samedi 12 août 2023

Un démon mesquin (Fiodor Sologoub) : le texte intégral

     Je reprends ici la présentation de l'auteur esquissée pour la nouvelle Le captif :

     Quelques mots sur l’auteur, en m’appuyant sur ce que raconte à son sujet le Wikipedia russe, et sur la petite dizaine de pages que lui consacre (à l’intérieur du tome « L’Âge d’argent ») la grande Histoire de la littérature russe sous la direction des quatre savants Iéfime Etkind, Georges Nivat, Ilia Serman et Vittorio Strada aux éditions Fayard :


     Fiodor Téternikov naquit en février 1863 à Saint-Pétersbourg. Son père était un ancien paysan ukrainien devenu tailleur, sa mère une Pétersbourgeoise. Deux ans plus tard naquit sa sœur Olga. La famille n’était pas riche et sa situation s’aggrava quand sonn père mourut précocement en 1867. Ayant pu fréquenter un établissement pédagogique de renom, Fiodor devient enseignant à dix-neuf ans pour subvenir aux besoins de sa famille. Il est muté en province et ne reviendra à Pétersbourg qu’en 1892, alors qu’il est déjà actif sur le plan littéraire, il écrit des vers. Nikolaï Minski l’introduit dans le cercle de la revue Le Messager du Nord (https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Messager_du_Nord). Il fréquente les symbolistes D. Mérejkovski et Z. Hippius, cette dernière étant connue pour son journal peu amène de l’année 1917. 


     Sa mère meurt en 1894, il reste avec sa sœur et déploie une grande activité : au tournant du siècle, il est inspecteur scolaire, membre de plusieurs cercles littéraires et travaille à son œuvre la plus célèbre, le roman Un démon mesquin, qu’il mettra dix ans à rédiger, de 1892 à 1902, et continue à écrire de la poésie.


     En 1907, sa sœur meurt et lui est mis à la retraite. L’année suivante, il épouse la femme de lettres A. Tchébotarievskaïa et, en 1909, voyage en Europe. La même année, ses Œuvres complètes paraissent en douze volumes.


     Il reste à Petrograd après 1917, mais, très éprouvé par les années de famine et de guerre civile, il adresse des demandes, tantôt à Lénine, tantôt à Trotski, pour émigrer en Estonie, en compagnie d’Alexandre Blok, qu’il connaît depuis longtemps et qui est terriblement malade. Il reçoit finalement l’accord de Trotski, mais le voyage capote et sa femme perd la raison. En septembre 1921, elle se suicide en se jetant dans un affluent de la Néva. Son corps ne réapparaîtra qu’en mai 1922… Sologoub continue malgré tout à écrire de la poésie, il devient même président de l’Union des écrivains de Leningrad, mais vit retiré jusqu’à sa mort en décembre 1927.


     Il avait adopté dans les années quatre-vingt dix le pseudonyme de Sologoub en référence à l’écrivain Vladimir Sollogoub (1813-1882). Il a écrit des livres entiers de poésies, des pièces de théâtre et des romans. Ainsi que de nombreuses nouvelles, dont celle qu’on va lire et qui date de 1905. Connaissant encore mal cet auteur, je termine en citant les quelques lignes trouvées au début de l’étude qui lui est consacrée dans l’ouvrage cité au début : « Une grande diversité et un style d’une extrême rigueur et originalité caractérisent l’œuvre de l’un des premiers symbolistes, Fiodor Sologoub, l’un des phares du néo-romantisme russe. » 






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Préface de l’auteur à la deuxième édition



     Le roman Un démon mesquin fut commencé en 1892 et achevé en 1902. Il parut la première fois en 1905, dans les numéros 6 à 11 de la revue Les questions de la vie, mais sans les derniers chapitres. Le texte intégral sortit la première fois aux éditions de L’Églantine, en mars 1907.


     Dans les jugements publiés, et dans les opinions que j’ai eu l’occasion d’entendre au sujet du livre, j’ai noté deux avis opposés :


     Les uns estiment que l’auteur, lui-même très mauvais homme, a souhaité faire son portrait, et se représenter sous les traits du professeur Peredonov1. En raison de sa sincérité, l’auteur n’a nullement souhaité se justifier ni s’embellir, et s’est donc dépeint sous les couleurs les plus sombres. Cette étonnante entreprise visait à gravir quelque Golgotha et rester à y souffrir pour quelque raison. Il en a résulté un roman intéressant et sans danger.


     Intéressant, parce qu’on peut y voir combien il existe sur terre de mauvaises gens. Sans danger, parce que le lecteur peut se dire : « Ce livre ne parle pas de moi. »


     D’autres, moins cruels envers l’auteur, pensent que le phénomène incarné dans le roman par Peredonov est assez répandu.


     Certains estiment même que chacun d’entre nous, en procédant à une introspection attentive, trouvera en lui, indubitablement, des traits de Peredonov.


     De ces deux opinions, je préfère celle qui m’est la plus agréable, à savoir la deuxième. Je n’étais pas dans l’obligation de composer une œuvre en partant de moi-même ; tout ce qui est anecdotique, concerne le train-train quotidien ou la psychologie, dans mon roman est fondé sur des observations très précises, et j’ai eu, pour écrire mon roman, suffisamment de « matériel » autour de moi. Et si mon travail, pour écrire ce livre, a été si long, ce fut seulement pour élever le circonstanciel au rang de principiel, afin que le règne d’Aïssa2, la dispensatrice d’anecdotes, soit remplacé par celui d’Ananké3.


     Il est vrai que les hommes aiment qu’on les aime. Il leur plaît que l’on dépeigne les côtés nobles et élevés de l’âme humaine. Même chez les scélérats, ils veulent voir des lueurs du Bien, « l’étincelle divine », comme on disait autrefois. Aussi, lorsqu’ils ont en face d’eux une représentation fidèle, exacte, sombre et méchante, ils ont de la peine à y croire. Ils ont envie de dire : 


     — L’auteur parle de lui.


     Non, mes chers contemporains, je parle de vous dans mon roman Un démon mesquin, où il est question de l’effrayant menue créature, d’Ardalion et de Varvara Peredonov, de Pavel Volodine, de Daria, Lioudmila et Valéria Routilov, d’Alexandre Pylnikov et des autres; De vous.


     Ce roman est un miroir habilement élaboré. Je l’ai longuement poli, travaillant dessus avec ardeur.


     La surface de mon miroir est bien lisse et sa constitution est sans défaut. J’en ai pris plus d’une fois les mesures, je l’ai soigneusement vérifié, il ne montre aucune courbure.


     Le laid comme le beau s’y reflètent avec la même exactitude.



     Janvier 1908 

    

   


Notes


  1. Sologoub avait longtemps été enseignant.
  2. Autre nom d’Atropos, la troisième des Moires, ou Parques :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Atropos
  3. Ananké est la Nécessité :
    https://www.universalis.fr/encyclopedie/ananke/





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Préface de l’auteur à la cinquième édition



     Il me semblait naguère que la carrière de Peredonov était terminée, et qu’il ne sortirait plus de l’établissement psychiatrique où il avait été placé après avoir égorgé Volodine. Mais, ces derniers temps, des bruits me sont parvenus, selon lesquels la maladie mentale de Peredonov s’était avérée  temporaire, et ne l’avait pas empêché de se retrouver libre quelque temps plus tard : bruits sans grande vraisemblance, bien sûr. Je les mentionne seulement parce que, de nos jours, l’incroyable aussi se produit. J’ai même lu dans un journal que je m’apprêtais à écrire la deuxième partie du Démon mesquin.


     J’ai entendu dire que Varvara avait réussi à convaincre quelqu’un que Peredonov avait des raisons de faire ce qu’il a fait – que Volodine avait plus d’une fois tenu des propos abjects et fait montre d’intentions révoltantes – et qu’il avait, avant de mourir, lâché tout bas une insolence qui avait provoqué le dénouement fatal. Par ce récit, m’a-t-on dit, Varvara avait éveillé l’intérêt de la princesse Voltchanskaïa1, et celle-ci, qui avait jusque là oublié de dire un seul mot en faveur de Peredonov, s’intéresserait maintenant à son sort de la façon la plus vive.


     Sur ce qu’est devenu Peredonov après sa sortie de la clinique, mes informations sont floues et contradictoires. Les uns m’ont dit que Peredonov avait postulé à un emploi dans la police, ce que lui avait conseillé Skoutchaïev2, et qu’il était conseiller à l’administration régionale. Il se distinguait dans cette fonction et faisait une belle carrière.


     Selon d’autres personnes, ce n’était pas Ardalion Borissovitch3 qui servait dans la police, mais un parent à lui, un autre Peredonov. Ardalion Borissovitch n’avait pas réussi à reprendre du service, ou ne l’avait pas souhaité, il s’occuperait de critique littéraire. On retrouvait dans ses articles les traits qui le caractérisaient naguère.


     Cette rumeur me parait encore plus invraisemblable que la première. 


     Du reste, si je réussis à obtenir des informations précises sur l’activité la plus récente de Peredonov, je les donnerai, et de façon détaillée.



     Août 1909

     


Notes


  1. On peut aussi écrire Voltchanski, puisqu’il n’y a pas de déclinaison des substantifs, ni des noms de famille, en français.C’est la fameuse princesse qui devait fournir sa protection à Peredonov…
  2. Le maire de la ville. Voir le chapitre VIII.
  3. Prénom et patronyme de Peredonov. Borissovitch est le plus souvent abrégé en Borissytch, selon l’usage.



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Dialogue


(pour la septième édition)





     — Mon âme, qu’est-ce qui te trouble tant ?


     — La haine dont est l’objet le nom de l’auteur du Démon mesquin. Bien des gens, fort différents par ailleurs, concordent sur ce point.


     — Accepte humblement la fureur et les injures.


     — Mais notre travail ne mérite-t-il pas la reconnaissance ? D’où vient donc cette haine ?


     — Elle est semblable à l’épouvante. Tu éveilles trop fortement les consciences, tu es trop franche.


     — Mais ma sincérité n’a-t-elle pas son utilité ?


     — Attendrais-tu des compliments ? Nous ne sommes pas à Paris.


     — Oh non, nous ne sommes pas à Paris !


     — Tu es une vraie Parisienne, mon âme, une enfant de la civilisation européenne. Tu es arrivée, en robe élégante et chaussée de sandales légères, là où l’on porte la chemise russe1 et des bottes graissées. Ne t’étonne pas de voir une botte graissée marcher à l’occasion sur ton pied mignon. Le possesseur de la botte est un brave gars.


     — Mais si maussade ! Et si gauche !



     Mai 1913




Notes


  1. Chemise traditionnelle, boutonnée sur le côté.




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Pour la septième édition




    Les lecteurs attentifs de mon roman Cendre et fumée (quatrième partie de La Légende accomplie1) savent déjà, bien sûr, quelle route a maintenant empruntée Peredonov.



 Mai 1913




Notes


  1. Il semble que cette œuvre ait été réorganisée en une trilogie. Je ne la connais pas.




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Le texte au format pdf :




  https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/130823/un-demon-mesquin-fiodor-sologoub-le-texte-integral  

































     Signalons enfin – je préfère l’indiquer ici, pour ne pas avoir à renuméroter les  notes du premier chapitre – qu’on trouve au début du roman, l’exergue suivant, qui est le premier vers d’un poème de Sologoub :


Je voulais la brûler, la méchante sorcière






     Je précise aussi que je me suis appuyé sur l’ancienne traduction que l’on peut trouver sur l’intéressant site de la Bibliothèque russe et slave. Comme c’est souvent le cas, cette traduction a des défauts, mais elle m’a parfois fait gagner du temps…


              https://bibliotheque-russe-et-slave.com/index1.html


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