vendredi 11 août 2023

Un démon mesquin (Fiodor Sologoub) : la fin

 XXX


     On se mit enfin à compter les billets reçus pour les accoutrements. Les anciens du cercle constituèrent le jury. Attendant avec fébrilité, la foule s’amassa devant la porte de la salle du jury. Pendant un temps assez court, régna un silence ennuyeux. La musique ne jouait plus. Mais des conversations commencèrent à se tenir dans la foule, une rumeur s’éleva, qui devint bruyante. Quelqu’un affirmait que les acteurs allaient recevoir les deux prix.


     — Vous allez voir, bougonnait la voix avec irritation.


     Beaucoup le crurent. La foule s’agitait. Ceux qui avaient reçu peu de billets étaient pleins d’aigreur. Ceux qui en avaient beaucoup s’émouvaient à l’avance, redoutant quelque injustice.


     Soudain, le son clair et nerveux d’une clochette retentit. Les membres du jury sortirent : Vériga1, Avinovitski2, Kirillov3 et d’autres. Le désarroi se propagea comme une onde dans la salle – et tous se turent soudain. Avinovitski annonça à la ronde, d’une voix de stentor :


     — L’album, le prix pour le meilleur déguisement masculin, est décerné, pour avoir reçu le plus grand nombre de billets, au monsieur en costume d’ancien Germain.


     Avinovitski leva bien haut l’album, et regarda les présents d’un air courroucé. Le Germain de haute taille se mit à fendre la foule. On le regardait avec hostilité, sans même lui laisser le passage.


     — Ne jouez pas des coudes, s’il vous plaît ! s’écria d’une voix pleurarde la dame triste accoutrée en nuit, celle en costume bleu avec une petite étoile de verre et une lune en papier sur le front.


     — On lui a donné le prix, alors il s’imagine que les dames doivent se mettre à plat ventre devant lui, bougonna dans la foule la voix irritée.


     — C’est parce que vous ne vous écartez pas, répondit le Germain en contenant son mécontentement.


     Il parvint enfin, tant bien que mal, aux membres du jury, et reçut l’album des mains de Vériga. Une fanfare retentit. Mais la musique fut couverte par un boucan indécent. Les jurons pleuvaient. On entourait le Germain, on le retenait en criant :


     — Enlevez-lui son masque !


     Le Germain gardait le silence. Cela ne lui eût guère coûté d’efforts de se frayer un passage parmi la foule, mais utiliser sa force le gênait visiblement. Goudaïevski4 attrapa l’album, et au même moment quelqu’un arracha au Germain son masque. La foule hurla :


     — C’est bien l’acteur !


     Les suppositions se vérifiaient : c’était l’acteur Bengalski. En colère, il cria :


     — Acteur je suis, et alors ? C’est bien vous qui m’avez donné vos billets !


     Des cris pleins d’une aigreur méchante lui répondirent :


     — Les billets, on peut toujours en rajouter.


     — C’est vous qui les avez imprimés, les billets.


     — Moins il y a de monde, plus il y a de billets.


     — Il en avait une cinquantaine dans la poche !


     Bengalski s’empourpra et cria :


     — C’est une bassesse, de dire cela. Chacun peut vérifier – on peut le faire d’après le nombre des présents.


     Sur ces entrefaites, Vériga dit aux gens qui étaient non loin de lui :


     — Mesdames et messieurs, calmez-vous, il n’y a eu aucune tricherie, j’en réponds : on a vérifié, le nombre des billets correspond à celui des entrées. 


     Les membres du jury parvinrent tant bien que mal, avec le secours de gens raisonnables, à imposer le silence à la foule. Et puis, tout le monde était curieux de voir qui allait recevoir l’éventail. Vériga annonça :


     — Mesdames et messieurs, le prix féminin, l’éventail, est attribué à la dame ayant reçu le plus de billets, à savoir la dame en costume de geisha. La geisha est priée de venir ici, l’éventail est à elle. Mesdames et messieurs, je vous prie humblement d’avoir l’amabilité de laisser passer la geisha.


     La fanfare retentit à nouveau. Très effrayée, la geisha aurait bien voulu se sauver. Mais déjà elle était poussée, propulsée en avant. Avec un sourire aimable, Vériga lui remit l’éventail. Quelque chose d’élégamment bigarré passa devant les yeux, voilés par la peur et la gêne, de Sacha. « Il faut remercier », se dit-il avec la politesse d’un garçon bien élevé. La geisha fit une révérence, prononça quelque chose d’inintelligible, eut un petit rire, leva ses doigts minces – et dans la salle s’éleva de nouveau un furieux brouhaha, on entendit des sifflements et des injures. Tous se précipitèrent sur la geisha. L’épi5 hérissé criait avec férocité :


     — Fais la révérence, saleté, fais la révérence !


     La geisha fonça vers la porte, mais on la retint. Dans la foule en émoi qui l’entourait s’entendaient des cris haineux :


     — Faites-lui retirer son masque !


     — Bas le masque !


     — Attrapez-la, tenez-la !


     — Arrachez-lui son masque !


     — Reprenez-lui l’éventail !


     L’épi criait :


     — Vous savez à qui l’on donne le prix ? À l’actrice Kachtanova6. Elle a fauché le mari d’une autre, et c’est à elle qu’on donne le prix !  On ne le donne pas à des dames honnêtes, mais à une salope, oui !


     Et elle se rua sur la geisha, ses petits poings serrés, en poussant des cris stridents. D’autres la suivirent, le plus souvent ses cavaliers. La geisha se débattait désespérément. On s’en prit à elle avec sauvagerie. L’éventail fut arraché, cassé, jeté par terre, piétiné. La foule, avec la geisha au beau milieu, courait furieusement et en tout sens dans la salle, renversant des spectateurs. Ni les Routilov, ni les membres du jury ne pouvaient se frayer un passage jusqu’à la geisha. Celle-ci, agile et forte, poussait des cris aigus, griffait et mordait. Elle maintenait fermement son masque sur sa figure, tantôt de la main droite, tantôt de la gauche.


     — Il faut les battre tous ! glapissait une petite dame furieuse.


     Ivre, Grouchina, se cachant derrière des gens, excitait Volodine et d’autres de sa connaissance. 


     — Pincez-la, pincez-la, cette garce ! criait-elle.


     Matchouguine, se tenant le nez – du sang en coulait –, s’extirpa d’un bond de la foule en se plaignant :


     — Elle m’a flanqué un coup sur le nez.


     Un jeune homme à l’air féroce agrippa avec ses dents une manche de la geisha, qu’il déchira à moitié. La geisha s’écria :


     — Au secours !


     D’autres commencèrent à mettre en pièces son déguisement. Son corps se trouva dénudé par endroits. Daria et Lioudmila jouaient des coudes désespérément pour se frayer un chemin jusqu’à la geisha, sans y parvenir. Volodine tirait si fort sur la geisha, en criant et en faisant de telles grimaces, qu’il en venait à gêner les gens moins ivres et plus enragés que lui ; lui se mettait en peine non par méchanceté, mais par gaieté, croyant qu’il s’agissait d’un divertissement drôle au plus haut point. Il arracha carrément une manche de la robe de la geisha et se l’enroula autour de la tête.


     — Elle me servira ! glapissait-il en riant et en grimaçant.


     Une fois sorti de la foule, où il s’était senti trop à l’étroit, il eut plus de place pour gambader, et danser avec des cris sauvages au-dessus des débris de l’éventail. Il ne se trouvait personne pour le calmer. Peredonov le contemplait avec effroi, en se disant :


     « Il danse, il est content. Il dansera de cette façon sur ma tombe. »


     La geisha réussit enfin à s’échapper – les hommes la cernant ne purent résister à ses poings agiles et à ses dents pointues. Elle sortit en vitesse de la salle. Dans le couloir, l’épi se jeta de nouveau sur la Japonaise et l’attrapa par sa robe. La geisha faillit lui échapper, mais elle se retrouva une fois de plus entourée. On se remit à la molester. 


     — Tirons-lui les oreilles ! cria quelqu’un. 


     Une petite dame attrapa une oreille de la geisha et se mit à la tirer en poussant des hurlements de triomphe. La geisha poussa un cri et réussit à se libérer en envoyant un coup de poing à la petite dame méchante.


     Bengalski, qui avait eu le temps de se rhabiller, fendit enfin la foule pour arriver à la hauteur de la geisha. Il prit la Japonaise tremblante dans ses bras et lui fit, autant qu’il le pouvait, un rempart de son vaste corps, et l’emmena vite, jouant des coudes et des pieds pour écarter les gens. Dans la foule, on criait :


     — Gredin, canaille !


     On cherchait à retenir Bengalski, on le frappait dans le dos. Lui criait :


     — Je ne vous laisserai pas arracher le masque de cette femme ; ce que vous avez l’intention de faire, je ne vous le permettrai pas.


     Il fit ainsi traverser le couloir à la geisha. Au bout du corridor, une porte étroite donnait sur la salle à manger. Là, Vériga réussit un temps assez court à contenir la foule. Il se mit devant la porte avec une fermeté toute militaire et barra le passage en disant :


     — Messieurs-dames, vous n’irez pas plus loin.


     Goudaïevskaïa7, bruissant du reste des épis la hérissant, se jeta sur lui en le menaçant de ses petits poings et en criant d’une voix aiguë :


     — Écartez-vous, laissez nous passer !


     Mais le visage grave et froid du général, et la résolution qu’affichaient ses yeux gris la retenaient de passer à l’action. Avec une fureur impuissante, elle cria à son mari :


     — Tu aurais pu attraper la fille et lui flanquer une gifle, qu’as-tu à rester les bras ballants, nigaud ?!


     — C’était difficile de lui tomber dessus, se justifia le Peau-rouge en gesticulant dans tous les sens, j’avais Pavlouchka8 dans les pattes.


     — Un coup dans la gueule à Pavlouchka, une beigne dans l’oreille de l’autre, qu’as-tu à prendre des gants ?! s’écria Goudaïevskaïa. 


     La foule faisait pression sur Vériga. On entendait des gros mots. Vériga restait tranquillement devant la porte en essayant de convaincre les gens à sa hauteur d’en finir avec ces excès. Un marmiton entrouvrit la porte derrière lui et chuchota :


     — Ils sont partis, Votre Excellence9.


     Vériga s’écarta. La foule se rua dans la salle à manger, puis dans la cuisine – on cherchait la geisha, sans pouvoir la trouver. Bengalski lui avait fait traverser en vitesse la salle à manger et la cuisine. Paisiblement tenue dans ses bras, elle se taisait. Bengalski croyait sentir son cœur battre fortement. Sur ses bras nus et crispés, il vit quelques égratignures, et remarqua près du coude une contusion, une tache d’un bleu tirant sur le jaune. D’une voix émue, Bengalski dit à la valetaille attroupée dans la cuisine :


     — Donnez-moi quelque chose en vitesse, un manteau, un tablier, un drap, il faut sauver cette dame.


     Le pardessus de quelqu’un fut jeté sur les épaules de Sacha, Bengalski en emmitoufla comme il put la Japonaise – et il l’emmena au dehors par un escalier étroit, à peine éclairé par des lampes à pétrole fumantes, d’abord dans la cour puis, de là, par un portillon, dans une ruelle. 


     — Enlevez votre masque, il vous fera reconnaître, de toute façon, il fait noir, maintenant, dit-il avec une certaine incohérence : je ne dirai à personne qui vous êtes.


     Il était curieux de savoir. Il savait bien, lui, que ce n’était pas Kachtanova – mais qui était-ce donc ? La Japonaise s’exécuta. Bengalski vit un visage inconnu et basané, dont l’expression n’exprimait plus la frayeur, mais la joie d’avoir échappé au danger. Des yeux moqueurs et déjà gais se posèrent sur la figure de l’acteur.


     — Comment vous remercier ? dit la geisha d’une voix sonore. Sans vous, que serais-je devenue !


     « Intéressante petite, elle n’est pas froussarde ! se dit l’acteur – mais qui est-ce ? » C’était visiblement une étrangère : Bengalski connaissait toutes les dames du coin. Il dit doucement à Sacha :


     — Il faut vous ramener chez vous au plus vite. Donnez-moi votre adresse, je prendrai un fiacre.


     La frayeur obscurcit de nouveau le visage de la Japonaise.


     — Impossible, impossible ! chuchota-t-elle. Laissez-moi, je vais y aller toute seule.


     — Comment voulez-vous y arriver, dans cette gadoue, avec vos socques en bois ? Il faut prendre un fiacre, répliqua l’acteur d’une voix se voulant persuasive.


     — Non, je vais courir. Laissez-moi, pour l’amour de Dieu, supplia la geisha.


     — Je vous jure, je vous donne ma parole que je ne le dirai à personne, assura Bengalski. Je ne peux pas vous laisser partir, vous allez prendre froid. Je ne le puis, je suis responsable de vous, maintenant. Et dépêchez-vous de me le dire, ils peuvent encore vous rosser ici. Vous avez bien vu que c’étaient des sauvages. Ils sont capables de tout.


     La geisha eut un frisson. Des larmes coulèrent soudain de ses yeux.  Elle dit en sanglotant :


     — Ce sont des gens méchants, atrocement méchants ! Ramenez-moi pour le moment chez les Routilov, je passerai la nuit chez eux.


     Bengalski héla un cocher. Ils prirent place et partirent. L’acteur scrutait le visage basané de la geisha. Il lui semblait étrange. La geisha se détournait. Un vague soupçon passa dans la tête de l’acteur. Lui revinrent en mémoire les bruits circulant en ville à propos à propos des Routilov, de Lioudmila et de son lycéen.


     — Dis donc, mais tu es un garçon ! chuchota-t-il pour ne pas être entendu du cocher.


     — Pour l’amour de Dieu, l’implora Sacha, blême de peur.


     Sortant de dessous le manteau passé à la hâte, ses mains hâlées se tendirent dans un geste de supplication vers Bengalski. Celui-ci eut un rire étouffé et dit à voix tout aussi basse :


     — N’aie crainte, je ne le dirai à personne. Je veux juste te ramener à bon port, le reste je ne veux pas le savoir. Tout de même, tu ne manques pas d’audace. Et chez toi, on ne le saura pas ?


     — Personne ne le saura si vous n’en parlez pas, dit Sacha d’une voix gentiment suppliante.


     — Je serai aussi muet qu’une tombe, compte sur moi, répondit l’acteur ; moi aussi j’ai été un jeune garçon, et j’ai fait des farces. 




     Au centre, le scandale commençait à s’apaiser, mais la soirée s’acheva par un nouveau malheur. Pendant que l’on poursuivait la geisha dans le couloir, la menue créature10, devenue flamboyante, sautant de lustre en lustre, riait et suggérait avec insistance à Peredonov de frotter une allumette et de la lancer, créature enflammée mais privée de liberté, sur ces murs ternes et sales, en lui promettant qu’une fois rassasiée de destruction, ayant dévoré ce bâtiment où se faisaient des choses si terribles et si incompréhensibles, elle le laisserait, lui Peredonov, en paix. Peredonov ne put résister à cette suggestion tournant à l’idée fixe. Il entra dans un petit salon jouxtant la salle de danse. Personne ne s’y trouvait. Peredonov regarda autour de lui, gratta une allumette et l’approcha du bas du rideau d’une fenêtre, tout près du plancher, et attendit que le rideau s’enflamme. La petite créature enflammée, rampa, tel un serpent alerte, le long du rideau avec un petit couinement de joie. Peredonov sortit du salon et ferma la porte derrière lui. Personne n’avait remarqué son acte incendiaire.


     On vit le feu de la rue alors que la pièce brûlait déjà entièrement. Les flammes se propageaient vite. Les gens purent se sauver, mais l’édifice brûla complètement.




     Le lendemain, en ville, on ne parlait que du scandale de la veille avec la geisha et de l’incendie. Bengalski tint sa parole et ne dit à personne que la geisha était en réalité un garçon déguisé.


     Quant à Sacha, en pleine nuit, s’étant rhabillé chez les Routilov et redevenu un simple garçon aux pieds nus, il rentra chez lui en courant, se glissa dans sa chambre par la fenêtre et s’endormit paisiblement. Dans la ville mise en ébullition par les cancans, dans la ville ou tout le monde savait tout sur tout le monde, l’aventure nocturne de Sacha demeura secrète. Pour longtemps, mais bien sûr, pas pour toujours.





Notes


  1. Rappel : c’est le maréchal de la noblesse, voir le chapitre X.
  2. Lui, c’est le procureur, voir le chapitre IX.
  3. Président du conseil du zemstvo de district, voir la fin du chapitre X.
  4. Rappel : c’est le notaire, déguisé en Peau-rouge…
  5. … et l’épi, c’est le déguisement de sa femme, voir le chapitre précédent.
  6. Qui, en fait, n’est pas là, voir le chapitre précédent.
  7. La femme du notaire, déguisée en épi.
  8. Rappel : Pavlouchka vient de Pavel, prénom de Volodine.
  9. Dans le texte russe : « Ils sont partis, monsieur », ce dernier terme de déférence marqué comme d’habitude par la simple enclitique sifflée « S »…
  10. L’obsession de Peredonov, qui la voit partout depuis un bon moment.






XXXI



     Iékatiérina ivanovna Pylnikova, la tante de Sacha qui s’était chargée de son éducation, reçut coup sur coup deux lettres au sujet de Sacha : l’une du directeur du lycée, et l’autre de Kokovkina. Ces lettres l’inquiétèrent beaucoup. En pleine gadoue1 automnale, laissant là toutes ses occupations, elle se hâta de venir de la campagne dans notre ville. Sacha, qui l’aimait, l’accueillit avec plaisir. Sa tante avait le cœur rempli de colère à son encontre, mais il se jeta si joyeusement à son cou, il lui baisa tant les mains qu’elle ne put trouver, au début, un ton sévère pour lui parler.


     — Ma chère petite tante, comme tu es gentille d’être venue ! disait Sacha, et il regardait son visage plein et coloré, aux bonnes fossettes sur les joues et aux yeux noisette, sérieux et affairés.


     — Ne te réjouis pas trop vite, je vais te remonter les bretelles, dit la tante d’une voix mal assurée.


     — Peu importe, fit Sacha avec insouciance, remonte-les-moi si tu as des raisons de le faire, mais tu me fais une très grande joie.


     — Une très grande joie ! répéta la tante d’un air mécontent. Mais moi, j’ai appris des choses affreuses à ton sujet.


     Sacha leva les sourcils et regarda sa tante avec des yeux innocents, semblant ne pas comprendre. Il commença à se plaindre :


     — Il y a ici un professeur, Peredonov, qui s’est imaginé que j’étais une fille, il m’a longuement cherché noise ; ensuite, c’est le directeur qui m’a passé un savon pour avoir fait la connaissance des demoiselles Routilov. Comme si j’allais les voler. De quoi se mêle-t-il2 ?


     « C’est toujours le même enfant, songea la tante avec perplexité. Ou alors, serait-il devenu pervers au point de faire mentir jusqu’à son visage ? »


     Elle s’enferma avec Kokovkina et s’entretint longuement avec elle. Elle sortit attristée de chez Kokovkina, et se rendit ensuite chez le directeur. Elle en revint complètement défaite. La tante fit pleuvoir de lourds reproches sur Sacha. Lequel se mit à pleurer, tout en assurant avec chaleur que tout cela n’était qu’inventions, et qu’il ne s’était jamais permis de prendre des libertés quelconques avec les demoiselles. Sa tante ne le crut pas. Elle le gronda, pleura, menaça Sacha de le fouetter, et pas pour rire, tout de suite, le jour même, mais elle allait commencer par aller voir les jeunes filles en question. Sacha sanglotait et continuait à protester qu’il n’avait rien fait de mal, que tout cela n’était qu’exagérations incroyables et pure invention. 


     Éplorée et en colère, la tante se rendit chez les Routilov.




     Attendant dans le salon des Routilov, Iékatiérina Ivanovna était bien agitée. Elle avait envie de tomber tout de suite sur les trois sœurs avec de sévères récriminations, elle avait préparé de dures paroles – mais ce salon calme et attrayant lui inspirait, malgré elle, des pensées paisibles et mettait un baume sur sa contrariété. La broderie commencée et interrompue, les albums de dessins, les gravures accrochées aux murs, les plantes traitées avec soin devant les fenêtres, le tout sans un grain de poussière nulle part, et puis une atmosphère particulière, familiale, quelque chose qu’on ne trouve jamais dans les maisons pas comme il faut, et que les honnêtes ménagères apprécient toujours : était-il possible que, dans un tel cadre, les jeunes et soigneuses maîtresses de ces lieux se soient livrées à quelque entreprise de séduction du garçon rangé sur qui elle veillait ? Elles semblaient bien absurdes à Iékatiérina Ivanovna, toutes les conjectures qu’elle avait lues et entendues au sujet de Sacha – et, en sens inverse, les explications que lui avaient fournies Sacha – on récitait, on causait, on plaisantait, on riait, on jouait, on voulait monter un spectacle familial, mais Olga Vassilievna3 ne l’avait pas permis – lui semblaient fort plausibles.


     Les trois sœurs, pendant ce temps-là, manquaient de courage l’une après l’autre. Elles ne savaient pas encore si Sacha avait été ou non démasqué. Mais elles étaient trois, et amies entre elles. Cela leur redonnait du courage. Elles se réunirent chez Lioudmila et tinrent conseil. Valéria déclara :


     — Il faut aller la rejoindre, ce n’est pas poli. Elle attend.


     — Ça ne fait rien, laissons-la se refroidir un peu, répondit Daria avec insouciance. Sinon, elle va nous tomber dessus avec trop de véhémence.


     Les trois sœurs se parfumèrent à la délicieuse clématite et, sortirent de la chambre comme toujours élégantes, jolies, gaies et calmes. Elles remplirent le salon de leur gazouillis et de leur joyeuse amabilité. Leur air gentil et convenable charma d’emblée Iékatiérina Ivanovna. « Vous parlez de débauchées ! » songea-t-elle avec un certain dépit envers les professeurs du lycée. Elle se dit ensuite qu’elles affectaient peut-être la modestie. Elle décida de ne pas céder à leurs sortilèges. 


     — Pardon, mesdames, je dois avoir avec vous une explication sérieuse, dit-elle en s’efforçant de donner à sa voix un ton sec et affairé.


     Les sœurs la firent asseoir en babillant gaiement.


     — Laquelle d’entre vous… ? commença d’un air hésitant Iékatiérina Ivanovna.


     Lioudmila dit gaiement, comme une bonne maîtresse de maison voulant tirer d’embarras sa visiteuse :


     — C’est surtout moi qui me suis occupée de votre jeune neveu. Nous partageons avec lui bien des opinions et bien des goûts.


     — Votre neveu est un garçon très agréable, dit Daria, comme si elle était convaincue de faire plaisir à leur hôtesse par ce compliment.


     — C’est vrai, il est gentil, et tellement amusant, fit Lioudmila.


     Iékatiérina Ivanovna se sentait de plus en plus mal à l’aise. Elle comprit soudain qu’elle n’avait aucun motif sérieux pour leur adresser des reproches. Elle enrageait, du coup – et les derniers mots lui permirent d’exprimer sa contrariété. Elle dit avec humeur :


     — Pour vous, c’est un amusement, mais pour lui… 


     Mais Daria l’interrompit et déclara d’une voix compatissante :


     — Ah, nous pouvons voir que les stupides inventions de Peredonov sont parvenues jusqu’à vous. Mais, vous savez, il est complètement fou. Le directeur ne l’admet plus au lycée. On attend seulement un psychiatre pour procéder à son examen, et il sera mis à la porte.


     — Permettez, la coupa à son tour Iékatiérina Ivanovna, dont l’irritation ne faisait que croître, je m’intéresse à mon neveu, pas à cet enseignant. J’ai entendu dire – je vous prie de m’excuser – que vous le débauchiez.


     Ayant lâché, sous le coup de la colère, ce terme catégorique, Iékatiérina Ivanovna se dit aussitôt qu’elle était allée trop loin. Les trois sœurs échangèrent des regards en jouant si bien l’étonnement indigné que bien des gens, en plus de Iékatiérina Ivanovna, s’y fussent laissé prendre : en rougissant, elles s’exclamèrent en chœur :


     — Voilà qui est gentil !


     — Quelle horreur !


     — C’est nouveau, ça !


     — Madame, dit Daria avec froideur, vous choisissez mal vos expressions. Avant de dire des grossièretés, il faut savoir dans quelle mesure elles sont opportunes.


     — Ah, c’est bien compréhensible ! dit vivement Lioudmila, en prenant l’air d’une douce jeune fille offensée, mais ayant déjà pardonné l’offense : il est de votre famille. Évidemment, tous ces stupides commérages ne peuvent pas vous laisser indifférente. Nous qui n’étions pas ses parentes, nous avons eu pitié de lui, c’est pourquoi nous lui avons témoigné de la douceur. Mais dans notre ville, tout devient aussitôt un crime. Si vous saviez quels gens effrayants, quels gens affreux il y a ici !


     — Des gens affreux ! répéta doucement Valéria d’une voix à la fois frêle et sonore, et elle eut un grand frisson, comme si elle avait effleuré quelque chose de sale.


     — Posez-lui la question, dit Daria, et regardez-le : il est encore terriblement enfant. Vous, vous étiez peut-être habituée à sa candeur, mais un regard étranger voit plus nettement que c’est un garçon pas le moins du monde dépravé.


     Les sœurs mentaient avec tant de calme et d’aplomb qu’il était impossible de ne pas les croire. Que voulez-vous, le mensonge est souvent plus vraisemblable que la vérité. Presque toujours. La vérité, bien sûr, n’est pas vraisemblable.


     — Bien sûr, il est exact qu’il venait chez nous trop souvent, dit Daria. Mais nous ne le laisserons plus franchir notre seuil, si vous le désirez.


     — Et je vais aller moi-même aujourd’hui voir Khripatch, annonça Lioudmila. Qu’est-ce qu’il est allé chercher ? Peut-il lui-même croire à de telles absurdités ?


     — Non, j’ai l’impression qu’il n’y croit pas, avoua Iékatiérina Ivanovna – il dit seulement que diverses vilaines rumeurs circulent.


     — Vous voyez bien ! s’exclama joyeusement Lioudmila. Bien sûr, qu’il n’y croit pas. D’où vient donc tout ce raffut ?


     La voix gaie de Lioudmila enchantait Iékatiérina Ivanovna, qui se disait :


     « Que s’est-il passé, en définitive ? C’est vrai que le directeur dit qu’il ne croit à rien de tel. »


     Les trois sœurs continuèrent un bon moment à gazouiller à qui mieux mieux, persuadant Iékatiérina Ivanovna de l’absolue chasteté de leur relation avec Sacha. Pour que ce soit plus convaincant, elles entreprirent de raconter avec force détails ce qu’elles faisaient, et à quel moment, avec Sacha – du reste, elles s’embrouillèrent vite dans cet inventaire : il s’agissait de choses si innocentes, si simples qu’il n’y avait pas moyen de s’en souvenir. Iékatiérina Ivanovna finit par croire pleinement que son Sacha et les gentilles demoiselles Routilov étaient les innocentes victimes d’une calomnie imbécile.


     En prenant congé, Iékatiérina Ivanovna embrassa affectueusement les trois sœurs, et leur dit :


     — Vous êtes des jeunes filles simples et gentilles. J’ai d’abord pensé que vous étiez – pardon pour le terme – des femmes de mauvaise vie.


     Les sœurs rirent gaiement. Lioudmila dit :


     — Non, nous sommes juste joyeuses, et nous avons la langue bien affilée, ce qui nous fait prendre en grippe par certaines oies du coin.


     En revenant de chez les Routilov, la tante ne dit rien à Sacha. Ce fut lui qui, gêné et effrayé, vint à sa rencontre et la dévisagea prudemment. La tante alla voir Kokovkina. Elles eurent un long entretien, et la tante se dit en conclusion : « Je vais retourner voir le directeur ».




     Le jour même, Lioudmila se rendit chez Khripatch. Elle resta un moment au salon en compagnie de Varvara Nikolaïevna4, puis lui annonça qu’elle venait voir Nikolaï Vassiliévitch, pour une affaire. 


     Dans le bureau de Khripatch eut lieu une vive discussion – pas tellement parce que les interlocuteurs avaient beaucoup de choses à se dire, mais parce qu’ils étaient bavards, l’une comme l’autre. Chacun des deux répandait sur l’autre des propos débités sur un mode rapide. Khripatch, de sa voix sèche, se montrait prolixe en phrases ronflantes, et Lioudmila gazouillait de sa voix tendrement sonore. Le récit à moitié mensonger de ses relations avec Sacha Pylnikov se déversa harmonieusement, avec l’irrésistible force de persuasion de ce qui n’est pas vrai, sur Khripatch. Elle était poussée, bien sûr, par la compassion envers le garçon entaché d’un soupçon aussi injurieux, par le désir de remplacer, auprès de Sacha, la famille qui lui manquait, et enfin par la connaissance qu’elle avait de ce garçon, si bon, si gai, si simple. Lioudmila se mit même à pleurer, de petites larmes roulèrent vite, étonnamment belles, sur ses joues roses et sur ses lèvres souriant avec confusion. 


     — C’est la vérité, je l’ai aimé comme un frère. C’est un brave et bon garçon, il apprécie tant les câlins, il me baisait les mains.


     — C’est évidemment très gentil de votre part, dit Khripatch, un rien gêné, vos bons sentiments vous honorent, mais c’est inutilement que vous prenez tant à cœur le fait tout simple que j’aie estimé de mon devoir d’informer les parents de ce garçon des bruits parvenus jusqu’à moi. 


     Sans l’écouter, Lioudmila continuait à gazouiller, déjà sur un ton de doux reproche :


     — Dites-moi, je vous prie, ce qu’il y a de mal dans le fait que nous ayons eu de la sympathie pour un garçon auquel s’en prenait votre rustre et cinglé de Peredonov – quand on pense qu’il est question de lui faire quitter notre ville !  Se peut-il que vous ne vous rendiez pas compte que votre élève, ce Pylnikov, est encore un enfant, un véritable enfant, à vrai dire ?


     Elle leva au ciel ses jolies petits mains, fit tinter son bracelet d’or, se mit à rire doucement, comme si elle pleurait, sortit un petit mouchoir pour essuyer ses larmes – et son doux parfum souffla comme une brise sur Khripatch. Lequel eut soudain envie de lui dire qu’elle avait le charme d’un ange du ciel5, et que ce regrettable incident ne valait pas un instant de sa précieuse tristesse6. Mais il se retint. 


     Et le gazouillement de Lioudmilotchka coulait, tendre, rapide, dissipant comme une fumée l’édifice chimérique du mensonge de Peredonov. Il suffisait de comparer : d’un côté, l’insensé, grossier et sale Peredonov, de l’autre la joyeuse, lumineuse, élégante et odoriférante Lioumilotchka. Lioudmila disait-elle complètement la vérité, ou prenait-elle quelques libertés avec celle-ci, peu importait à Khripatch : il sentait que ne pas croire Lioudmilotchka, contester ses propos, aller jusqu’à punir Pylnikov, serait faire un pas de clerc, commettre une gaffe qui le couvrirait de honte dans tout l’arrondissement scolaire. D’autant plus que c’était en rapport avec le cas de Peredonov, lequel serait évidemment reconnu fou. Et Khripatch dit avec un sourire à Lioudmila :


     — Je regrette beaucoup que cela vous ait tant affectée. Je ne me suis pas un seul instant permis d’avoir la moindre mauvaise pensée quant à vos relations avec Pylnikov. J’apprécie hautement les nobles et gentils motifs qui ont présidé à vos démarches, et je n’ai pas un seul instant vu, dans les rumeurs circulant en ville et parvenues jusqu’à moi, autre chose qu’une calomnie stupide et insensée qui m’indignait profondément. J’étais dans l’obligation d’en informer madame Pylnikov, d’autant que des nouvelles encore plus déformées auraient pu lui parvenir, mais je n’ai jamais eu l’intention de vous inquiéter le moins du monde, et ne pensais pas que madame Pylnikov vous adresserait des reproches.


     — En fait, nous sommes tombées d’accord, avec madame Pylnikov, dit joyeusement Lioudmila – et, voilà, vous n’avez pas de raison de vous en prendre à Sacha à cause de nous. Si notre maison est tellement dangereuse pour des lycéens, nous ne le laisserons plus y entrer, si vous le désirez.


     — Vous êtes très bonnes pour lui, dit Khripatch évasivement. Nous ne pouvons trouver à redire à ce qu’il rende visite, pendant ses moments de loisir et avec l’autorisation de sa tante, à ses connaissances. Loin de nous l’intention de transformer les chambres des élèves en cellules de prison. En outre, en attendant que soit réglée l’histoire avec monsieur Peredonov, il est préférable que Pylnikov reste chez lui.




     Un terrible événement survenu chez les Peredonov vint bientôt appuyer le mensonge convaincant des Routilov et de Sacha – et convaincre définitivement les habitants de la ville que tous les racontars au sujet de Sacha et des demoiselles Routilov n’étaient que le délire d’un fou.



Notes


  1. La fameuse raspoutitsa qui, deux fois par an, par suite du dégel au printemps ou des pluies au début de l’automne, rendaient les routes impraticables.
  2. Il y a dans le texte ce qui serait de nos jours considéré comme des erreurs de syntaxe : utilisation d’un cas grammatical à la place d’un autre (datif à la place de l’instrumental). Répugnant à taxer l’auteur d’ignorance, je préfère y voir des évolutions de la langue.
  3. Rappel : il s’agit de Kokovkina.
  4. Rappels : c’est madame Khripatch. Nikolaï Vassiliévitch, c’est son mari, le directeur du lycée.
  5. Citation du poème Tamara, de Lermontov.
  6. Citation du poème Le Démon, de Lermontov. Indications trouvées dans la notice russe.







XXXII



     C’était une journée grise et froide. Peredonov revenait de chez Volodine. L’angoisse l’oppressait. De son jardin, Verchina lui fit signe d’entrer1. Il obéit une fois de plus à son appel de sorcière. Ils allèrent tous les deux au kiosque en suivant les allées mouillées, couvertes de feuilles tombées, noires et en pleine décomposition. Le kiosque exhalait une odeur mélancolique d’humidité. Derrière les arbres dénudés se montrait la maison aux fenêtres closes.


     — Je veux vous révéler la vérité, murmura Verchina en jetant rapidement un regard à Peredonov, pour détourner aussitôt après ses yeux noirs. 


     Elle était emmitouflée d’un lainage noir et d’un châle noir, et, serrant de ses lèvres bleuies par le froid un fume-cigarette noir, elle lâchait d’épaisses nuées de fumée noire.


     — Je m’en fiche, de votre vérité, répondit Peredonov. Je m’en fiche au plus haut point.

     Tordant ses lèvres, Verchina eut un sourire railleur et répliqua :


     — Dommage ! Je vous plains terriblement : on vous a roulé.


     Une joie mauvaise s’entendait dans sa voix. Sa langue déversait des paroles empoisonnées. Voici qu’elle disait :


     — Vous comptiez sur une protection, mais vous avez été trop crédule. On vous a dupé, et vous avez tout avalé. N’importe qui pouvait écrire la fameuse lettre, ce n’était pas difficile. Vous auriez dû savoir à qui vous aviez affaire. Votre épouse est une personne sans scrupules.


     Peredonov avait du mal à comprendre ce que lui marmonnait Verchina ; c’est à peine si une idée faisait pour lui son chemin à travers ces circonlocutions. Verchina craignait de parler tout haut et nettement : parler à haute voix, c’était courir le risque que quelqu’un l’entendît et le fît savoir à Varvara, des désagréments pouvaient en résulter, Varvara ne reculerait pas devant le scandale ; à dire les choses nettement, c’était Peredonov qui allait se fâcher, peut-être la battre. Il fallait procéder par allusions, pour qu’il comprît de lui-même. Mais Peredonov ne pigeait pas. D’ailleurs, on lui avait bien dit, par le passé, les yeux dans les yeux, qu’il était dupe, mais il n’y avait pas moyen de lui faire comprendre que la lettre était contrefaite, il pensait tout le temps que c’était la princesse qui le trompait, qui le menait par le bout du nez.


     À la fin, Verchina dit carrément :


     — Les lettres, vous croyez que c’est la princesse qui les a écrites ? Mais toute la ville sait, à l’heure actuelle, que c’est l’œuvre de Grouchina, sur la demande de votre épouse ; et la princesse n’est au courant de rien. Vous pouvez interroger qui vous voulez, tout le monde le sait : elles ont elles-mêmes trop parlé. Ensuite, Varvara Dmitrievna vous a dérobé la lettre et l’a brûlée, pour ne pas laisser d’indice.


    De sombres et pénibles pensées roulaient dans la cervelle de Peredonov. Il comprenait une chose : on l’avait trompé. Mais que la princesse ne fût pas au courant, non : elle savait tout. Elle était tout de même sortie vivante des flammes2. 


     — Vous mentez, au sujet de la princesse. Je l’ai brûlée, mais pas complètement : elle a éteint les flammes en crachant.


     Une fureur de dément s’empara brusquement de Peredonov. On l’avait roulé ! Il frappa sauvagement la table du poing, s’arracha de sa place et, sans prendre congé de Verchina, fonça chez lui.


     Verchina le regarda partir avec satisfaction, des nuages de fumée noire s’échappant de sa bouche sombre, et flottant au vent, en se déchirant.


     La fureur enflammait Peredonov. Mais à la vue de Varvara, un effroi douloureux l’étreignit et l’empêcha de dire un seul mot.


     Le lendemain, dès le matin, Peredonov s’arma d’un petit couteau de jardin, dans une gaine en cuir, qu’il prit soin de mettre dans sa poche. Il passa toute la matinée – jusqu’au déjeuner qu’il prenait tôt – chez Volodine. Il le regardait travailler en faisant des remarques ineptes. Volodine était heureux de le revoir chez lui, et trouvait ses bêtises amusantes.


     La petite créature grise3 se démena toute la journée autour de Peredonov, sans le laisser faire la sieste après le déjeuner. Il se retrouva épuisé. Alors que, vers le soir, il allait s’endormir, une bonne femme sortie on ne savait d’où, à l’air égaré, le réveilla. Hideuse, le nez court, elle s’approcha de son lit et bredouilla :


     — Essuyer le kvas4, rouler les pâtés, faire cuire le rôti.


     Elle avait les joues sombres, et ses dents brillaient.


     — Va au diable ! cria Peredonov.


     La bonne femme au nez court disparut comme si elle n’avait jamais existé.




     Le soir arriva. Le vent gémissait mélancoliquement dans le tuyau du poêle. Une pluie lente et fine battait obstinément les fenêtres. Dehors, il faisait complètement nuit. Volodine était chez les Peredonov : le matin même, celui-ci l’avait invité à venir boire le thé. 


     — Il ne faut laisser entrer personne. Tu m’entends, Klavdiouchka5 ? 


     Varvara ricanait, tandis que Peredonov marmonnait :


     — On voit des bonnes femmes en balade. Il faut avoir l’œil. Il y en a une qui s’est faufilée dans ma chambre pour se faire engager comme cuisinière. Qu’ai-je à faire d’une cuisinière au nez court ?


     Avec le bêlement qui lui tenait lieu de rire, Volodine déclara :

     — Les bonnes femmes daignent se promener dans les rues, mais elles ne nous sont rien, et nous ne les admettons pas à notre table. 


     Ils se mirent à table tous les trois. Ils commencèrent à boire de la vodka en grignotant de petits pâtés. Ils buvaient davantage qu’ils ne mangeaient. Peredonov était sombre. Tout n’était plus désormais pour lui qu’un délire insensé, incohérent et changeant. Sa tête lui faisait atrocement mal. Une pensée s’y répétait et s’y incrustait : Volodine était son ennemi. Elle alternait avec une idée fixe qui l’assaillait péniblement : il fallait abattre Pavlouchka6 avant qu’il ne fût trop tard. Et alors, tous les stratagèmes de l’ennemi se révèleraient. Quant à Volodine, il s’enivrait en vitesse et tenait des propos décousus pour amuser Varvara.


     Peredonov était soucieux. Il balbutiait :


     — Quelqu’un vient. Il ne faut laisser entrer personne. Dites que je suis parti prier au monastère des Cafards.


     Il craignait d’être gêné par des visiteurs.  Volodine et Varvara s’amusaient bien, le pensant tout bonnement ivre. Ils échangeaient des clins d’œil, allaient à tour de rôle frapper à la porte en demandant d’une voix contrefaite :


     — Le général Peredonov est là ?


     — Une étoile de diamants pour le général Peredonov.


     Mais ce jour-là, Peredonov ne se laissait pas tenter par une étoile de diamants :


     — Ne les laissez pas entrer ! Mettez-les à la porte ! Qu’ils apportent ça demain matin. Ce n’est pas le moment, là.


     « Non, se disait-il, aujourd’hui, il s’agit de tenir bon. » C’était le jour où tout serait révélé, mais en attendant, ses ennemis étaient prêts à lui envoyer toutes sortes de choses pour le perdre plus sûrement. 


     — Eh bien, nous les avons chassés, ils l’apporteront demain, dit Volodine en se rasseyant.


     Peredonov le fixa de ses yeux troubles, et demanda :


     — Es-tu mon ami, ou mon ennemi ?


     — Ton ami, ton ami, Ardacha7 ! répondit Volodine.


     — Ami sincère, cafard de poêle8, fit Varvara.  


     — Ce n’est pas un cafard, mais un mouton9, corrigea Peredonov. Eh bien, Pavlouchka, nous allons trinquer tous les deux, seulement nous deux. Et toi, Varvara, bois de ton côté – nous boirons ensemble, tous les deux.


     Volodine dit avec un petit rire :


     — Si Varvara Dmitrievna boit avec nous, nous ne trinquerons plus à deux, mais à trois.


     — À deux, répéta Peredonov, morose.


     — Mari et femme, c’est tout un10, dit Varvara en éclatant de rire.




     Jusqu’à la dernière minute, Volodine ne soupçonna pas que Peredonov voulait l’égorger. Il bêlait, plaisantait, disait des sottises, faisait rire Varvara. Peredonov, lui, se souvint toute la soirée de son couteau. Lorsque Volodine ou Varvara s’approchaient du côté où le couteau était caché, Peredonov poussait un cri féroce pour les faire s’écarter. Il montrait parfois sa poche en disant :


     — J’ai ici, mon vieux Pavlouchka, un truc qui te fera criailler.


     Varvara et Volodine riaient.


     — Criailler, Ardacha, je peux toujours le faire, disait Volodine. Cria, cria. C’est très simple.


     Rouge et hébété à cause de la vodka, Volodine cacardait et avançait les lèvres. Il devenait toujours plus insolent avec Peredonov.


     — On t’a refait, Ardacha, dit-il avec une pitié méprisante.


     — C’est moi qui vais te refaire ! hurla sauvagement Peredonov.


     Volodine lui parut effrayant, menaçant. Il fallait se défendre. Peredonov attrapa vivement son couteau, se jeta sur Volodine et lui trancha la gorge. Un flot de sang jaillit.


     Peredonov fut pris d’effroi. Le couteau lui échappa et tomba au sol. Volodine continuait à bêler et essayait de se prendre la gorge à deux mains. On le voyait, mortellement épouvanté, s’affaiblir et ne plus pouvoir porter ses mains à sa gorge. Soudain, il devint livide et s’écroula sur Peredonov. On entendit un gémissement entrecoupé, comme s’il était en train de se noyer, puis il se tut. De terreur, Peredonov poussa un cri perçant, et Varvara en fit autant, à sa suite.


     Peredonov repoussa Volodine, qui tomba lourdement sur le sol. Il râlait, agitait les jambes, et mourut bientôt. Ses yeux ouverts devinrent vitreux, regardant fixement vers le haut. Le chat sortit de la pièce voisine, flaira le sang et miaula d’un air méchant. Varvara était pétrifiée. Le bruit fit accourir Klavdia.


     — Seigneur, on l’a égorgé ! hurla-t-elle.


     Varvara revint à elle et, en poussant un glapissement, sortit en courant de la salle à manger avec Klavdia.


     La nouvelle s’ébruita rapidement. Les voisins se rassemblèrent dans la rue et dans la cour. Les plus hardis entrèrent dans la maison. Sans oser, un bon moment, entrer dans la salle à manger. On jetait des coups d’œil, on chuchotait. Les yeux fous, Peredonov contemplait le cadavre, écoutait les chuchotements derrière la porte… Une morne angoisse l’étreignait. Il ne pensait à rien.


     On finit par s’enhardir et entrer. Tête baissée, Peredonov restait assis à marmonner des choses sans suite et sans aucun sens. 

     



Notes


  1. Comme au premier chapitre…
  2. Hallucination à la fin du chapitre XXV, quand Peredonov brûle un paquet de cartes.
  3. Autre hallucination, récurrente, celle-là.
  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Kvas
  5. Rappel : c’est la bonne, Klavdia. 
  6. Dernier rappel : il s’agit de Volodine.
  7. Dernier rappel : Ardacha vient du prénom de Peredonov, Ardalion.
  8. En russe, cela rime. Ce dicton ironique rappelle que les amis prétendus peuvent aussi être tout simplement des pique-assiettes…
  9. Ce qui rime encore, en russe. Peredonov voit en Volodine un être mi-homme mi-mouton voulant prendre sa place.
  10. Le proverbe russe dit :  « Mari et femme, c’est le même diable »

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