribunal lui demanda :
     — Vous êtes vieux-croyant5 ?
     — Je n’en sais rien, répondit-il.
     Il n’avait plus la moindre foi, ne savait rien, ne comprenait rien, la foi qui l’habitait naguère lui répugnait à présent, elle lui semblait absurde et sinistre. Aglaïa ne s’était nullement calmée, elle continuait de lancer des invectives contre le défunt Matviéï, le rendant responsable de tous les malheurs survenus. Les favoris de Serguéï Nikanorytch avaient cédé la place à une grande barbe ; devant le tribunal, il se tenait, tout rouge, en sueur, visiblement honteux de sa blouse grise et de se retrouver sur le même banc que de simples moujiks. Il tenta maladroitement de se justifier et, désireux de prouver qu’il ne s’était pas rendu au cabaret de toute l’année, entama une controverse avec les témoins, à la grande hilarité de l’assistance. Dachoutka avait grossi en prison ; au tribunal, ne comprenant pas les questions qu’on lui posait, elle déclara simplement avoir eu très peur quand l’oncle Matviéï avait été tué.
     Ils furent tous les quatre reconnus coupables d’homicide volontaire motivé par l’argent. Iakov Ivanytch fut condamné à vingt ans de travaux forcés, Aglaïa à treize années et demi5, Serguéï Nikanorytch à dix ans et Dachoutka à six ans.       





  1. En Russie, le juge participe à l’enquête.
  2. C’est en fait un sous-officier de gendarmerie, souvent Cosaque.
  3. Comme nous le savons, tout ceci est faux. Le témoignage de la demi-idiote Dachoutka va refermer la trappe. L’engrenage conçu par Tchékhov est enclenché.
  4. Train amenant d’une part des passagers, des marchandises de l’autre.
  5. Voir la note 3 du chapitre III.
  6. Les deux-tiers de la peine de Iakov, apparemment.



VII


     Un soir, tard, un vapeur étranger mouilla en rade de Doué1, à Sakhaline2, pour demander du charbon. On proposa au commandant de rester jusqu’au matin, mais il refusa d’attendre ne fût-ce qu’une heure, expliquant qu’il risquait de repartir sans charbon, si le temps se gâtait durant la nuit3. Le temps, dans la manche4 de Tatarie, peut se gâter en moins d’une heure, et le rivage de Sakhaline devient alors dangereux. Or il avait déjà fraîchi, et de bonnes vagues se montraient.
     On fit sortir de la la prison de Voïévodsk5, la plus sévère et la plus sinistre d’aspect de toutes les prisons de Sakhaline, un détachement de détenus, que l’on envoya à la carrière de charbon. Il s’agissait de remplir de charbon des péniches qu’une vedette à vapeur remorquerait jusqu’au bateau qui se tenait à une bonne demi-verste6 de la côte, pour ensuite charger le charbon à bord – tâche épuisante, lorsque la péniche donne contre la paroi du vapeur et que les gens au travail ont le mal de mer et tiennent à peine debout. Les bagnards, sortis du lit et ensommeillés, marchaient sur le rivage en trébuchant dans les ténèbres et en faisant sonner leurs fers. Sur la gauche, se distinguait à peine le rivage sombre et escarpé, tandis qu’à droite régnait une obscurité complète, absolue, d’où montait le gémissement de la mer, un « a… a… a… a… »  monotone et prolongé, et l’on pouvait seulement apercevoir la crête blanche des premières vagues lorsque le surveillant rallumait sa pipe, dévoilant fugitivement le fusil d’un soldat d’escorte et les rudes visages de deux ou trois détenus, ou quand il s’approchait de l’eau, une lanterne à la main.
     Iakov Ivanytch, surnommé ici le Balai en raison de sa longue barbe, faisait partie du détachement. Personne ne l’appelait plus depuis longtemps par son prénom et son patronyme7, on l’appelait simplement Iachka8. Sur place, il était mal vu, parce que, environ trois mois après son arrivée au bagne, en proie à un fort, un insurmontable mal du pays, il avait cédé à la tentation et s’était enfui, mais on l’avait vite rattrapé, condamné au bagne à perpétuité et à quarante coups de fouet ; il avait été passé par les verges deux autres fois pour dilapidation de vêtements fournis par l’administration, bien que, les deux fois, on lui eût volé ses habits. Le mal du pays était né en lui dès le début, quand on l’avait amené à Odessa et que le train des bagnards avait fait halte, de nuit, à Progonnaïa : collé à la fenêtre, Iakov s’était efforcé d’apercevoir sa cour, mais, dans l’obscurité, il n’avait rien vu du tout.
     Il n’avait personne à qui parler du pays. Sa sœur Aglaïa avait été expédiée au bagne quelque part en Sibérie, il ne savait pas où elle était à présent. Dachoutka était à Sakhaline, mais on l’avait attribuée comme concubine à un colon9 habitant bien plus loin10 ; il n’avait plus entendu parler d’elle jusqu’au jour où un colon échoué à la prison de Voïévodsk lui avait raconté que Dachoutka était déjà mère de trois enfants. Serguéï Nikanorytch servait comme valet chez un fonctionnaire, pas très loin, à Doué, mais était hors de question de le rencontrer, car il préférait ignorer les simples bagnards11.
     Le détachement arriva à la carrière de charbon et s’installa sur le débarcadère12. À ce qu ‘on disait, on ne transborderait pas de charbon, car le temps se gâtait décidément, le vapeur s’apprêtait à repartir. On distinguait trois lueurs. L’une d’elles se déplaçait : c’était la vedette qui s’était dirigée vers le vapeur et en revenait déjà, pour annoncer s’il fallait oui ou non se mettre au travail. Tremblant à cause du froid automnal et de l’humidité montant de la mer, s’emmitouflant dans sa pelisse fort courte et déchirée, Iakov Ivanytch regardait fixement, sans ciller, en direction de sa patrie. Depuis qu’il faisait prison commune avec des gens venus de différents horizons, – des Russes, des Ukrainiens, des Tatars, des Géorgiens, des Chinois, une Finnoise13, des Tziganes et des Juifs – depuis qu’il avait prêté l’oreille à leurs conversations et observé leurs souffrances, il avait de nouveau tourné son regard vers Dieu, il lui semblait avoir enfin trouvé la foi authentique, celle à laquelle aspirait tant et avait si longtemps cherché sans pouvoir la découvrir toute sa lignée, depuis son aïeule Avdotia. Tout devenait clair, il comprenait où était Dieu et comment il fallait le servir, une seule chose demeurait incompréhensible, la variété des destins humains, pourquoi cette foi simple que certains reçoivent en partage à la naissance, l’atteindre lui avait coûté, à lui, si cher, tant et si bien que le souvenir de toutes ces horreurs et de toutes ces souffrances, qui le harcèlerait sans répit et à coup sûr jusqu’à sa mort, faisait trembler ses mains et ses jambes comme celles d’un ivrogne ? Il scrutait intensément les ténèbres, il lui semblait apercevoir, à travers les milliers de verstes de cette obscurité, sa patrie, sa région natale, son district, Progonnaïa, il voyait l’ignorance, la sauvagerie, l’insensibilité, l’indifférence brutale et bornée des gens qu’il y avait laissés ; ses yeux étaient brouillés de larmes, mais il continait à regarder au loin, vers les faibles lueurs, à peine visibles, en provenance du vapeur, il avait le cœur serré en pensant au pays, il voulait vivre, revenir chez lui, y expliquer sa foi nouvelle, sauver de sa perte ne fût-ce qu’une âme et vivre sans souffrit, ne fût-ce qu’un jour.14
     La navette accosta, et le surveillant fit savoir à voix haute qu’on ne chargerait pas le charbon.
    — Demi-tour ! ordonna-t-il. En silence !
     On entendit le vapeur remonter l’ancre. Il soufflait déjà un vent fort et pénétrant et, en haut de la falaise, les arbres craquaient. La tempête était sur eux.
     
     



  1. Traduit « Douï » en 1971 par Lily Denis, pour la carte de l’île de Sakhaline. Je pense qu’il s’agit d’une erreur, due à la proximité d’une rivière qui, elle, s’appelle la Douïka.
  2. Supplément gratuit : cinq ans après son périlleux voyage à Sakhaline et peu après avoir terminé d’écrire son rapport (« L’île de Sakhaline »), l’auteur nous emmène à une extrémité de la Sibérie. Comme un petit aperçu de l’enfer.
  3. Les tempêtes ne sont pas rares, à Sakhaline, signale le rapport de Tchékhov.
  4. Le détroit fait plus de cenrt kilomètres de large.On dit souvent « Manche de Tartarie », ou « Détroit de Tartarie » , suivant l’erreur intéressée qui a transformé les Tatars en Tartares (le Tartare est un fleuve de l’Enfer, dans la mythologie grecque… ).
  5. Tchékhov en parle au chapitre huit de son rapport sur l’île. À signaler qu’on rencontre dans ce même chapitre un bagnard du nom de… Tiériékhov, que l’auteur a ici réutilisé.
  6. Rappel : la verste mesure 1,1 km.
  7. Façon habituelle, en Russie, de désigner quelqu’un et de s’adresser à lui.
  8. Diminutif de Iakov.
  9. Colon libre, en général un ancien bagnard.
  10. L’île fait dans les 700 km en longueur.
  11. L’éternel buffetier a trouvé le moyen de reprendre du service. Jusqu’au bout, Tchékhov ne lâche pas ses personnages.
  12. Les carrières sont des mines à ciel ouvert longeant le rivage. Elles sont décrites au chapitre huit de « l’île de Sakhaline ».
  13. De Finlande.
  14. Cette fin rappelle la fin de la nouvelle « Le duel ». 





FIN



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