samedi 19 mai 2018

De Lermontov à Mandelstam...


     Il est très difficile de rendre dans notre langue la musicalité du vers russe, fondée sur l’assonance incessante et le rythme imposé par les coups de marteau de l’accent tonique. Cela fournit une excuse commode pour éviter de chercher à reconstituer la rime, le plus souvent de façon artificielle et en s’écartant parfois fortement du texte initial.

     Voici deux poèmes que sépare un intervalle de quatre-vingts ans, rempli de morts, de bruit et de fureur. Le premier est dû à Mikhaïl Liermontov, celui qui sut pleurer Pouchkine et devint célèbre du jour au lendemain dans la Russie entière. Les derniers vers rappellent Pouchkine, et le désenchantement du début trouvera un écho dans maints poèmes d’un autre suicidaire, Serge Essénine. Suicidaire, car Lermontov, persécuté par le tsar Nicolas Ier qui le hait depuis son éloge funèbre de Pouchkine, va par lassitude chercher la mort dans un duel, en juillet 1841, quelques semaines après la rédaction du poème…

     Le second est l’œuvre d’Ossip Mandelstam et date de 1921 : l’acméisme a été emporté (à moins qu’il ne soit sur la crête de la vague, les images du poème peuvent le suggérer) par la tourmente de 1917 et Goumiliov a été fusillé, ou va bientôt l’être  – malgré l’intervention de Gorki.  Mandelstam impose le silence, quatre-vingts ans après, aux étoiles que laissait encore converser Lermontov. Dans une gare transparente où le métal est réenchanté par les violons (ceux de Chagall ?)  erre une ombre…  Faut-il y voir, de même que dans le mutisme des étoiles, une prémonition de sa propre mort, qui surviendra dix-sept ans plus tard, d’épuisement, sur la route menant aux camps de la Kolyma ?









Je vais seul sur la route 

(Mikhaïl Liermontov)




Je vais seul sur la route ;
Le silex du chemin brille à travers le brouillard ;
La nuit est paisible. Le désert prête l’oreille à Dieu,
Et l’étoile bavarde avec l’étoile.


Les cieux sont  étrangement solennels !
La terre dort dans un rayonnement bleuté…
Pourquoi tant de douleur en moi, et tant de peine ?
Est-ce une attente, ou un regret ?


De la vie, je n’attends plus rien,
Et je ne regrette absolument rien ;
Je cherche la liberté et le repos !
J’aimerais tout oublier et m’endormir !


Mais pas du froid sommeil de la tombe…
Je voudrais m’endormir à jamais,
Et que sommeillent en moi les forces de la vie,
Que la respiration soulève ma poitrine, sans bruit ;


Que, suave à mon oreille, et la nuit et le jour,
Ma voix chante doucement l’amour,
Qu’au-dessus de moi toujours reverdisse
Le chêne sombre, qu’il s’incline et bruisse.











Le concert dans la gare

(Ossip Mandelstam)




L’air est irrespirable, et le ciel grouille de vers,
Et pas une seule étoile ne parle,
Mais Dieu peut voir la musique au-dessus de nos têtes,
La gare vibre du chant des Muses,
Et de nouveau fusionne l’air des violons,
Que déchire le sifflement des locomotives. 


Immense jardin. Globe vitré de la gare.
Un monde de fer à nouveau sous le charme.
Vers le bruyant festin de l’Élysée embrumé
Se transporte le wagon avec solennité.
Un cri de paon, le grondement d’un piano –
Je suis arrivé trop tard. J’ai peur. C’est un rêve.


Et j’entre dans la forêt de verre de la gare,
La formation des violons pleure, en plein désarroi.
Âpre commencement du chœur nocturne,
Odeur de roses dans les serres en décomposition
Où passa la nuit, sous le ciel de verre,
Une ombre chère, au sein des foules nomades.


Et j’en ai la vision : plongé dans la musique et l’écume,
Le monde de fer tremble, si misérable.
Je m’appuie contre le verre de l’entrée.
La vapeur brûlante aveugle la prunelle des archets.
Où vas-tu donc ? Au banquet funèbre de l’ombre chérie,
Pour la dernière fois la musique aura pour nous retenti.

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