lundi 15 janvier 2024

La mort (Ivan Tourguéniev)

     L’un de mes voisins1 est un jeune propriétaire, également jeune chasseur. Par un beau matin de juillet, je me suis rendu chez lui à cheval pour lui proposer d’aller chasser avec moi le coq de bruyère. Il fut d’accord. « Seulement, me dit-il, suivons mes taillis en direction de la Zoucha2 ; j’en profiterai pour jeter un coup d’œil à Tchaplyguino : vous savez, la chênaie que j’ai là-bas ? Je l’ai mise en coupe réglée. » — « Allons-y. » Il fit seller son cheval, endossa une redingote verte à boutons de bronze en forme de hures de sanglier, une gibecière brodée de fils de laine, une flasque en argent, se mit en bandoulière un fusil français tout neuf, pivota avec satisfaction devant son miroir et cria pour appeler sa chienne Espérance3, présent d’une sienne cousine, vieille fille au cœur excellent mais au crâne chauve4. Nous partîmes. Mon voisin avait emmené avec lui le dizainier5 Arkhippe6, moujik ventru et trapu au visage carré et aux pommettes saillantes d’homme préhistorique7, ainsi que son régisseur nouvellement nommé, originaire des provinces baltes, jeune homme de quelque dix-neuf ans, maigre, blond, aux yeux de taupe, aux épaules tombantes et au long cou, M. Gottlieb von der Kock. Mon voisin était lui-même récemment entré en possession de son domaine. Il l’avait hérité de sa tante, la Conseillère d’État8 Kardonne-Kataïev, femme d’une obésité extraordinaire qui, même dans un lit, continuait à gémir et à se plaindre. Nous entrâmes dans les taillis en question. « Attendez-moi dans cette clairière », dit Ardalion Mikhaïlytch9 (ainsi s’appelait mon voisin)  à ses deux accompagnants. L’Allemand s’inclina, descendit de cheval, sortit de sa poche un livre, je crois qu’il s’agissait d’un roman de Johanna Schopenhauer10, et s’assit sous un arbuste ; Arkhippe resta au soleil pendant une heure, sans faire le moindre mouvement. Nous battîmes les buissons sans trouver la moindre couvée. Ardalion Mikhaïlytch exprima l’intention d’aller dans son bois. Je ne croyais pas moi-même, ce jour-là, à la possibilité d’une chasse fructueuse : je le suivis. Nous revînmes à la clairière. L’Allemand marqua la page, mit le livre dans sa poche et enfourcha, non sans mal, sa jument à courte queue, une bête défectueuse qui glapissait et ruait au moindre contact ; Arkhippe s’anima, tira les rênes des deux côtés en même temps, agita les jambes et mit enfin en mouvement sa rosse hébétée et écrasée sous son poids. Nous partîmes.

     Le bois d’Ardalion Mikhaïlytch, je le connaissais depuis l’enfance. En compagnie de mon précepteur, M. Désiré Fleury11, excellent homme – qui faillit cependant me ruiner à jamais la santé en me faisant prendre tous les soirs la médecine de Leroy12 –, j’allais souvent à Tchaplyguino. Cette forêt était constituée de deux ou trois cents énormes chênes et frênes. La noirceur de leurs hauts troncs puissants se détachait majestueusement sur la verdure transparente et dorée des noisetiers et des sorbiers ; s’élevant plus haut, ces arbres se profilaient sur l’azur et y déployaient comme des tentes leurs larges branches noueuses. Les éperviers, les émerillons et les crécerelles volaient en sifflant au-dessus des cimes immobiles, les pics bariolés frappaient avec énergie l’écorce épaisse ; le chant sonore du merle se faisait soudain entendre dans le feuillage touffu, après les modulations du loriot ; en bas, dans les buissons, gazouillaient et chantaient les fauvettes, les tarins et les pouillots ; les pinsons couraient vivement sur les sentiers ; le lièvre blanc se faufilait à la lisière de la forêt, bondissant comme avec des béquilles ; l’écureuil fauve sautait avec pétulance d’arbre en arbre, puis s’asseyait brusquement, la queue au-dessus de la tête. Dans l’herbe, près des hautes fourmilières, à l’ombre légère des feuilles joliment découpées des fougères, fleurissaient les violettes et le muguet, croissaient les russules, les agarics, les lactaires, les bolets13 et les amanites tue-mouches ; dans les clairières entre les larges bosquets rougeoyaient les fraises des bois… Et quelle ombre, dans cette forêt ! Dans la fournaise de midi, il y faisait nuit noire : silence, odeur et fraîcheur… J’avais passé de très bons moments à Tchaplyguino, aussi avouerai-je que je n’entrais pas à présent sans tristesse dans cette forêt trop connue de moi. Le funeste hiver14 sans neige de 1840 n’a pas épargné mes vieux amis les chênes et les frênes ; desséchés, dépouillés, couverts ça et là d'un feuillage étique, ils se dressaient tristement au-dessus des nouveaux boqueteaux qui « leur succédaient, sans les remplacer15 ».  Certains, encore couverts de feuilles vers le bas, levaient comme en signe de désespoir et de reproche, leurs rameaux cassés, déjà sans vie ; chez d’autres, de grosses branches sèches et mortes émergeaient du feuillage encore assez touffu, sans toutefois être abondant comme autrefois ; chez certains, l’écorce pendait déjà ; d’autres enfin s'étaient complètement écroulés, pourrissant comme des cadavres sur le sol. Qui aurait pu le prévoir ? On ne trouvait plus d’ombre nulle part à Tchaplyguino ! Je me disais, en voyant les arbres mourants : « Sans doute éprouvez-vous honte et amertume ? » Ces vers de Koltsov16 me revinrent à l’esprit :



               Où êtes-vous passés,

               Discours altier,

               Fière énergie,

               Royale vaillance ?

               Où est à présent

               Ta verte puissance ?



     — Comment se fait-il, Ardalion Mikhaïlytch, commençai-je, que vous n’ayez pas fait abattre ces arbres l’année qui suivit le terrible hiver ? Vous n’en tirerez pas le dixième, à présent.

     Il se contenta de hausser les épaules.

     — Vous auriez dû poser la question à ma tante — et pourtant, des acheteurs se sont présentés, en offrant de l’argent avec insistance.

     — Mein Gott ! Mein Gott s’exclamait à chaque pas von der Kock. Quelle espièglerie ! Quelle espièglerie !

     — Où voyez-vous de l’espièglerie ? observa mon voisin.

     — Ché foulais dire que zé bitoyable17. (On sait que tous les Allemands qui se sont approprié notre lettre « L » appuient dessus de façon étonnante.) 

     Il était particulièrement ému par les chênes gisant par terre – effectivement, certains meuniers en eussent donné cher. Le dizainier Arkhippe gardait quant à lui un calme impassible, sans se chagriner le moins du monde ; au contraire, il sautait par-dessus avec un plaisir visible, en leur donnant au passage un coup de fouet.

     Nous approchions de la coupe lorsque nous entendîmes soudain la chute d’un arbre, suivi d’un cri et d’un bruit de voix, et quelques instants plus tard, surgit des fourrés, venant à notre rencontre, un jeune moujik pâle et tout ébouriffé.

     — Qu’y a-t-il ? Où cours-tu ? lui demanda Ardalion Mikhaïlytch. 

     Il s’arrêta tout de suite.

     — Ah, batiouchka, Ardalion Mikhaïlytch, il est arrivé un malheur !

     — Quoi donc ?

     — Un arbre a écrasé Maxime.

     — Comment cela ? Maxime, l’entrepreneur ?

     — L’entrepreneur, batiouchka. Nous nous étions mis à abattre un frêne, et lui regardait, regardait… Il restait donc là, et puis il est allé au puits chercher de l’eau, faut croire qu’il avait soif. Et voilà le frêne qui craque juste dans sa direction. On lui crie : cours, cours, sauve-toi… Il aurait dû se jeter de côté, mais il a couru tout droit… Faut croire qu’il ne savait plus quoi faire. Les branches du haut du frêne l’ont recouvert. Pourquoi il s’est écroulé si vite, l’arbre, Dieu seul le sait… Il devait avoir le cœur pourri.

     — Alors, Maxime a été assommé ?

     — Assommé, batiouchka.

     — Il est mort ?

     — Non, batiouchka, il vit encore, mais c’est tout juste : ça lui a cassé les bras et les jambes. Et moi, je cours chercher Sélivertytch, le médecin.

     Ardalion Mikhaïlytch ordonna au dizainier d’aller au galop jusqu’au village chercher Sélivertytch, et lui-même partit d’un bon trot vers la coupe… Je le suivis.

     Nous trouvâmes le pauvre Maxime étendu par terre. Une dizaine de moujiks l’entouraient. Nous descendîmes de cheval. Il ne gémissait presque pas, ouvrait par moments des yeux élargis, comme s’il regardait avec étonnement autour de lui, et mordillait ses lèvres bleuies… Il avait le menton qui tremblait, les cheveux collés au front, la poitrine qui se soulevait irrégulièrement : il se mourait. L’ombre légère d’un jeune tilleul jouait sur son visage.

     Nous nous penchâmes sur lui. Il reconnut Ardalion Mikhaïlytch.

     Batiouchka, dit-il d’une voix à peine audible, le pope… envoyer… donnez l’ordre… Le Seigneur… m’a puni… mes jambes, mes bras, tout est brisé… aujourd’hui… c’est dimanche… et je n’ai pas… donné congé aux gars.

     Il se tut. Il avait la respiration coupée.

     — Mon argent… donnez-le… à ma femme… en déduisant… Onésime sait… à qui… et combien… je dois…

     — Nous avons envoyé chercher le médecin, Maxime, dit mon voisin. Tu ne vas peut-être pas mourir. 

     Voulant ouvrir les yeux, il leva avec effort ses sourcils et ses paupières.

     — Si, je vais mourir. La voilà qui vient, la voilà… Pardonnez-moi, les gars, si je vous ai…

     — Dieu te pardonnera, Maxime Andréitch, dirent sourdement, et d’une seule voix, les moujiks en se découvrant, pardonne-nous, toi.

     Il agita soudain la tête avec désespoir, bomba tristement la poitrine et retomba en arrière.

     — On ne va tout de même pas le laisser mourir ici, s’écria Ardalion Mikhaïlytch. Les gars, apportez la grosse toile qui est dans la télègue19, transportons-le à l’hôpital.

     Deux ou trois hommes se précipitèrent vers la télègue.

     — J’ai acheté hier… un cheval… à Iéfime… le gars de Sytchovo, balbutia le mourant – je lui ai donné… un acompte… ça fait que le cheval est à moi… donnez-le aussi… à ma femme…

     On l’installa sur la toile… Il eut un grand frisson, comme un oiseau abattu, et se raidit.

     — Il est mort, murmurèrent les moujiks.

     Nous enfourchâmes en silence nos montures et nous éloignâmes.

     La mort du malheureux Maxime me donna à penser. Le moujik russe meurt d’une façon étonnante20 ! On ne saurait appeler indifférence, non plus que stupidité, son état d’esprit juste avant sa fin ; il meurt comme s’il accomplissait un rite, avec une froide simplicité.

     Il y a de cela quelques années, chez un autre de mes voisins, dans son village, un moujik fut brûlé dans un séchoir à blé21. (Il y serait resté dans cet état si un commerçant de passage ne l’en avait retiré à demi-mort : il se plongea dans une cuve contenant de l’eau, puis prit son élan et enfonça la porte sous l’auvent enflammé.) J’allai le voir dans son izba. Il y faisait sombre, l’air était enfumé, on étouffait. « Où est le malade ? » demandé-je. — « Il est là-bas, batiouchka, en haut du poêle22 » me répond d’une voix chantante une paysanne éplorée. Je m’approche : le moujik est couché, couvert d’une touloupe23, il respire difficilement. « Eh bien, comment te sens-tu ? » Le malade s’agite sur le poêle, il veut se relever, mais il n’est plus qu’une plaie, il est à l’article de la mort. « Reste allongé, reste allongé… Alors, comment ça va ? » — « Oh, ça va mal, pour sûr », me dit-il. — « Tu as mal ? » Pas de réponse. « As-tu besoin de quelque chose ? » Pas de réponse. « Veux-tu que je te fasse apporter du thé ? » — « Pas la peine. » Je m’écarte de lui et m’assois sur un banc. J’y reste un quart d’heure, une demi-heure : il règne un silence de mort dans l’izba. Derrière une table, dans le coin aux icônes, se cache une fillette de cinq ans environ, qui mange du pain. De temps en temps, sa mère la menace du doigt. Dans l’entrée24, on marche, on cause, on frappe : la belle-sœur du mourant hache des choux. « Hé, Axinia ! » fait soudain le malade. — « Oui ? » — « Donne-moi du kvas25. » Axinia lui sert du kvas. Le silence, retombe. je demande, dans un chuchotement : « Il a reçu les sacrements ? » — « Il les a reçus. » Eh bien, tout est donc en règle : il attend la mort, voilà tout. Je ne pus le supporter et sortis…

     Je me souviens aussi d’être passé un jour à l’hôpital du bourg de Krasnogorié, pour voir une de mes connaissances, l’aide-médecin Kapiton26, un passionné de chasse. 

     Cet hôpital avait été installé dans une ancienne aile de demeure seigneuriale, la propriétaire l’avait elle-même fait aménager, c’est-à-dire qu’elle avait fait placer au-dessus de la porte une planche bleue portant l’inscription en lettres blanches : « Hôpital de Kranogorié », et elle avait confié à Kapiton un bel album pour y inscrire le nom des malades. À la première page de cet album, l’un des pique-assiette flatteurs de la bienfaitrice avait écrit27 les petits vers suivants :


               Dans ces beaux lieux où règne l’allégresse,

               Ce temple fut ouvert par la Beauté ;

               De vos seigneurs admirez la tendresse,

               Bons habitants de Krasnogorié !


     Et un autre monsieur avait ajouté plus bas :


               Et moi aussi j’aime la nature !

                Jean Kobyliatnikoff28


     L’aide-médecin avait acheté six lits de sa poche, et s’était mis à soigner les gens, à la grâce de Dieu. En dehors de lui, le personnel de l’hôpital se composait de deux personnes : le graveur Pavel, souffrant d’aliénation mentale et la manchote Mélikitrissa, qui remplissait les fonctions de cuisinière. À eux deux, ils préparaient les potions, mettant les herbes à sécher avant de les faire infuser ; ils apaisaient les malades qui déliraient. Le graveur fou avait l’air sombre et il était taciturne ; la nuit, il chantait une chanson où il était question de « la belle Vénus », et il abordait tous les passants en leur demandant l’autorisation d’épouser une certaine Malania29, morte depuis longtemps. La manchote le battait et lui faisait garder les dindons. Me voilà donc un jour chez l’aide-médecin Kapiton. Nous avions commencé à évoquer notre dernière expédition de chasse, lorsqu’entra soudain dans la cour une télègue attelée à un énorme cheval gris, comme seuls en possèdent les meuniers. Dans la télègue était assis un solide moujik vêtu d’un armiak30 neuf et à la barbe de différentes couleurs. « Ah, Vassili Dmitritch, lui cria Kapiton par la fenêtre, entrez donc… C’est le meunier de Lybovchino », me souffla-t-il. Le moujik descendit de la télègue en geignant, entra dans la pièce réservée à Kapiton, chercha des yeux les icônes et se signa. « Eh bien, Vassili Dmitritch, quoi de neuf ?… Mais vous devez être souffrant : vous n’avez  pas bonne mine. » — « En effet, Kapiton Timoféitch, quelque chose ne va pas. » — « Que se passe-t-il ? » — Voilà ce qu’il y a, Kapiton Timoféitch. J’ai récemment acheté des meules en ville ; bon, je les ai ramenées à la maison, et me suis mis à les décharger, quoi, j’ai fait pas mal d’efforts, faut croire, quelque chose a sauté dans mon ventre, comme une déchirure… et alors, depuis, je ne me sens pas bien. Même qu’aujourd’hui j’ai rudement mal. » — « Hum, fit Kapiton en reniflant une prise de tabac, ça, c’est une hernie. Et il y a longtemps que ça vous est arrivé ? » — « Ça fait une dizaine de jours. » — « Une dizaine ? (L’aide-médecin aspira l’air entre ses dents et hocha la tête.) Laisse-moi te palper. Eh bien, Vassili Dmitritch, dit-il finalement, je suis désolé pour toi, mon ami, mais ton affaire n’est vraiment pas bonne ; ce n’est pas une plaisanterie, ce que tu as ; reste ici auprès de moi ; de mon côté, je ferai tout mon possible, mais je ne peux rien garantir. » — C’est donc si grave ? » murmura le meunier surpris. —« Oui, Vassili Dmitritch, c’est grave ; vous seriez venu me voir deux jours plus tôt, je vous aurai enlevé ça en un tournemain ; mais à présent, vous avez une inflammation, voilà ; et la gangrène pourrait bien survenir. » — « Enfin, ce n’est pas possible, Kapiton Timoféitch. » — « C’est comme je vous dis. » — enfin, tout de même !  (L’aide-médecin haussa les épaules.) Et je vais mourir de cette cochonnerie ? » — « Je ne dis pas cela… seulement, restez ici. » Le moujik réfléchit, réfléchit, regardant par terre, puis il nous jeta un coup d’œil, se gratta la nuque et reprit sa chapka32. « Où allez-vous, Vassili Dmitritch ? » — « Où je vais ? Mais chez moi, pour sûr, si mon affaire est si mauvaise. Je dois prendre mes dispositions, si c’est comme ça. » — « De grâce, vous allez vous faire du mal, Vassili Dmitritch ; je m’étonne même que vous ayez pu arriver jusqu’ici ; restez donc. » — « Non, Kapiton Timoféitch, mon vieux, s’il me faut mourir, autant mourir chez moi ; sinon, je vais mourir ici : Dieu sait ce qui arriverait chez moi. » — « On ne peut pas encore savoir, Vassili Dmitritch, comment évoluera votre affaire… Bien sûr, c’est dangereux, très dangereux, ça ne se discute pas… mais c’est bien pour cela qu’il faut que restiez. » (Le moujik secoua la tête.) « Non, Kapiton Timoféitch, je ne vais pas rester… Vous pourriez peut-être me prescrire une potion. » — « Une potion ne suffira pas, à elle toute seule. » — Je ne resterai pas, qu’on vous dit. » — « Bon, comme tu veux… Seulement, ne va pas me faire des reproches après ! »

     L’aide-médecin déchira une page de son album et rédigea une ordonnance, et lui prodigua encore quelques conseils. Le moujjik prit le papier, donna cinquante kopecks à Kapiton, sortit de la pièce et remonta dans la télègue. « Eh bien, adieu, Kapiton Timoféitch, ne me gardez pas rancune et n’oubliez pas mes orphelins, au cas où… » — « Reste donc, Vassili ! » Le moujik se contenta de secouer la tête, frappa son cheval de la bride et sortit de la cour. J’allai dans la rue et le suivis du regard. La route était boueuse et cahoteuse ; le meunier conduisait prudemment, sans forcer l’allure, menant adroitement son cheval et saluant les passants qu’il croisait… Trois jours plus tard, il était mort.

     De façon générale, les Russes meurent de façon étonnante. De nombreux défunts me reviennent en mémoire. Je me souviens de toi, mon vieil ami, étudiant n’ayant pas terminé ses études, Avenir Sorokooumov, belle personne , le plus noble des hommes ! Je revois ton visage verdâtre de phtisique, tes rares cheveux blonds, ton doux sourire, ton regard plein d’ardeur, tes longs membres ; j’entends la caresse de ta faible voix. Tu vivais chez le gentilhomme russe Gour Kroupianikov, tu enseignais la grammaire, la géographie et l’histoire à ses enfants Fofa et Ziozia, en supportant patiemment les lourdes plaisanteries de Gour, les amabilités grossières du majordome, les sales tours des garnements, tu satisfaisais, non sans un sourire amer, mais sans protester, aux exigences capricieuses de la barynia35 qui s’ennuyait ; mais comme tu te reposais, comme tu jouissais des félicités du soir, après le dîner, lorsque, enfin délivré de tes obligations et des devoirs de ton gagne-pain, tu t’asseyais devant la fenêtre, fumant pensivement ta pipe ou feuilletant goulûment les pages déchirées et salies d’une grosse revue rapportée de la ville par l’arpenteur, pauvre hère sans plus de foyer que toi ! Comme te plaisaient alors toutes sortes de poèmes et de nouvelles, comme les larmes te montaient vite aux yeux, avec quel plaisir tu riais, de quel amour sincère pour les gens, de quel noble intérêt pour le beau et le bien se pénétrait ton âme pure et juvénile ! Il faut dire la vérité : tu ne brillais pas par ton esprit ; la nature ne t’avais doué ni de mémoire, ni d’une grande application ; à l’université, tu passais pour un des plus mauvais étudiants ; tu dormais pendant les cours, tu gardais un silence solennel lors des examens ; mais qui montrait des yeux rayonnants de joie, qui avait la respiration coupée, devant les succès d’un camarade ? Avenir… Qui croyait aveuglément à la haute vocation de ses amis, qui les mettait sur un piédestal avec fierté, qui les défendait bec et ongles ? Qui ne connaissait ni l’envie, ni l’amour-propre, qui se sacrifiait de façon désintéressée, qui se soumettait volontiers à des gens indignes de dénouer les cordons de ses souliers ?… Toujours toi, toi, notre bon Avenir ! Je me souviens : c’est le cœur brisé que tu avais quitté les camarades pour devenir précepteur ; de mauvais pressentiments te tourmentaient… à juste titre : à la campagne, cela se passa mal pour toi : tu n’y avais personne à écouter religieusement, personne à admirer, personne à aimer… Aussi bien les gens des steppes que les hobereaux ayant de l’instruction se comportaient avec toi comme envers tous les précepteurs : les uns avec grossièreté, les autres avec désinvolture. De ton côté, tu ne t’étoffais pas : tu restais timide, tu rougissais, transpirais, bégayais… Jusqu’à l’air des champs qui ne te rendait pas la santé : tu fondais comme un cierge, mon pauvre ! Ta chambre donnait bien sur le jardin ; les merisiers, les pommiers, les tilleuls répandaient sur ta table, sur ton encrier, sur tes livres leurs fleurs légères ; au mur pendait un coussinet de soie bleue, protège-montre dont t’avait fait cadeau, au moment des adieux, une bonne et sentimentale Allemande, gouvernante aux boucles blondes et aux yeux bleus ; un vieil ami de Moscou venait parfois te voir, et tu t’enthousiasmais pour les vers d’autrui ou même pour les tiens ; mais la solitude, l’insupportable servitude de cet état de précepteur, l’impossibilité de te voir libre, les automnes et les hivers sans fin, la maladie qui ne te lâchait pas… Pauvre, pauvre Avenir !

     Je rendis visite à Sorokooumov peu avant sa mort. Il ne pouvait presque plus sortir. M. Gour Kroupianikov ne l’avait pas chassé de chez lui, mais avait cessé de lui verser des appointements et avait engagé un autre précepteur pour Zioza… Fofa avait été confié au Corps des cadets36. Avenir restait assis près de la fenêtre dans un vieux fauteuil Voltaire. Il faisait un temps splendide. Le ciel d’automne lumineux bleuissait gaiement au-dessus de la rangée de tilleuls dénudés et d’un brun sombre ; les dernières feuilles jaune d’or tremblotaient et bruissaient de-ci de-là sur leurs branches. La terre saisie par les gelées fondait et suintait au soleil, dont les rayons obliques et vermeils traversaient l’herbe pâle ; l’air semblait plein de légers craquements ; les voix des ouvriers résonnaient clairement et distinctement au jardin. Avenir portait une vieille robe de chambre de Boukhara, ainsi qu’un foulard vert donnant une teinte cadavérique à son visage affreusement amaigri. Mon arrivée lui causa de la joie, il me tendit la main, se mit à parler et à tousser. Je le laissai se calmer, m’assis près de lui… Sur les genoux d’Avenir était posé un cahier où il avait soigneusement recopié les poèmes de Koltsov ; il le tapota en souriant : « Voilà un poète », murmura-t-il en s’efforçant de contenir sa toux, avant de se mettre à déclamer d’une voix à peine audible :


                         Ou le faucon aurait-il

                         Les ailes liées ?

                         Ou les routes lui seraient-elles

                         Toutes barrées38 ?


     Je l’arrêtai : le médecin lui avait défendu de parler. Je connaissais un moyen de lui faire plaisir. Sorokooumov n’avait jamais, comme on dit, « suivi les progrès de la science », mais il était curieux de savoir où en étaient arrivés maintenant les grands esprits. Il lui arrivait de prendre un camarade à part et de l’interroger : il l’écoutait, s’étonnait, le croyait sur parole et répétait ses dires. La philosophie allemande l’intéressait tout particulièrement. je me mis à lui parler de Hegel (tout cela est bien ancien, comme vous voyez39). Avenir approuvait de la tête, levait les sourcils, souriait, chuchotait : « Je comprends, je comprends !… ah,  bien, bien !… » J’avoue que la curiosité enfantine du pauvre mourant, démuni et abandonné m’émut aux larmes. Il faut noter qu’Avenir, à la différence des autres phtisiques, ne se faisait pas d’illusions au sujet de sa maladie… et cependant, il ne soupirait pas, ne s’affligeait pas, il ne faisait même jamais allusion à son état…

     Il rassembla ses forces pour parler de Moscou, des camarades, de Pouchkine, de théâtre, de littérature russe ; il évoqua nos ripailles, les chaudes discussions dans notre petit cercle, prononçant à regret le nom de quelques amis disparus…

     — Tu te souviens de Dacha40 ? ajouta-t-il enfin. Quelle âme d’or, quel cœur elle avait ! Et comme elle m’aimait ! Qu’est-elle devenue ? Sans doute a-t-elle complètement dépéri, la pauvre…

     Je n’osai pas le raconter au malade : à quoi lui aurait servi de savoir que Dacha était à présent plus large que longue, qu’elle frayait avec des négociants, les frères Kondatchkov, qu’elle se maquillait, mettant du blanc et du rouge, piaillait et jurait.

     Tout de même, me dis-je en contemplant son visage épuisé, n’y avait-il pas moyen de le faire sortir d’ici ? On pouvait peut-être encore le guérir… Mais Avenir ne me laissa finir cette offre.

     — Non, frère, merci, dit-il, peu importe où l’on meurt. Je n’irai pas jusqu’à l’hiver… À quoi bon déranger inutilement des gens ? Je suis habitué à cette maison. Il est vrai que les gens, ici…

     — Ils sont méchants ? demandai-je aussitôt.

     — Non, ils ne sont pas méchants : ce sont des bûches, voilà tout. D’ailleurs, je ne peux pas me plaindre d’eux. Et il y a les voisins : la fille de M. Kassatkine est aimable et instruite, c’est une excellente jeune fille, elle n’est pas fière…

     Sorokooumov eut une nouvelle quinte de toux.

     — Tout cela ne serait rien, reprit-il, calmé, si l’on me laissait fumer la pipe ! Mais je ne mourrai pas avant d’en avoir fumé une petite ! ajouta-t-il avec un clin d’œil malicieux. Dieu merci, j’ai assez vécu, j’ai connu des gens bien…

     — Tu devrais au moins écrire à tes parents, l’interrompis-je.

     — À quoi bon leur écrire ? Me venir en aide, ils ne le peuvent pas ; ma mort, ils l’apprendront. Et puis, pourquoi parler de cela ?… Raconte-moi plutôt ce que tu as vu à l’étranger.

     Je me mis à le lui conter. Il buvait mes paroles. Au soir, je partis, et une dizaine de jours plus tard, je reçus la lettre suivante de M. Kroupianikov :

     « Par la présente, j’ai l’honneur de vous informer, mon cher monsieur, que votre ami vivant chez moi, l’étudiant Avenir Sorokooumov est mort il y a trois jours à deux heures de l’après-midi, et que je l’ai fait enterrer, à mes frais, dans mon église paroissiale41. Il m’a demandé de vous faire parvenir les livres et cahiers ci-joints. Il s’avère qu’il était en possession de vingt-deux roubles et cinquante kopecks, lesquels reviendront, en même temps que le reste de ses affaires, à ses parents. Votre ami est mort parfaitement conscient et, on peut le dire, dans une indifférence totale, sans exprimer le moindre regret, même lorsque nous sommes tous venus en famille lui dire adieu. Kléopatra Alexandrovna, mon épouse, vous salue. La mort de votre ami ne pouvait pas ne pas affecter ses nerfs ; en ce qui me concerne, je suis, grâce à Dieu, en bonne santé, et j’ai l’honneur d’être

           Votre très humble serviteur.

                                                                           G. Kroupianikov »


     De nombreux autres exemples me viennent à l’esprit — mais on ne peut pas tous les rapporter. Je m’en tiendrai à un seul.

     Une vieille  propriétaire42 se mourait en ma présence. Le prêtre qui s’était mis à lire, debout à son chevet, la prière des agonisants, crut voir que la malade trépassait, et il s’empressa de lui donner la croix à baiser. La propriétaire s’écarta, mécontente. « Rien ne presse, batiouchka43, bégaya-t-elle, tu auras bien le temps… » Elle appliqua ses lèvres sur le crucifix, tenta de mettre la main sous l’oreiller et rendit le dernier soupir. Il y avait un rouble sous l’oreiller : elle voulait payer le prêtre pour avoir récité la prière pour elle…

     Oui, les Russes meurent de façon étonnante44 !                                                      



Notes

  1. Ce récit parut en 1848 dans Le Contemporain.
  2. La Zoucha est un affluent de l’Oka, elle-même affluent de la Volga et rivière à proximité de laquelle reste le plus souvent le narrateur des Mémoires d’un chasseur.
  3. Simplement transcrit du français.
  4. Tourguéniev s’en prend régulièrement aux « vieilles filles », il y a peut-être là un thème à creuser.
  5. Policier de rang inférieur, élu par une dizaine de foyers, sous l’autorité du commissaire de police rurale, le pristav ou de son subordonné, l’ouriadnik (brigadier cosaque).
  6. Ou Archippe, en français : https://fr.wikipedia.org/wiki/Archippe_(Bible)
  7. Dans le texte russe : antédiluviennes.
  8. C’est-à-dire la veuve du Conseiller d’État de ce nom : cinquième rang du Tchin de Pierre le Grand : https://fr.wikipedia.org/wiki/Table_des_rangs
  9. Pour Mikaïlovitch, fils de Michel.
  10. https://fr.wikipedia.org/wiki/Johanna_Schopenhauer
  11. En français dans le texte.
  12. Potion purgative. D’après H. Mongault, il s’agit de Jean-Jacques Leroy d’Étiolles, avec le fils duquel Tourguéniev fut en relations à Paris.
  13. Précision : vu le terme russe employé, il s’agit ici davantage de bolets rudes (sans intérêt), voire de bolets Satan (toxiques) que de cèpes…
  14. Une note de l’auteur explique que l’hiver 1840 vit s’installer un froid extrêmement rigoureux – la neige ne tombant qu’à la fin du mois de décembre – qui n’épargna pas (en plus des blés d’hiver, qui gelèrent complètement) nombre de chênaies. « Il sera difficile, note Tourguéniev de les reconstituer. La terre a perdu de sa force productive. Dans les zones devenues désertiques et interdites* (on en a fait le tour en promenant des images saintes), ce sont des bouleaux et des trembles qui poussent à la place des nobles essences ; et chez nous, on ne sait pas s’y prendre autrement pour reboiser. »  * Henri Mongault explique que cette zone était désormais sacrée, au sens ancien du  terme : c'était désormais l’affaire de Dieu, nul ne devait y pénétrer.
  15. Eugène Onéguine, chant I, strophe 19.
  16. Alexeï Vassiliévitch Koltsov : https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexe%C3%AF_Koltsov Les vers cités forment la sixième strophe du poème La forêt (1837), œuvre symbolique où Koltsov déplore la mort de Pouchkine. Ces strophes sont des quatrains. Tourguéniev a rajouté deux vers (les deux derniers) qu’on ne trouve pas dans le poème. Il y a là un mystère…  https://klassika.ru/stihi/kolcov/chto-dremuchij-les.html
  17. L’Allemand a prononcé « Chalost’ » (gaminerie, espièglerie) en voulant dire « Jalost’ » (pitié. La remarque de l’auteur à propos du « L » russe, roulé, n’est pas très éclairante.
  18. Petit père – respectueux : il s’adresse à son barine, son maître.
  19. Charrette.
  20. Tolstoï – lui que hantait l’image de la mort – fait le même constat dans Trois morts.
  21. Henri Mongault a fait observer (voir Deux hobereaux et la note 6) que le blé séché à chaud se vendait plus cher…
  22. Saillant aménagé pour dormir en haut du grand poêle, ici sans tuyau d’évacuation, ou alors ce dernier marche mal, si la pièce est enfumée…
  23. Manteau de peau de mouton retournée.
  24. Spacieuse comme un vestibule ailleurs.
  25. https://fr.wikipedia.org/wiki/Kvas
  26. Le fameux feldscher, sorte d’infirmier en chef, future bête noire de Tchékhov… Il faut prononcer Kapitonne, on ne nasalise pas en russe.
  27. En français dans le texte, une note de l’auteur les traduisant en russe. De même pour les deux lignes suivantes.
  28. Nom fantaisiste : Jean Delaviandedejument, en quelque sorte. Le double « f » correspond à l’ancienne transcription en français du « v » final russe, qui se prononce plus ou moins ainsi. Tourguéniev, par exemple, s’écrivait autrefois en français : Tourguénieff.
  29. Variante de Mélania (Mélanie).
  30. Manteau de bure.
  31. Pour Dmitriévitch, fils de Dmitri. De même, peu après : Timoféitch pour Timofeïévitch, fils de Timofeï (Timothée).
  32. Bonnet de fourrure (rappel).
  33. Quaranteesprits… Ce nom existe encore. Tourguéniev part sans doute d’un souvenir personnel, en modifiant le nom de son ami mort tôt. Quant à Avenir, c’est la transcription du terme français, venant ici du prénom biblique Abner. J’ai déniché une liste des principaux personnages créés par Tourguéniev, avec une petite étude de chacun d’eux…
  34. Féofane (Théophane) et Zosime.
  35. Maîtresse de maison : féminin de barine, le seigneur des lieux.
  36. https://fr.wikipedia.org/wiki/Corps_de_cadets_(Russie)
  37. https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexe%C3%AF_Koltsov
  38. Koltsov, Élégie du faucon, troisième strophe.
  39. Voici ce qu’écrit Henri Mongault à ce sujet : « Succédant à la passion pour Schelling, l’engouement pour Hegel atteignit son apogée au cours des “années trente”. Tourguéniev y a déjà fait allusion dans Tatiana Borissovna et son neveu, il y reviendra longuement dans Le Hamlet du district de Stchigry. »
  40. Diminutif de Daria.
  41. Le cimetière est dans l’enceinte de l’église.
  42. Henri Mongault pense qu’il s’agit de la grand-mère maternelle de l’auteur.
  43. Ici : mon Père.
  44. Ce qui change un peu le sens de la remarque de départ – voir la note 20 –, déjà modifiée par la phrase : « De façon générale, les Russes meurent de façon étonnante. » D’après Henri Mongault, il y a là une allusion à un mot de Gogol, au chapitre VII des Âmes mortes : « Étranges Russes ! Ils n’aiment pas mourir de leur belle mort ! » H. Mongault y voit même l’origine possible du récit…

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