samedi 5 août 2023

Un démon mesquin (Fiodor Sologoub), chapitres XXVIII et XXIX

 XXVIII


     Sacha, sorti après le déjeuner1, ne rentra pas à l’heure fixée, sept heures du soir. Kokovkina s’inquiéta : que Dieu le garde d’être aperçu par un professeur dehors à une heure indue ! On le punirait, et ce serait gênant pour elle. Elle avait toujours eu des pensionnaires sans histoires, qui n’allaient pas se baguenauder la nuit. Kokovkina partit à la recherche de Sacha. Où pouvait-il être, sinon chez les Routilov2 ?


     Comme par un fait exprès, ce jour-là, Lioudmila avait oublié de tirer le verrou dans sa chambre. Kokovkina entra, et que vit-elle ? Sacha, en robe, se tenait devant un miroir et agitait un éventail. Lioudmila riait tout haut et arrangeait les rubans à sa ceinture de couleur vive.


     — Ah, Seigneur, que Ta volonté soit faite ! s’exclama avec effroi Kokovkina. Qu’est-ce que c’est que ça ?! Je me fais du mauvais sang, je le cherche, et lui, il est ici, à jouer la comédie. Il porte une jupe, quelle honte d’être ainsi attifé ! Et vous, Lioudmila Platonovna, vous devriez avoir honte !


     Lioudmila fut un instant désarçonnée par cette arrivée imprévue, mais elle se ressaisit vite. Avec un rire joyeux, elle enlaça Kokovkina et la fit asseoir dans un fauteuil, pour lui débiter la fable qu’elle venait d’inventer :


     — Nous voulons monter un spectacle à domicile, je serai le garçon et lui la jeune fille, ce sera extrêmement amusant.


     Sacha était tout rouge, il avait l’air épouvanté et des larmes dans les yeux.


     — Encore des bêtises ! dit avec humeur Kokovkina : il a besoin de faire ses devoirs, et non pas du théâtre. En voilà des inventions ! Habille-toi tout de suite, Alexandre3, tu rentres avec moi, allez, zou !


     Lioudmila riait gaiement, elle embrassa Kokovkina — et la vieille se dit que la joyeuse jeune fille était puérile, une vraie gamine, et que Sacha, par bêtise, faisait ses quatre volontés. Le joyeux rire de Lioudmila faisait de toute cette histoire une simple gaminerie, une espièglerie de gosses méritant juste d’être bien grondés. Et elle grognait, la mine sévère, mais son cœur était déjà rassuré.


     Sacha se rhabilla lestement derrière le paravent cachant le lit de Lioudmila. Kokovkina l’emmena et le gronda tout le long du chemin. Honteux et effrayé, Sacha ne tentait même pas de se justifier. « Qu’est-ce qui m’attend à la maison ? » se demandait-il peureusement.


     Chez elle, Kokovkina le traita pour la première fois avec sévérité : elle le fit mettre à genoux. Mais au bout de quelques minutes, apitoyée par son air coupable et ses larmes muettes, elle lui pardonna. Elle ronchonna :


     — Vous parlez d’un gandin, il sent le parfum à une verste4 !


     Sacha claqua adroitement les talons et lui baisa la main – et la politesse du garçon puni l’émut encore davantage.




     Cependant, l’orage s’amoncelait au-dessus de la tête de Sacha. Varvara et Grouchina avaient rédigé et envoyé à Khripatch une lettre anonyme signalant que le lycéen Pylnikov avait le béguin pour mademoiselle Routilov, qu’il passait chez elle des soirées entières et s’y adonnait à la débauche. Khripatch se souvint d’une conversation récente. Quelque temps plus tôt, lors d’une soirée chez le maréchal de la noblesse, on avait fait allusion – sans que personne ne relève l’insinuation – à une jeune fille éprise d’un adolescent. La conversation avait aussitôt porté sur d’autres thèmes : en présence de Khripatch, par un accord tacite entre gens de bonne compagnie, tout le monde avait vu dans l’allusion quelque chose de fort gênant, et fait mine de trouver le sujet – d’ailleurs insignifiant et peu vraisemblable – scabreux, devant les dames. Cela n’avait bien sûr pas échappé à Khripatch, lequel n’était pas naïf au point d’interroger quelqu’un. Il était certain de tout savoir bientôt, les nouvelles arrivant toujours d’elles-mêmes, empruntant une voie ou une autre, mais toujours suffisamment tôt. Cette lettre était la nouvelle qu’il attendait.


     Khripatch ne crut pas un instant à la débauche de Pylnikov, ni que ses relations avec Lioudmila aient pu présenter des aspects indécents. « Tout cela résulte de la stupide trouvaille mensongère de Peredonov, alimentée par la méchanceté envieuse de Grouchina. Mais cette lettre indique que d’indésirables rumeurs circulent, qui peuvent porter atteinte à la réputation du lycée que je dirige. C’est pourquoi il faut prendre des mesures. »


     Khripatch commença par inviter Kokovkina à venir le voir, pour discuter avec elle des circonstances pouvant favoriser l’éclosion de fâcheux commérages. 


     Kokovkina était déjà au courant. On le lui avait même fait savoir de façon plus simple que dans le cas du directeur. Grouchina avait guetté sa sortie et l’avait abordée, pour lui raconter que Lioudmila avait complètement perverti Sacha. Kokovkina était abasourdie. À la maison, elle avait couvert Sacha de reproches. Elle était d’autant plus fâchée que tout cela s’était produit quasiment sous ses yeux, et qu’elle était parfaitement au fait que Sacha allait chez les Routilov. Sacha feignit de ne rien comprendre, et demanda :


     — Mais qu’ai-je donc fait de mal ?


     Kokovkina se troubla.


     — Comment ça, qu’est-ce que tu as fait de mal ? Tu ne le sais pas, peut-être ? Quand je t’ai trouvé en jupe, c’était il y a longtemps ? Tu l’as oublié, petit dévergondé ?


     — Vous m’avez trouvé, mais qu’y avait-il de mal là-dedans ? Et vous m’avez puni, pour cela ! Et puis, la belle affaire, on dirait que j’avais mis une jupe volée !


     — Voyez-moi ce raisonneur ! dit Kokovkina, désemparée. Je t’ai puni, certes, mais trop peu, apparemment.


     — Eh bien, punissez-moi, dit Sacha, rétif, l’air injustement outragé. Vous m’aviez pardonné, maintenant vous dites que c’était trop peu. Je ne vous avais pas demandé de me pardonner, j’aurais pu rester à genoux toute la soirée. Mais je me demande bien ce qu’on me reproche !


     — On parle en ville de toi et de ta Lioudmila, mon petit père, dit Kokovkina.


     — Ah, et que dit-on ? demanda Sacha avec la curiosité de l’innocence.


     Kokovkina fut de nouveau gênée.


     — Tout le monde le sait, ce qu’on dit ! Tu sais toi-même ce qu’on peut raconter à votre sujet. Pas grand-chose de bien. Que tu polissonnes pas mal avec ta Lioudmilotchka, voilà ce qu’on dit.


     — Bon, je ne le ferai plus, promit Sacha aussi tranquillement que s’il était question de jouer au taquin5. 


     Son visage n’était pas celui d’un coupable, et rien ne pesait sur son âme. Il continua à interroger Kokovkina sur ce qui se disait en ville, craignant d’entendre des grossièretés. Que pouvait-on dire d’eux ? les fenêtres de la chambre de Lioudmilotchka donnaient sur le jardin, la pièce n’était pas visible de la rue, en outre, Lioudmilotchka baissait les rideaux. Et si quelqu’un avait vu quelque chose, de quelle façon cela pouvait-il s’évoquer ? Peut-être avec des mots regrettables, en tenant des propos blessants ? Ou disait-on simplement qu’il y venait souvent ?


     Le lendemain, Kokovkina reçut le mot du directeur l’invitant à venir le voir. Cette convocation tourneboula complètement la vieille femme. Elle ne dit rien à Sacha, se prépara en cachette et, à l’heure dite, se rendit chez le directeur. Khripatch lui fit part avec douceur et urbanité de la lettre qu’il avait reçue. Elle se mit à pleurer. 


     — Calmez-vous, nous ne vous accusons pas, lui dit Khripatch, nous vous connaissons bien.  Bien sûr, il vous incombe de veiller de plus près sur lui. Maintenant, racontez-moi juste de quoi il s’agissait, au juste.


     Kokovkina revint de chez le directeur avec de nouveaux reproches qu’elle adressa à Sacha.


     — Je vais écrire à ta tante, lui dit-elle en pleurant.


     — Je n’ai rien fait, je n’ai pas peur que ma tante vienne, dit Sacha, pleurant lui aussi.


     Le lendemain, le directeur convoqua Sacha et lui demanda avec sécheresse et sévérité :


     — Je désire savoir quelles relations vous avez nouées, en ville.


     Sacha regarda le directeur, les yeux calmes et faussement innocents.


     — Quelles relations ? dit-il. Olga Vassilievna6 sait que je vais seulement chez des camarades, et chez les Routilov. 


     — Précisément, dit Khripatch en poursuivant son interrogatoire : que faites-vous chez les Routilov ?


     — Rien de particulier, répondit Sacha avec le même air innocent : nous faisons surtout de la lecture à haute voix : les demoiselles Routilov aiment beaucoup les vers. Et je suis toujours de retour à la maison pour sept heures.


     — Vraiment toujours ? demanda Khripatch en braquant sur Sacha un regard qu’il voulait perspicace.


     — Bon, je me suis attardé une fois, dit Sacha avec la tranquille franchise d’un garçon innocent ; Olga Vassilievna m’a grondé pour cela, et depuis, je suis rentré à l’heure.


     Khripatch se tut. Les réponses de Sacha, faites avec sérénité, le mettaient dans une impasse. Il fallait de toute façon admonester le garçon, le réprimander, mais comment et à quel sujet, au juste ? Il s’agissait de ne pas éveiller chez lui les mauvaises pensées que, jusque là (selon Khripatch), il n’avait pas, de ne pas le blesser et de faire tout pour écarter les désagréments qui pouvaient, à l’avenir, résulter de cette relation. Khripatch se dit que l’activité de pédagogue était une tâche difficile, un métier à responsabilité, notamment lorsqu’on a l’honneur d’être à la tête d’un établissement d’enseignement. Le travail du pédagogue est difficile, c’est un métier à responsabilité ! Cette banalité donna des ailes aux pensées de Khripatch, proches de s’engourdir. Il se mit à débiter d’une voix rapide et posée des choses sans grand intérêt. Sacha écoutait ces propos décousus :


     — … en tant qu’élève, votre premier devoir est d’étudier… sans vous laisser distraire par une quelconque compagnie, même la plus agréable et la plus irréprochable… en tout cas, il faut dire que la compagnie des garçons de votre âge est pour vous beaucoup plus utile… Il faut chérir sa propre réputation, ainsi que celle de son établissement… Enfin, je vous dirai franchement que j’ai des raisons de penser que vos relations avec ces jeunes filles ont un caractère de hardiesse inadmissible à votre âge et ne correspondant nullement aux règles communément admises de la bienséance. 


     Sacha se mit à pleurer. Cela lui faisait de la peine que l’on puisse penser cela de sa Lioudmilotchka chérie, que l’on se permette de parler d’elle comme d’une personne avec qui l’on pouvait se comporter avec une hardiesse contraire à la bienséance.


     — Je vous donne ma parole qu’il ne s’est rien produit de mal, assura-t-il : nous n’avons fait que lire, nous promener, jouer – bon, nous avons couru un peu –, nous n’avons pris aucune autre liberté.


     Khripatch lui tapota le dos, et dit d’une voix qu’il s’efforçait de rendre cordiale, mais qui demeurait empreinte de sécheresse :


     — Écoutez, Pylnikov…


     (Ne pourrait-il pas appeler le garçon par son prénom, Sacha ? Était-ce admis, n’y avait-il pas encore de circulaire ministérielle à ce sujet ?)


     — Je vous crois, lorsque vous dites qu’il ne s’est rien produit de mal ; il serait néanmoins préférable que vous cessiez ces fréquentes visites. Cela vaudrait mieux, croyez-moi. Je vous le dis en tant que professeur et supérieur, mais pas seulement, aussi par amitié pour vous. 


     Il ne restait plus à Sacha qu’à saluer et remercier, après quoi il dut obéir. Il ne passa plus chez Lioudmila qu’en coup de vent, y restant cinq ou dix minutes – s’efforçant cependant de s’y montrer tous les jours. Être obligé de se voir de la sorte était frustrant, et Sacha faisait retomber son déplaisir sur Lioudmila. Il l’appelait souvent Lioudmilka7, idiote, ânesse de Balaam8, et la frappait. Lioudmila se contentait de rire.


     Le bruit courut en ville que les acteurs du théâtre local organisaient un bal masqué ouvert à tous, avec des prix récompensant les deux meilleurs accoutrements, costume masculin et toilette féminine. Des rumeurs exagérées circulèrent à propos des prix. On parlait d’une vache pour la dame, d’une bicyclette pour le monsieur. Ces bruits mirent la ville en émoi. Chacun avait envie de gagner : les lots étaient conséquents. On confectionnait des costumes en toute hâte, sans regarder à la dépense. On cachait les accoutrements inventés, même aux amis proches, pour ne pas se faire voler sa brillante idée.


     Lorsque fut imprimée l’annonce du bal – sur d’énormes placards collés sur les palissades et envoyés aux notabilités –, il s’avéra qu’il ne s’agissait nullement d’une vache et d’une bicyclette, mais seulement d’un éventail pour la dame et d’un album pour le monsieur9. Ce qui déçut et irrita tous ceux qui avaient fait des préparatifs. Des protestations s’élevèrent. Les gens disaient :


     — C’était bien la peine de tant dépenser !


     — De tels prix, c’est se moquer du monde.


     — Il aurait fallu le dire tout de suite.


     — On voit ça seulement chez nous.


     Mais les préparatifs se poursuivirent cependant : c’est tout de même flatteur de recevoir un prix, quel qu’il soit.


     Daria et Lioudmila ne s’intéressèrent pas au prix, ni au début ni à la fin. Elles avaient bien besoin d’une vache ! Un éventail, la belle affaire ! Et puis, qui arbitrerait ? Avaient-ils seulement du goût, les juges ? Mais les deux sœurs s’emballèrent pour l’idée qu’avait eu Lioudmila : envoyer au bal masqué Sacha en robe de femme, tromper ainsi la ville entière et faire en sorte qu’il obtienne le prix. Valéria10 fit mine d’y consentir, elle aussi. Faible et envieuse comme un enfant, elle était contrariée – le copain de Lioudmila n’était pas du tout à son goût –, mais elle hésitait à s’opposer à ses deux grandes sœurs. Elle se contenta de dire avec une petite moue méprisante :


     — Il n’osera jamais.


     — Eh bien, dit résolument Daria, nous allons le rendre méconnaissable.


     Lorsque les sœurs firent part à Sacha de leur projet, et que Lioudmilotchka lui dit : « nous allons te déguiser en Japonaise », Sacha fit des bonds et poussa des cris d’enthousiasme. Advienne que pourra – en particulier si personne ne le reconnaît –, il accepte : comment ne pas accepter ? C’est follement drôle de duper tout le monde…


     On décida tout de suite qu’il fallait accoutrer Sacha en geisha. Les sœurs entourèrent du plus grand secret leur entreprise, n’en parlant ni à Larissa, ni à leur frère11. Lioudmila confectionna elle-même le costume de geisha à partir d’une étiquette sur un flacon de Corylopsis12 : une ample et longue robe de soie jaune doublée de satin rouge et brodée de grandes fleurs aux formes étranges, formant une arabesque bariolée. Les jeunes filles fabriquèrent aussi elles-mêmes un éventail en papier japonais orné de dessins, et avec une monture faite de baguettes de bambou, ainsi qu’une ombrelle de fine soie rose, avec un manche également en bambou. Pour les jambes, des bas roses, et pour les pieds, des socques en bois à semelle épaisse. L’adroite Lioudmila peignit également le masque de la geisha : une figure jaunâtre mais d’une gentille maigreur, avec un léger sourire figé, des yeux fendus en oblique et une étroite petite bouche. Il fallut seulement faire venir de Pétersbourg la perruque – aux cheveux noirs, lisses et bien peignés.


     Prendre les mesures pour le costume demandait du temps, et Sacha ne pouvait  passer qu’en coup de vent, et pas tous les jours. Mais on trouva une solution. Sacha se sauva une nuit, en sautant par la fenêtre, alors que Kokovkina dormait déjà. Le stratagème réussit.




     Varvara se prépara elle aussi pour le bal masqué. Elle acheta un masque, une trogne stupide, et trouver un costume ne fut pas difficile : elle s’accoutra en cuisinière. Elle accrocha une louche à sa ceinture, se mit un bonnet blanc sur la tête, retroussa ses manches au-dessus du coude et étala sur ses bras une couche de rouge – la cuisinière venait de laisser son fourneau –, et voilà le costume. Elle pouvait recevoir le prix, mais n’en avait nul besoin.


     Grouchina avait pensé s’habiller en Diane13. Varvara se mit à rire et lui demanda : 


     — Alors, vous allez porter un collier ?


     — Un collier, pour quoi faire ? s’enquit Grouchina, étonnée.


     — Ma foi, c’est vous qui avez imaginé de vous déguiser en la chienne Diane14.


     — Mais non ! répondit Grouchina en riant. En déesse – Diane –, pas en chienne.


     Pour le bal, Varvara et Grouchina s’habillèrent ensemble chez cette dernière. La tenue de Grouchina s’avéra extrêmement légère : les bras, les épaules et le dos nus, la poitrine nue, les pieds dans de petits chaussons, les jambes sans bas, dénudées jusqu’au genou, et un léger vêtement de toile blanche bordé de rouge, passé directement sur le corps nu – un habit très court, mais ample et faisant de nombreux plis. Varvara dit avec un petit rire :


     — Un vrai nu.


     Grouchina répondit avec un clin d’œil effronté :


     — En revanche, tous les hommes me tendront les bras.


     — Et pourquoi cela fait-il tant de plis ? demanda Varvara.


     — Cela permet d’y fourrer des bonbons pour mes petits diables14, expliqua Grouchina.


     Tout ce que Grouchina dévoilait avec tant de hardiesse était beau – mais que de contradictions ! Des piqûres de puces sur la peau, des façons grossières, des propos d’une vulgarité insupportable. La beauté corporelle était, là encore, outragée.




     Peredonov pensait que le bal masqué avait été organisé tout exprès pour le prendre au piège, d’une façon ou d’une autre. Il s’y rendit cependant, non déguisé, en redingote. Pour voir par lui-même quelles entreprises criminelles se tramaient.




     L’idée du bal masqué divertit Sacha pendant quelques jours. Mais ensuite, il fut envahi de doutes. Comment s’échapper de la maison ? En particulier maintenant, après ces désagréments. Si quelqu’un du lycée le reconnaissait, il serait aussitôt exclu.


     Récemment, le surveillant – un jeune homme libéral au point de ne pas pouvoir appeler le chat Vasska, mais de parler du chat Vassili – avait fait à Sacha une remarque très significative, en distribuant les carnets de notes :


     — Attention, Pylnikov, il faut se concentrer sur le travail.


     — Mais je n’ai pas de « Deux15 », avait répondu Sacha avec insouciance.


     Mais son cœur s’était serré : qu’allait-on encore lui dire ? Rien. L’autre avait gardé le silence, se contentant de le regarder d’un air sévère.


     Le jour du bal, Sacha eut le sentiment qu’il ne trouverait jamais le courage d’y aller. Il avait peur. Seulement, le costume qui l’attendait chez les Routilov, devait-il se perdre ? Et les rêves et les efforts rester vains ? Cela ferait à coup sûr pleurer Lioudmilotchka. Non, il fallait y aller.


     L’habitude récemment prise, datant seulement des dernières semaines, de dissimuler permit à Sacha de ne pas trahir son émotion devant Kokovkina. Par bonheur, la vieille femme se couchait tôt. Sacha se mit lui aussi au lit tôt – pour donner le change, il se déshabilla, mit ses habits sur une chaise près de la porte, et ses chaussures dans le couloir.


     Il ne lui restait plus qu’à s’en aller : c’était le plus difficile. La voie était certes déjà tracée, passer par la fenêtre comme l’autre jour, pour prendre les mesures. Sacha passa une blouse d’été de couleur claire – elle était suspendue dans l’armoire de sa chambre –, se mit aux pieds des chaussons d’intérieur et se glissa précautionneusement dehors par la fenêtre donnant sur la rue, en ayant attendu qu’aucun bruit de voix ou de pas ne fût perceptible à la ronde. Il bruinait, la rue était sale, il faisait froid et sombre. Mais Sacha avait toujours l’impression qu’on allait le reconnaître. Il ôta sa casquette et retira ses chaussons, lança le tout dans sa chambre, retroussa son pantalon et courut en sautillant pieds nus sur les passerelles en bois branlantes et rendues glissantes par la pluie. Dans l’obscurité, les visages se distinguent mal, surtout lorsqu’on court, s’il croisait quelqu’un, on le prendrait pour un gamin envoyé faire une course.




     Valéria et Lioudmila s’étaient confectionné des tenues sans prétentions, mais pittoresques : Lioudmila était en Tzigane, Valéria en Espagnole. Lioudmila portait des lambeaux de soie et de velours aux couleurs vives, la fine et fragile Valéria de la soie noire et des dentelles, et elle tenait un éventail en dentelle noire. Daria ne s’était pas fabriqué de nouvelle toilette, il lui restait sa tenue turque de l’année passée, elle l’avait mise en disant d’un air décidé :


     — Inutile de se casser la tête !


     Lorsque Sacha arriva en courant, les trois jeunes filles se mirent à l’accoutrer. C’était surtout la perruque qui inquiétait Sacha.


     — Et si elle allait tomber ? répétait-il peureusement.


     Pour finir, on fixa la perruque avec des rubans noués sous le menton. 




Notes


  1. Rappel : ce repas est pris vers 15h, après les cours. Les lycéens logés chez des tiers ont visiblement des « horaires de sortie ».
  2. Autre rappel : Lioudmila est l’une des trois sœurs Routilov non mariées.
  3. Rappel : Sacha n’est que le diminutif d’Alexandre…
  4. Rappel : la verste faisait presque 1,1 km.
  5. https://fr.wikipedia.org/wiki/Taquin. Ce jeu a quinze cases, le mot russe le désignant, piatnachka, part de la racine « quinze ».
  6. Rappel : il s’agit de sa logeuse, Kokovkina.
  7. Et non plus Lioudmilotchka. Il y a une nuance péjorative : la terminaison en mka, nka, rka se rencontre dans de  nombreux termes signifiant « idiote », « bourrique »…
  8. https://fr.wikipedia.org/wiki/Balaam
  9. Histoire soviétique avant la lettre !
  10. Rappel : c’est la troisième sœur non mariée, la benjamine peu sûre d’elle-même.
  11. Rappel : Larissa est la sœur aînée, qui est mariée. Le frère, c’est… Routilov, qui essaya au début du roman de marier Peredonov à Daria, Lioudmila ou Valéria.
  12. Parfum évoqué au chapitre XVII : https://www.gerbeaud.com/jardin/fiches/corylopsis,1785.html
  13. C’est le nom (Dianka, en russe, alors que la déesse se nomme Diana) de la chienne anglaise du Pré Béjine, huitième nouvelle du cycle Mémoires d’un chasseur, d’Ivan Tourguéniev. 
  14. Rappel : elle a une ribambelle d’enfants…
  15. Rappel : les notes vont de 1 (absolument nul) à 5 (excellent). Un « 2 » est carrément une mauvaise note.







XXIX



     Le bal masqué avait lieu sur la place du marché, au Centre social – édifice en pierre à deux corps de bâtiment, badigeonné en rouge vif et ressemblant à une caserne. L’organisateur en était Gromov-Tchistopolski, imprésario et acteur du théâtre de la ville.


     Des lampions brûlaient sur le perron, à l’abri d’un auvent de toile. La foule dans la rue accueillait avec des commentaires critiques, et le plus souvent désapprobateurs, les gens venus à pied ou en voiture au bal, ce d’autant plus que, de la rue, les costumes ne se laissaient quasiment pas voir sous les manteaux, et que la foule se fiait surtout à son instinct. Au dehors, les sergents de ville veillaient à l’ordre avec un zèle suffisant, de plus, le commissaire de police1 et le sous-officier de district se trouvaient dans la salle en qualité d’invités.


     Chaque visiteur recevait à l’entrée deux billets : l’un, rose, pour la plus belle toilette de femme, l’autre, vert, pour le meilleur costume masculin. Il fallait les donner à qui de droit. Certains s’informaient :


     — Et on peut le garder pour soi-même ?


     Le caissier, au début, demandait avec perplexité :


     — Pourquoi, pour soi-même ?


     — Au cas où, à mon avis, mon costume serait le meilleur, répondait le visiteur.


     Par la suite, le caissier ne s’étonna plus de la question, disant avec un sourire ironique (c’était un jeune homme porté sur la raillerie) :


     — Je vous en prie. Vous pouvez même garder les deux pour vous.


     Les salles étaient malpropres, et il sembla dès le début qu’une bonne partie de la foule était ivre. Dans les salles étroites aux murs et aux plafonds noircis par la fumée brûlaient des lustres tordus ; ils semblaient énormes, pesants, et paraissaient absorber une grande quantité d’air. Les portières au tissu déteint avaient une telle allure qu’on éprouvait de la répugnance à les frôler. Des masses de gens s’attroupaient ici ou là, on entendait des rires et  des exclamations saluant le passage de gens dont l’accoutrement attirait l’attention générale.


     Le notaire Goudaïevski2 s’était costumé en Peau-rouge3 : des plumes de coq dans les cheveux, un masque rouge cuivre aux ineptes ramages verts, une veste de peau, un plaid à carreaux jeté sur l’épaule et des bottes à tige haute et à glands verts. Il faisait de grands gestes, des bonds et marchait au pas de gymnastique, lançant loin en avant ses genoux dénudés et pliés. Sa femme était déguisée en épi. Elle portait une robe bigarrée faite de lambeaux jaunes ou verts ; des épis en sortaient, pointant dans toutes les directions. Ils frôlaient et piquaient tout le monde. On la retenait pour la déplumer. Elle invectivait les gens avec fureur.


     — Je vais vous griffer ! glapissait-elle.


     Les gens riaient. Quelqu’un demanda :


     — D’où viennent tous ces épis ?


     — Elle en a fait provision depuis cet été, lui répondit-on : elle est allée tous les jours en voler dans les champs.


     Quelques blancs-becs de fonctionnaires, amoureux de la femme de Goudaïevski, et connaissant donc à l’avance son déguisement, l’escortaient. Ils rassemblaient des billets en sa faveur, grossièrement, en faisant pression sur les gens. À certains, pas trop hardis, ils arrachaient tout bonnement le billet.


     D’autres dames faisaient également recueillir avec ardeur des billets par leurs cavaliers. Certaines regardaient avec avidité les  billets encore disponibles et les quémandaient, se voyant répondre des insolences.


     Une dame mélancolique, accoutrée en nuit – un costume bleu avec une petite étoile de verre, et une lune en papier sur le front – demanda timidement à Mourine :


     — Donnez-moi votre billet.


     Mourine répondit grossièrement :


     — Qu’est-ce qui te prend ? Te donner mon billet ? Avec la gueule que t’as ?


     La nuit grommela quelque chose de peu amène et s’éloigna. Elle aurait bien voulu pouvoir montrer chez elle deux ou trois billets : voyez, on me les a donnés. Rêves modestes, vaines espérances.


     La maîtresse d’école Skobotchkina4 s’était déguisée en ourse, c’est-à-dire qu’elle s’était tout simplement mis une peau d’ours sur les épaules, en plaçant sur sa tête une tête d’ours, faisant comme un casque au-dessus du loup ordinaire. En gros, c’était hideux, tout en allant à sa robuste constitution et à sa voix de stentor. L’ourse se déplaçait pesamment et vociférait dans toute la salle, les flammes des lustres en tremblaient. L’ourse plut à beaucoup de gens. Elle reçut pas mal de billets. Mais elle ne sut pas les garder elle-même, et n’avait pas, comme d’autres, de compagnon avisé ; on lui déroba plus de la moitié de ses billets lorsque des marchands la firent boire – sa capacité à imiter les manières de l’ours avaient éveillé leur sympathie. Dans la foule, on criait :


     — Voyez un peu l’ourse siffler la vodka !


     Skobotchkina n’osait pas refuser la vodka. Il lui semblait qu’une ourse devait boire la vodka qu’on lui offrait.


     Un quidam accoutré en ancien Germain se détachait par sa stature et sa corpulence. Il plaisait à beaucoup parce qu’il était drôlement costaud et qu’on voyait ses bras, des bras puissants aux muscles développés à la perfection. C’étaient principalement des dames qui lui faisaient cortège, et l’on entendait autour de lui des chuchotements tendrement flatteurs. On reconnaissait dans cet ancien Germain l’acteur Bengalski. Il était très aimé dans notre ville. Pour cela, bien des gens lui donnèrent leur billet, en raisonnant de la sorte :


     — Si ce n’est pas moi qui reçois le prix, il vaut mieux que ce soit un acteur (ou une actrice). Autrement, si c’est l’un de nous, il va nous abrutir de ses vantardises.


     Le costume de Grouchina eut également du succès, mais en faisant scandale. Une cohue d’hommes la suivaient en masse, avec de gros rires et des remarques grivoises. Les dames lui tournaient le dos, s’indignaient. Finalement, le commissaire de police s’approcha de Grouchina et déclara en se léchant voluptueusement les lèvres :


     — Madame, il faut vous couvrir.


     — Qu’y a-t-il ? Ma tenue n’a rien d’indécent, repartit vivement Grouchina.


     — Madame, les dames se sentent offensées, dit Mintchoukov.


     — Je m’en fiche pas mal, de vos dames ! cria Grouchina.


     — Non, madame, demanda Mintchoukov : mettez-vous au moins un mouchoir sur la poitrine, et tâchez de vous couvrir le dos.


     — Et si je m’y suis mouchée, dans  ce mouchoir ? répliqua Grouchina avec un rire effronté.


     Mais Mintchoukov n’en démordait pas :


     — C’est comme vous voulez, madame, mais si vous ne vous couvrez pas, je serai dans l’obligation de vous faire sortir.


     Jurant et crachant, Grouchina alla aux toilettes et, avec l’aide de sa femme de chambre, arrangea les plis de sa robe sur sa poitrine et dans son dos. En retournant dans la salle dans sa tenue déjà plus décente, elle se chercha avec autant d’empressement des admirateurs. Elle faisait des avances à tous les hommes. Puis, tandis que leur attention était attirée d’un autre côté, elle se dirigea vers le buffet pour y voler des friandises. Vite revenue dans la salle, elle montra à Volodine deux pêches et lui dit avec un sourire effronté :


     — Je me les suis procurées moi-même.


     Et elle s’empressa de cacher les pêches dans les replis de son costume. Tout content, Volodine eut un large sourire.


     — Eh bien ! J’y vais aussi, si c’est comme ça.


     Grouchina fut bientôt ivre et se déchaîna : elle criait, gesticulait et crachait.


     — Elle est bien gaie, la petite Diane5 ! disait-on d’elle.


     Telle était la fête à laquelle des jeunes filles écervelées amenèrent un lycéen frivole. Ayant pris place dans deux fiacres, les trois sœurs et Sacha partirent assez tard, le retard étant dû à ce dernier. Leur arrivée ne passa pas inaperçue. La geisha, en particulier, eut beaucoup de succès. Le bruit courut que c’était le déguisement de Kachtanova, actrice fort appréciée de la gent masculine, en ville. Du coup, Sacha reçut quantité de billets. Mais Kachtanova n’était nullement là : son jeune fils était gravement malade depuis la veille.


     Enivré par son nouvel état, Sacha minaudait éperdument. Plus on fourrait de billets dans la petite main de la geisha, plus les yeux de la coquette Nipponne, brillant à travers les étroites fentes de son masque, se faisaient gais et provocants. La geisha faisait des révérences, levait ses petits doigts minces, poussait de petits rires étouffés, jouait de son éventail, s’en servant pour tapoter l’épaule d’un homme ou d’un autre, puis pour se cacher le visage, et ouvrait à chaque instant son ombrelle rose ; procédés sans grand artifice, mais bien suffisants pour séduire tous les admirateurs de l’actrice Kachtanova.


     — À la plus charmante, à la plus ravissante mon billet vais-je donner dit Tichkov6, qui tendit à la geisha son billet en s’inclinant crânement.


     Ayant beaucoup bu, il était tout rouge ; l’immobilité de son visage au sourire figé, ainsi que la rigidité de sa taille, le faisaient ressembler à une poupée. Et il faisait des rimes sans arrêt.


     En voyant le succès de Sacha, Valéria éprouvait du dépit et l’enviait ; Elle aurait voulu à présent que l’on fît attention à elle, que sa toilette et sa mince et svelte silhouette eussent les faveurs de la foule et qu’on lui donnât le prix. Et elle se souvint aussitôt à regret que c’était absolument impossible : les trois sœurs avaient décidé d’un commun accord de ne recueillir de billets que pour la geisha, si elles en recevaient pour elles-mêmes, elles devaient tout de même les remettre à leur Japonaise. 


     On dansait, dans la salle. Volodine, vite éméché, commença à plier les genoux pour la prissiadka7. Les policiers le firent cesser. Il dit gaiement et docilement :


     — Bon, s’il ne le faut pas, je ne le ferai pas.


     Mais deux bourgeois8 qui, suivant son exemple, s‘étaient lancés dans un trepak9, refusèrent de se soumettre.


     — De quel droit ? Nous en voulons pour nos cinquante kopecks ! s’exclamaient-ils – et on les fit sortir.


     Volodine les accompagna en grimaçant, en souriant et en se trémoussant.




     Les sœurs Routilov se mirent en hâte à la recherche de Peredonov, pour se moquer de lui10. Assis tout seul sur un banc près d’une fenêtre, il regardait la foule de ses yeux hagards. Les gens et les choses lui paraissaient dépareillés de façon insensée, mais uniformément hostiles à son égard. lioudmila, la Tzigane, s’approcha de lui et lui dit d’une voix déguisée, gutturale :


     — Mon doux seigneur, laisse-moi te dire la bonne aventure.


     — Va au diable ! cria Peredonov.


     L’apparition inattendue de la Tzigane l’avait effrayé.


     — Mon bon seigneur, mon cher seigneur, donne-moi ta main. Je lis sur ton visage que tu seras riche, quelqu’un d’important, continua à quémander Lioudmila en s’emparant malgré tout de la main de Peredonov.


     — Eh bien, regarde voir, bougonna celui-ci ; mais fais-le bien.


     — Oh, mon seigneur adamantin, annonça Lioudmila, tu as beaucoup d’ennemis, ils vont te dénoncer, tu verseras des larmes et tu mourras dans la rue.


     — Ah la canaille ! s’écria Peredonov en retirant brutalement sa main.


     Lioudmila se glissa vivement dans la foule. Valéria vint la relever, elle s’assit à côté de Peredonov et lui chuchota tendrement :



          Je suis une jeune Espagnole.

          J’aime les vrais messieurs,

          Et ta femme est maigrichonne,

          Mon charmant monsieur.



     — Tu racontes des sornettes, imbécile ! grogna Peredonov.


     Valéria continuait à chuchoter :



          Plus torride que le jour et plus doux que la nuit

          Est mon baiser de Sévillane.

          Crache donc dans les yeux de ta femme,

          Ces yeux terriblement stupides.

          Ton épouse s’appelle Varvara,

          Tu es très bel homme, Ardalion,

          Tu as la sagesse de Salomon,

          Et Varvara ne te vaut pas.



     — Là, tu dis vrai, commenta Peredonov ; mais comment pourrais-je lui cracher dans les yeux ? Elle se plaindrait à la princesse et l’on ne me donnerait pas le poste.


     — Que t’importe le poste ? Même sans poste, tu es bel homme, dit Valéria.


     — Oui, mais de quoi vivrai-je, si l’on ne me donne pas le poste ? répondit tristement Peredonov.




     Daria mit dans la main de Volodine une lettre fermée d’un cachet rose. Avec un joyeux bêlement, Volodine la décacheta, la lut, devint pensif, et prit un air à la fois fier et embarrassé. La lettre disait clairement et brièvement :


     « Chéri, viens me retrouver demain soir à onze heures aux Bains des soldats. Signé une étrangère, G. »


     Volodine crut à la véracité de la lettre, mais se posa la question de savoir si cela valait le coup d’y aller. Et qui était cette G ? Une Génia11 quelconque ? Ou bien c’était son nom de famille qui commençait par la lettre G ?


     Volodine montra la lettre à Routilov.


     — Vas-y, bien entendu ! l’incita Routilov. Vas-y, et tu verras bien ce que ça donnera. C’est peut-être une jeune fille riche qui s’est éprise de toi, mais ses parents ne sont pas d’accord, alors elle veut te déclarer son amour.


     Mais Volodine, à force de réfléchir, finit par décider que ça ne valait pas le coup d’y aller. Il dit d’un air important :


     — Ces filles se pendent à mon cou, mais des débauchées comme ça, je n’en veux pas.


     Il avait peur de se faire rosser. Les Bains des soldats se trouvait dans un coin perdu, à la limite de la ville.




     Alors qu’une foule compacte, bruyante, exagérément gaie se pressait dans toutes les pièces du Centre, on entendit du boucan, de gros rires et des exclamations approbatrices dans la grande salle, près de l’entrée. Tout le monde  se bouscula pour aller de ce côté-là. La rumeur courut de proche en proche qu’un masque extrêmement original venait d’arriver. Un homme très maigre, tout en longueur, en peignoir rapiécé et couvert de taches, un balai de branchages sous le bras et un baquet à la main, fendait la foule. Il portait un masque en carton – un visage stupide avec une barbiche étriquée et de petits favoris –, et une casquette à cocarde ronde sur la tête. Il répétait, avec de l’étonnement dans la voix :


     — On m’a dit qu’il y avait ici une mascarade, mais les gens ne se lavent pas.


     Et il agitait son baquet d’un air triste. La foule le suivait massivement, en poussant des cris d’enthousiasme, admirant naïvement la trouvaille ingénieuse.


     — Vous allez voir qu’il va recevoir le prix, dit Volodine, envieux.


     Comme chez beaucoup de gens, sa jalousie était en quelque sorte irréfléchie, spontanée : lui-même ne s’était pas déguisé, qu’avait-il à se montrer envieux ? pourrait-on se demander. Matchiguine était en revanche extraordinairement enthousiaste : la cocarde13, en particulier, le ravissait. Il riait de bon cœur, applaudissait et disait à ses connaissances ainsi qu’aux autres :


     — Bonne critique ! Ces ronds-de-cuir se prennent très au sérieux, ils aiment porter la cocarde, l’uniforme, voilà pour eux la piqûre de la critique – c’est très habilement tourné. 


     Lorsqu'il commença à faire très chaud, le fonctionnaire en peignoir se mit à s’éventer avec son balai de branchages en s’exclamant :


     — Ça, c’est du bain de vapeur !


     Aux alentours, les gens riaient de plaisir. Les billets pleuvaient dans le baquet. 


     Peredonov regardait le balai flottant au milieu de la foule. Cela lui semblait être la créature grise14.


     « Elle est devenue verte, la coquine ! » se disait-il avec effroi.   





Notes


  1. Il s’agit de Mintchoukov, chef de la police locale, rencontré aux chapitres XI et XII. Le deuxième est une sorte de brigadier de gendarmerie.
  2. Il a tabassé Peredonov, au cercle, en représailles. Voir les chapitres XVIII et XX.
  3. Dans le texte : « en Américain sauvage ».
  4. Dénoncée au chapitre VII par Peredonov à l’inspecteur Bogdanov.
  5. Le texte russe reprend le terme Dianka, voir la note 13 du chapitre précédent.
  6. Personnage gogolien et rimailleur maniaque rencontré au chapitre VIII.
  7. Danse exécutée en lançant les genoux en avant tout en restant accroupi, autrefois rendue célèbre par les chœurs de l’Armée rouge.
  8. Artisans ou marchands. Ni nobles, ni moujiks. 
  9. https://fr.wikipedia.org/wiki/Trepak
  10. Rappel : au chapitre IV, leur frère – qui avait entrepris sa campagne de marieur dès le début du roman, avait vainement essayé de marier l’une d’elles (n’importe laquelle) à Peredonov…
  11. Diminutif du prénom Ievguénia, Eugénie en français.
  12. De bouleau. Pour se fouetter et faire circuler le sang, pratique de bain de vapeur.
  13. On se souvient du savon qu’elle lui a valu au chapitre XXII.
  14. L’élément fantasmatique qui l’obsède depuis un moment…




(à suivre)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire