lundi 14 août 2023

Le chien blanc (Fiodor Sologoub)

     Voici une courte nouvelle fantastique de l'auteur du Démon mesquin, datant de 1908...


 Le chien blanc


     Tout lui est devenu tellement odieux, dans cet atelier d’un trou de province – ces modèles, le bruit des machines et les caprices des clientes –, cet atelier où Alexandra Ivanovna avait appris le métier, et où elle travaillait depuis tant d’années comme coupeuse. Tout irritait Alexandra Ivanovna, elle s’en prenait à tout le monde, invectivait les humbles apprenties, tombait sur Tanietchka1, la benjamine de l’atelier, entrée comme apprentie la veille seulement. Au début, Tanietchka évitait de lui répondre, ensuite elle lui avait dit, d’une voix polie et si calmement que tout le monde, en dehors d’Alexandra Ivanovna, s’était mis à rire :


     — Vous êtes un vrai chien, Alexandra Ivanovna. 


     Celle-ci s’était vexée.


     — Chien toi-même ! avait-elle crié à Tanietchka qui, assise, était en train de coudre.


     Tanietchka s’arrachait de temps en temps à son travail et disait tranquillement, sans hâte :


     — Vous aboyez tout le temps… Un véritable chien… Et vous en avez le museau… et les oreilles… Et la queue ébouriffée… La patronne va bientôt vous chasser, vu que vous êtes un chien méchant, un sale cabot2.


     Tanietchka était une fille toute jeune, toute rose et potelée, avec un joli petit visage à l’air un brin rusé. Son regard était très paisible, elle était vêtue comme une apprentie, les pieds nus, ses petits  yeux étaient très clairs et ses sourcils couraient en formant deux arc hauts et joyeux sur son front également bombé et pâle, sous des cheveux châtain sombre, lisses et bien peignés, qui, de loin, semblaient noirs. Elle avait une voix sonore, égale, posée, insinuante – à écouter seulement le son de cette voix, sans faire attention aux paroles, on aurait pu croire qu’elle disait des amabilités à Alexandra Ivanovna.


     Les autres ouvrières riaient, les apprenties pouffaient à l’abri de leurs tabliers noirs et avec des regards craintifs en direction d’Alexandra Ivanovna, qui s’empourprait de fureur.


     — Saleté ! cria—t-elle. Je vais te décoller les oreilles ! T’arracher les cheveux !


     Tanietchka continuait d’une voix douce :


     — Les pattes courtes… Le cabot aboie et mord… Il faut lui prendre une muselière.


     Alexandra Ivanovna se précipita vers Tanietchka. Mais, avant que celle-ci eût le temps de poser son travail et de se lever, la patronne entra, trapue, corpulente, faisant bruire les plis de sa robe lilas. Elle déclara d’un ton sévère :


     — Alexandra Ivanovna, qu’avez-vous à faire du tapage ?!


     D’une voix émue, Alexandra Ivanovna dit :


     — Irina Petrovna, enfin ! Interdisez-lui de me traiter de chien !


     Tanietchka se plaignit :


     — Elle est tout le temps en train d’aboyer sans raison. Elle passe son temps à me chercher querelle pour des riens, en aboyant.


     Mais la patronne la regarda sévèrement et dit :


     — Tanietchka, je lis tes pensées. N’est-ce pas toi la débutante ? Ne te figure pas que tu es déjà une ouvrière importante. Ne te prends pas pour ta mère3.


     Tanietchka piqua un fard, mais garda un air innocent et gentil. Elle répondit humblement à la patronne :


     — Pardonnez-moi, Irina Petrovna, je ne le ferai plus. J’essaye juste de ne pas lui4 chercher chicane, mais elle a des mots très durs pour moi – je vais te tirer les oreilles. Je ne suis plus une gamine.


      — Depuis longtemps, Tanietchka ? demanda gravement la patronne, qui s’approcha de Tanietchka – et dans l’atelier devenu silencieux résonnèrent deux gifles, accompagnées d’un cri faible de Tanietchka :


     — Ah ! Aie !


     Alexandra Ivanovna rentra chez elle presque malade de rage. Tanietchka avait deviné son point sensible.


     « Un chien, soit, se disait Alexandra Ivanovna, qu’est-ce ça peut lui faire ? Moi, je ne cherche pas à savoir qui elle est, un serpent ou un renard, que sais-je, je ne l’épie pas pour voir qui elle est, la Tatiana, au bout du compte. On peut en apprendre sur tout le monde, seulement, pourquoi sortir des injures ? En quoi un chien, c’est pire qu’autre chose ? »


     La claire nuit d’été se morfondait et soupirait, apportant dans les rues paisibles de la petite ville une fraîcheur languide venue des champs voisins. La lune s’était levée, claire et pleine, tout comme elle s’était levée, par le passé, au-dessus de la vaste étendue désertique de la steppe, patrie des sauvages libres, hurlant et se faisant la guerre au nom de la vieille angoisse de la terre. C’était la même lune.


     Et, tout comme à cette époque, luisaient des yeux angoissés, et se serrait d’anxiété un cœur sauvage auquel la ville n’avait pas fait oublier la steppe immense, se serrait aussi une gorge torturée par le désir de pousser un hurlement sauvage.


     Elle allait se déshabiller, mais à quoi bon ? De toute façon, elle ne s’endormirait pas.


     Elle franchit la porte. Dans l’entrée, les planches sales grinçaient sous ses pieds nus, des copeaux et des grains de sable lui chatouillaient gaiement les pieds.


     Elle sortit sur le perron; La grand-mère Stépanida était assise là, noire dans sa robe noire, sèche et toute ridée. Courbée, vieille, elle semblait se réchauffer aux rayons froids de la lune.


      Alexandra Ivanovna s’assit sur une marche à côté d’elle. Elle jeta un coup d’œil à la vieille, de côté. Le grand nez recourbé de la vieille lui parut être le bec d’un vieil oiseau. 


     « Une corneille ? » songea Alexandra Ivanovna.


     Elle sourit, oubliant sa peur et son angoisse. Ses yeux intelligents de chien brillèrent du plaisir d’avoir trouvé. À la lueur vert pâle de la lune, les petites rides de son visage flétri se déplissèrent et disparurent, elle redevint jeune, comme dix ans plus tôt, lorsque la lune ne l’appelait pas encore à aboyer et à hurler la nuit sous les fenêtres des bains sombres.


     Elle se rapprocha de la vieille et dit d’une voix caressante :


     — Grand-mère Stépanida, je peux vous poser des questions ?


     — Quoi donc, ma belle ? Demande-moi.


     Alexandra Ivanovna rit tout bas, un froid lui parcourut soudain le dos et fit frémir ses  épaules maigres, et elle dit à voix basse :


     — Grand-mère Stépanida, il me semble… je ne sais pas si c’est vrai, comment dire ? Grand-mère, ne vous vexez pas, je ne dis pas cela par méchanceté…


     — Allons, allons, parle, n’aie pas peur, ma chérie, dit la vieille, qui regarda Alexandra Ivanovna de ses yeux brillants et perçants.


     Et Alexandra Ivanovna reprit :


     — Il me semble, grand-mère – vraiment, ne vous vexez pas –, que vous êtes une corneille, grand-mère.


     La vieille se détourna et hocha la tête en silence. Elle paraissait repenser à quelque chose. Sa tête au nez nettement prononcé était inclinée et se balançait, Alexandra Ivanovna avait par moments l’impression que la vieille somnolait. Somnolait tout en chuchotant quelque chose, juste sous son nez. Sa tête se balançait, et elle chuchotait de vieilles paroles, d’antiques formules de magie…


     Dans la cour, tout était calme, ce n’était ni le jour ni l’obscurité, et tout paraissait, aux alentours, ensorcelé par ces antiques paroles prophétiques chuchotées sans bruit. Tout languissait et se pâmait, et la lune brillait, et l’angoisse étreignait de nouveau le cœur, et ce n’était ni un rêve ni la réalité. Des milliers odeurs, non remarquées durant la journée, se distinguaient nettement et évoquaient quelque chose de très ancien, de primitif, enfoui au long des siècles.


     La vieille murmurait, d’une voix à peine perceptible :


     — Une corneille, oui. C’est juste que je n’ai pas d’ailes. Je croasse, je croasse, ils s’en fichent pas mal. Je peux prévoir l’avenir, et je ne peux pas m’empêcher de croasser, mais les gens, vois-tu, ne veulent pas m’écouter. Je vois le verdict de l’avenir, et je veux croasser, encore et encore.


     La vieille écarta soudain les bras d’un geste large et cria deux fois, d’une voix perçante :


     — Croa, croa !


     Alexandra Ivanovna tressaillit. Elle demanda :


     — Grand-mère, pour qui croasses-tu ?


     — Pour toi, ma belle, pour toi.


     Cela devenait effrayant, de rester avec la vieille. Alexandra Ivanovna s’en alla chez elle. Elle s’assit sous la fenêtre ouverte et écouta : deux personnes étaient derrière le portail, et discutaient.


     — Il ne fait que hurler, disait avec irritation une voix grave.


     — Mais toi, mon oncle5, tu l’as vu? demanda une voix douce de ténor. d’après cette voix, Alexandra Ivanovna se figura aussitôt un gars aux cheveux roux et frisés, couvert de taches de rousseur : un gars de la cour voisine.


     Une minute s’écoula dans un silence terne. Et brusquement, la voix rauque et irritée se fit entendre :


     — Je l’ai vu. Il est grand. Tout blanc. Il est étendu près des bains et hurle à la lune. 


     Elle se représenta, là encore d’après la voix, une barbe noire en éventail, un front bas et ramassé, de petits yeux porcins et d’épaisses jambes écartées.


     — Pourquoi hurle-t-il, mon oncle ? demanda la voix douce. De nouveau, la voix enrouée ne répondit pas  tout de suite.


     — En tout cas, c’est mauvais signe. Et je ne sais pas d’où il sort.


     — Et si c’était un loup-garou, mon oncle ? demanda la voix douce.


     — Ne t’y mets pas, répondit la voix enrouée.


     Ces paroles étaient incompréhensibles, et ne donnaient pas envie d’y réfléchir. Et elle n’avait plus envie d’y prêter l’oreille. Que lui importaient le son et le sens des paroles humaines ?!


     La lune lui arrivait directement sur la figure, l’appelant avec une  insistance épuisante. Son cœur se serrait d’une angoisse trouble, celle de ne pas être à sa place.


     Alexandra Ivanovna se déshabilla rapidement. Nue, blanche, elle passa dans l’entrée, entrouvrit la porte extérieure : personne sur le perron, ni dans la cour. Elle traversa en courant la cour et le potager et parvint aux bains. La forte sensation de froid dans son corps et de terre froide sous ses pieds la réjouit. Mais son corps se réchauffait déjà.


     Elle s’étendit dans l’herbe, sur le ventre. Elle se souleva sur ses coudes, tourna sa figure vers la lune se mourant de langueur et poussa un long hurlement.


     — Tu l’entends qui hurle, mon oncle ? dit près du portail le gars frisé et roux. Le ténor à la voix douce tremblait de peur.


     — Il hurle, le maudit, répliqua sans hâte la voix rauque et mauvaise.


     Ils se levèrent du banc où ils étaient assis. Le loquet du portillon claqua. Ils traversèrent silencieusement la cour et le potager. Marchait le premier l’aîné, un homme robuste à la barbe noire qui avait un fusil dans les mains. Le frisé se serrait derrière lui craintivement. Il regardait par-dessus son épaule.


     Derrière les bains, un grand chien blanc était étendu dans l’herbe, hurlant. Sa tête, noire à son sommet, était levée vers la lune charmant le ciel froid, ses pattes de derrière étaient étrangement allongées, tandis que celles de devant s’appuyaient, droites et souples, sur le sol. Sous la lueur d’un vert blafard et irréel de la lune, il paraissait énorme – atteignant des dimensions qui n’était plus celles d’un chien de ce monde —, gros et gras. La tache noire en haut de sa tête s’étirait en une traînée sinueuse au long de son dos, comme une  tresse de femme flottant librement. On ne voyait pas sa queue – elle devait être enroulée. Le pelage sur son corps était si court que le chien, de loin, semblait entièrement nu, et sa peau avait, à la clarté lunaire, un éclat mat, on aurait dit qu’une femme était étendue là, nue dans l’herbe, qui hurlait comme un chien.


     L’homme à la barbe noire visa. Le frisé fit un signe de croix en bredouillant.


     Le coup de feu retentit et roula au loin. Le chien poussa un glapissement, sauta sur ses pattes arrière, prit l’apparence d’une femme nue et, couvert de sang, se jeta en avant, glapissant, gémissant et hurlant.


     L’homme à la barbe noire et le frisé s’écroulèrent dans l’herbe, et, pris d’un sauvage effroi, se mirent à hurler.



  



Notes


  1. Diminutif de Tania, c’est-à-dire de Tatiana.
  2. Le terme russe du titre désigne aussi bien un chien qu’une chienne. Mais le terme utilisé ici renvoie à un chien mâle.
  3. Sans garantie. Le passage est obscur.
  4. Avec, dans le texte russe, des pluriels de déférence (peut-être feinte) pour une aînée.
  5. Appellation d’un aîné, pas nécessairement de votre famille. De même, la grand-mère pouvait très bien être une simple voisine.

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