lundi 8 janvier 2024

Tatiana Borissovna et son neveu (Ivan Tourguéniev)

     Donnez-moi la main, cher lecteur1, et venez avec moi. Il fait un temps magnifique ; le ciel de mai bleuit gentiment ; les jeunes feuilles lisses des saules brillent comme si on venait de les laver ; la large route égale est couverte de cette petite herbe à la tige rougeâtre dont raffolent les moutons ; à droite et  à gauche, le long des flancs de collines en pente douce, oscillent les seigles encore verts ; les ombres de petits nuages glissent dessus comme autant de taches liquides. Au loin les forêts s’assombrissent, les étangs scintillent, les arbres jaunissent ; les alouettes se lèvent par centaines, chantent, s’abattent précipitamment et dépassent des mottes, le cou tendu ; les freux s’arrêtent en chemin pour vous regarder, se serrent contre la terre, vous laissent passer et, ayant sautillé deux-trois fois, partent sur le côté d’un vol lourd ; de l’autre côté du ravin, sur une hauteur, un moujik laboure ; un poulain pie à la queue courte et à la crinière ébouriffée court derrière sa mère sur ses jambes mal assurées : on entend son hennissement grêle.  Nous entrons dans un bois de bouleaux ; l’odeur forte et fraîche bloque agréablement la respiration. Voici la barrière. Le cocher descend de son siège, les chevaux s’ébrouent, les bricoliers regardent de tous côtés, tandis que le limonier agite sa queue et appuie sa tête contre la douga2… la barrière s’ouvre en grinçant. Le cocher reprend sa place… En, avant ! Devant nous, un village. Ayant dépassé quatre ou cinq cours, nous prenons à droite, descendons un petit vallon et montons sur une digue. Au-delà d’un petit étang, derrière les cimes rondes de pommiers et de lilas, apparaît un toit de planches, autrefois peint en rouge, avec deux cheminées ; le cocher longe une palissade sur la gauche et franchit, salué par les glapissements et les râles de trois vieux chiens, une porte cochère grande ouverte, fait hardiment le tour d’une grande cour, passant devant une écurie et une grange, salue crânement la vieille économe qui vient de passer en biais le haut seuil d’une resserre à la porte ouverte, et s’arrête enfin devant le perron d’une maisonnette sombre aux fenêtres lumineuses… Nous sommes chez Tatiana Borissovna. La voici qui ouvre elle-même un vasistas et nous fait signe de la tête… Bonjour, la mère !

     Tatiana Borissovna est une femme d’environ cinquante ans, avec de grands yeux gris à fleur de tête, un nez un brin épaté, des joues bien rouges et un double menton. Son visage est accueillant et amical. Elle a été mariée autrefois, mais s'est retrouvée bientôt veuve. Tatiana Borissovna est une femme très remarquable. Elle vit sans sortir de son petit domicile, fraye peu avec ses voisins et aime seulement les jeunes gens. C’est l’enfant de propriétaires très pauvres, elle n’a reçu aucune éducation, c’est-à-dire qu’elle ne parle pas français3 ; elle n’est même jamais allée à Moscou – et, en dépit de tous ces défauts, elle se tient si simplement et si bien, elle ressent et raisonne si librement, elle est si peu atteinte des infirmités ordinaires de la petite noblesse qu’il est véritablement impossible de la voir sans être étonné… En effet : cette femme vit toute l’année à la campagne, dans un trou perdu, et elle ne cancane pas, ne piaille pas, ne fait pas de révérences, ne s’agite pas, ne s’étrangle pas, n’est pas dévorée par la curiosité… quel miracle ! Elle porte d’ordinaire une robe de taffetas gris et un bonnet blanc avec des rubans lilas qui pendent ; elle aime bien manger, mais sans excès ; elle confie les confitures, les fruits secs et les salaisons aux bons soins de son économe. Que fait-elle de ses journées ? demanderez-vous : lit-elle ? Non, elle ne lit pas ; à vrai dire, les livres ne sont pas imprimés pour elle… quand elle n’a pas d’hôtes, ma Tatiana Borissovna reste assise près de la fenêtre et tricote un bas – ça, c’est l’hiver ; l’été, elle va au jardin, plante des fleurs et les arrose, joue avec ses chatons des heures entières, donne à manger à ses pigeons… elle s’occupe peu de son ménage. Mais que survienne un visiteur, quelque jeune voisin envers qui elle se montre bienveillante, voilà Tatiana Borissovna qui s’anime ; elle le fait asseoir, lui donne du thé, l’écoute parler, rit, lui tapote parfois la joue, tout en parlant peu elle-même ; elle console qui a du malheur, du chagrin, elle est de bon conseil. Combien de gens lui ont-ils confié leurs secrets intimes, leurs affaires de famille, en pleurant dans ses bras ! Il lui arrive de s’asseoir en face de son hôte, doucement appuyée sur un coude, et de le regarder en face avec tant de sympathie, en lui souriant avec tant d’amitié que son vis-à-vis pense malgré lui : « Quelle brave femme tu fais, Tatiana Borissovna ! Allez, je vais te dire ce que j’ai sur le cœur. » On est bien, on a chaud dans ses petites pièces ; chez elle, il fait toujours beau, si l’on peut s’exprimer ainsi. Tatiana Borissovna est une femme étonnante, et cela ne surprend personne : le bon sens, le fermeté et la liberté , la chaude sympathie pour les peines et les joies d’autrui, toutes ces qualités sont comme nées avec elle, sans lui coûter aucun effort d’aucune sorte… On ne peut pas l’imaginer autrement ; du coup, on ne voit pas de quoi lui savoir gré. Elle aime particulièrement observer les jeux et les ébats de la jeunesse ; elle croise les bras sur sa poitrine4, renverse la tête en arrière, plisse les yeux et reste à sourire, pour pousser soudain un soupir et dire : « Ah, mes enfants, mes petits enfants !… » Alors, il arrive qu’on ait envie de s’approcher d’elle, de lui prendre la main et de lui dire : « Tatiana Borissovna, vous ne connaissez pas votre mérite, avec toute votre simplicité et votre manque d’instruction, vous êtes une créature extraordinaire ! » Son nom seul sonne comme quelque chose de connu, d’accueillant, on a plaisir à le prononcer, il fait venir aux lèvres un sourire amical. Combien de fois, par exemple, m’est-il d’arrivé de demander à un moujik rencontré : « Dis, l’ami, par où prendre pour aller à Gratchovka ? » — « Allez d’abord à Viazovoïe, batiouchka5, de là, poussez jusque chez Tatiana Borissovna, et là tout le monde vous indiquera le chemin. » Et, au nom de Tatiana Borissovna, le moujik a une façon particulière de hocher la tête. La domesticité de Tatiana Borissovna est peu nombreuse et en rapport avec sa fortune. Son économe Agafia, très bonne créature édentée et pleurarde qui est son ancienne nounou, s’occupe du linge, des resserres et de la cuisine ; elle commande à deux filles robustes, aux joues fermes et bleuâtres comme des pommes Antonov. Les fonctions de valet de chambre, de majordome, et de buffetier7 sont tenues par Polycarpe, domestique de soixante-dix ans, extraordinaire original, homme érudit, ancien violoniste et admirateur de Viotti8, ennemi personnel de Napoléon, ou plutôt, comme il dit, de Bonapartichka, ayant en outre une passion pour les rossignols. Il en garde toujours cinq ou six dans sa chambre ; au début du printemps, il se tient des journées entières auprès de la cage, attendant le premier trille, et après l’avoir entendu, il se cache le visage dans ses mains et gémit : « Ah, quelle pitié, quelle pitié ! » et il éclate en sanglots9. Pour venir en aide à Polycarpe lui est adjoint son petit-fils Vassia10, garçon d’une douzaine d’années, aux cheveux bouclés et à l’œil vif ; Polycarpe l’aime à la folie, tout en le grondant du matin au soir. C’est qu’il se charge de son éducation. « Vassia, lui dit-il, répète après moi : “Bonapartichka est un brigand.” » – « Et que me donneras-tu, papa ? » — « Ce que je te donnerai ?… je ne donnerai rien du tout… Qui es-tu donc ? Es-tu Russe ? » — « Je suis Amtchanien, papa : je suis né à Amtchensk11. » — « Ah, tête stupide ! Où est-ce donc, Amtchensk ? » — « Qu’est-ce que j’en sais ? » — « Amtchensk est en Russie, bêta ! » — « En Russie, et alors ? » — « Comment ça, et alors ? Figure-toi qu’avec l’aide de Dieu, son Altesse illustrissime feu Mikhaïlo Illarionovitch Golénichtchev-Koutouzov, prince de Smolensk, a daigné chasser hors de Russie le Bonapartichka. Une chanson fut composée pour l’occasion : 


              Le Bonaparte n’a plus envie de danser,

               Il a perdu ses jarretières…


     Comprends-tu ? Il a libéré ta patrie. » — « Qu’est-ce que ça peut me faire ? » — « Ah, que tu es bête, mon garçon ! Figure-toi que si l’illustrissime prince Mikhaïlo Illarionovitch n’avait pas chassé le Bonapartichka, à l’heure actuelle, quelque moussié te flanquerait des coups de canne sur la tête. II s’approcherait de toi et dirait : “Commane vous porté vous12 ?” Et vlan, vlan !. » — « Moi je lui donnerais un coup de poing en plein dans la bedaine. » — « Là, il te dirait : “Bonnejour, bonnejour, vené ici”, et il t’attraperait les cheveux13. » — « Eh bien, moi, je lui donnerais dans les jambes, dans ses jambes en tige d’oignon… » — « C’est un fait, ils ont des jambes en tige d’oignon… Mais comment ferais-tu s’il te liait les mains ? » — «  Je ne me laisserais pas faire ; j’appelerais au secours le cocher Mikheï. » — « Et tu crois que le Français ne viendrait pas à bout de Mikheï ? » — « Bien sûr que non ! Il est costaud, Mikheï ! » — « Et alors, qu’en feriez-vous ? » — « On lui taperait sur le dos, tiens ! » — « Mais il crierait pour demander pardon : “Pardonne, pardonne, cévousplé !” » — « Nous lui dirions : “Il n’y a pas de cévousplé qui tienne, sale Français !” » — Bravo, Vassia !… Eh bien, crie donc : “Le Bonapartichka est un brigand !” » — « Alors, donne-moi du sucre ! » — « En voilà, un numéro !… »

     Tatiana Borissovna fréquente peu les épouses des propriétaires ; celles-ci ne se précipitent pas chez elle, elle ne sait pas les distraire et leurs bavardages l’endorment ; elle sursaute, s’efforce d’ouvrir les yeux et se rendort. En général, Tatiana Borissovna n’aime guère les femmes. L’un de ses amis, bon jeune homme au caractère doux, avait une sœur, une vieille fille de trente-huit ans passés, créature excellente mais gâtée, tendue et exaltée. Son frère lui parlait souvent de sa voisine. Par un beau matin, ma vieille fille, sans explications superflues, fit seller son cheval et s’en fut voir Tatiana Borissovna. Elle entra, en robe longue et chapeau, portant un voile vert et les boucles au vent, dans le vestibule, et, dépassant un Vassia stupéfait qui la prit pour une roussalka14, fit irruption au salon. Tatiana Borissovna prit peur, elle voulut se lever mais ses jambes se dérobèrent. « Tatiana Borissovna, commença d’une voix implorante sa visiteuse, excusez mon audace ; je suis la sœur de votre ami Alexeï Nikolaïévitch K***, et je l’ai tellement entendu parler de vous que j’ai voulu faire votre connaissance. » — « Vous me faites beaucoup d’honneur », bredouilla la maitresse de maison fort étonnée. Sa visiteuse ôta vivement son chapeau, secoua ses boucles, s’assit à côté de Tatiana Borissovna et lui prit la main… « Ainsi, la voilà, fit-elle d’une voix émue et rêveuse, voilà cette bonne, pure, noble et sainte créature ! La voilà, cette femme à la fois simple et profonde ! Que je suis contente, que je suis contente ! Comme nous allons nous aimer ! Je vais enfin trouver le repos… Je me la représentais bien ainsi. » ajouta-t-elle dans un murmure, les yeux rivés dans ceux de Tatiana Borissovna. « N’est-ce pas, vous n’allez pas vous fâcher contre moi, ma toute bonne ? » — « Pensez-vous, je suis enchantée… Voulez-vous du thé ? » La visiteuse sourit avec indulgence. « Wie wahr, wie unreflektiert15 », chuchota-t-elle comme pour elle. — « Permettez que je vous embrasse, ma chère ! »

      La vieille fille resta trois heures chez Tatiana Borissovna, sans se taire une minute. Elle s’efforçait d’expliquer à sa nouvelle amie la valeur qu’elle lui voyait. Tout de suite après le départ de son hôtesse inattendue, la pauvre propriétaire prit un bain, but une infusion de tilleul et alla se coucher. Mais la vieille fille revint le lendemain, demeura quatre heures chez elle est s’en alla en promettant de rendre quotidiennement visite à Tatiana Borissovna. Elle s’était mise en tête, voyez-vous, d’achever de développer, d’éduquer cette riche nature, comme elle disait, et serait sans doute arrivée à l’épuiser complètement si, premièrement, elle ne s’était trouvée, au bout de deux semaines, « tout-à-fait »  déçue de l’amie de son frère, et deuxièmement si elle ne s’était pas amourachée d’un étudiant de passage avec lequel elle se lança aussitôt dans une correspondance aussi active que brûlante ; dans ses lettres, elle le bénissait, comme il est d’usage, pour la vie sainte et magnifique qu’il mènerait, déclarait « s’offrir en sacrifice » et n’exigeait que d’être « sa sœur », se livrait à des descriptions de la nature », évoquait Goethe, Schiller, Bettina et la philosophie allemande – et finit par mettre le malheureux jeune homme dans un lugubre désespoir. Mais la jeunesse réclama son dû : un beau matin, il se réveilla plein d’une haine si furieuse envers sa « sœur et meilleure amie » que, dans son emportement, il fut bien près de rosser son valet de chambre et, pendant longtemps, eut envie de mordre à la moindre allusion aux élevations de l’amour platonique… Mais depuis cette époque, Tatiana Borissovna évita, encore plus que par le passé, de se lier avec ses voisines.

     Hélas ! Rien ne dure, en ce monde. Tout ce que j’ai raconté à propos du quotidien de cette bonne propriétaire n’est plus que du passé ; la quiétude régnant dans sa maison est à jamais brisée. Depuis plus d’un an habite chez elle son neveu, un peintre de Pétersbourg. Voici comment cela s’est passé.

     Il y a de cela huit ans, vivait chez Tatiana Borissovna un garçon d’environ douze ans, orphelin de père et de mère, le fils de son défunt frère, Andrioucha17. Andrioucha avait de grands yeux clairs et humides, une petite bouche, le nez droit et un beau front haut. Il parlait d’une voix douce et égale, sa mise était correcte et soignée, il se montrait aux petits soins pour les invités, baisait avec toute l’affection d’un orphelin la main de sa tante. À peine étiez-vous entré qu’il vous avançait un fauteuil. Il ne se livrait à aucune polissonnerie : sans faire de bruit, il restait dans un coin avec un livre, avec une telle discrétion modeste qu’il ne s’appuyait même pas au dossier de sa chaise. Un visiteur arrivait-il, mon Andrioucha se levait en souriant d'un air correct et en rougissant ; l’hôte parti, il se rasseyait, tirait de sa poche un peigne et un petit miroir, et se recoiffait. Dès sa tendre enfance, il avait ressenti de l’attirance pour le dessin. Il suffisait qu’on lui donne un bout de papier pour qu’il demande des ciseaux à l’économe, Agafia, il découpait dans le papier un carré, l’entourait d’une bordure et se mettait au travail : il dessinait un œil à l’énorme pupille, ou bien un nez grec, ou encore une maison avec une cheminée d’où s’échappait un tortillon de fumée, un chien vu de face ressemblant à un tabouret, un arbre avec deux pigeons, et il écrivait en-dessous : « Dessin d’Andreï Biélovzorov, tel jour de telle année, au village de Maly Bryki ». Il y mettait un zèle particulier deux semaines avant la fête de Tatiana Borissovna19 : il lui adressait le premier ses félicitations20 et lui présentait un rouleau de papier noué d’une faveur rose. Tatiana Borissovna embrassait son neveu sur le front et dénouait le ruban : le rouleau s’ouvrait et offrait aux regards curieux du spectateur une église ronde, au contour hardiment estompé, avec des colonnes et un autel au centre ; sur l’autel brûlait un cœur et reposait une couronne, et au-dessus, une banderole sinueuse portait en lettres bien détachées : « À ma tante et bienfaitrice Tatiana Borissovna Bogdanova21, de la part de son neveu respectueux et aimant, en signe de son attachement le plus profond ». Tatiana Borissovna l’embrassait à nouveau et lui donnait un rouble. Cependant, elle n’avait pas beaucoup d’affection pour lui : l’obséquiosité d’Andrioucha ne lui plaisait pas vraiment. Cependant, Andrioucha grandissait ; Tatiana Borissovna commença à se faire du souci quant à son avenir. Un évènement inattendu vint la tirer d’embarras… Voici ce qui arriva :

     Un jour, il y a de cela huit ans, elle reçut la visite d’un certain M. Bénévolienski, Piotr Mikhaïlytch, conseiller de collège et décoré. M. Bénévolienski, avait autrefois servi au chef-lieu du district le plus proche, et était à l’époque un hôte assidu de Tatiana Borissovna ; il partit ensuite à Pétersbourg, entrant dans un ministère et y atteignant un poste assez élevé ; lors de l’un des fréquents voyages qu’il lui arrivait de faire pour les nécessités du service, il se souvint de sa vieille amie et passa chez elle dans l’intention de se reposer deux-trois jours des soucis de sa charge « au sein de la paix des champs23 ». Tatiana Borissovna l’accueillit avec sa cordialité coutumière, et M. Bénévolienski… Mais, avant que nous ne poursuivions notre récit, permettez-moi, cher lecteur, de vous présenter ce nouveau personnage.

      M. Bénévolienski était un homme assez corpulent, de taille moyenne, l’allure douce, avec des jambes courtes et des mains potelées ; il portait un ample frac d’une propreté remarquable, une cravate haute et large, du linge blanc comme neige et une chaîne d’or sur un gilet de soie, ainsi qu’une bague avec une pierre à l’index et une perruque blonde ; il parlait avec une assurance mêlée de douceur, se déplaçait sans bruit, il avait une façon agréable de sourire et de promener ses yeux, et d’enfoncer son menton dans sa cravate ; bref, c’était un homme agréable. Dieu l’avait en outre doté d’un très bon cœur : il pleurait et s’enthousiasmait facilement ; plus que tout, il brûlait d’une passion désintéressée pour l’art, d’autant plus désintéressée qu’à vrai dire, en matière d’art,  M. Bénévolienski n’entendait strictement rien. D’où venait alors cette étonnante passion, à quelles lois mystérieuses et incompréhensibles obéissait-elle ? Il semblait un individu fort positif, et même très ordinaire… Du reste, chez nous, en Russie, de tels hommes ne sont pas rares.

     L’amour que ces gens portent à l’art et aux artistes leur confère une indicible mièvrerie ; les fréquenter, causer avec eux est un supplice : ce sont de vraies bûches enduites de miel. Par exemple, ils n’iront jamais appeler Raphaël ou le Corrège par leur nom, mais parlent du « divin Sanzio », de « l’incomparable Allegri », en accentuant à tout coup24 le « o » et le « i ». N’importe quel talent fruste et médiocre, mais plein de ruse et d’amour-propre leur semble génial, ou plutôt « gééénial » ; ils ont toujours à la bouche le ciel bleu de l’Italie, les citronniers du Midi, les effluves embaumées des rives de la Brenta25. « Ah, Vania, Vania ! », ou « Ah, Sacha, Sacha26 ! » se disent-ils l’un à l’autre avec sentiment. « Nous serions mieux dans le Midi… nous avons l’âme grecque, toi et moi, nous sommes des Grecs anciens ! » On peut les observer dans les expositions, devant certaines œuvres de certains peintres russes. (On doit remarquer que, dans leur majorité, ces messieurs sont de grands patriotes.) Tantôt ils reculent de deux pas et rejettent la tête en arrière, tantôt ils se rapprochent du tableau ; leurs petits yeux deviennent humides, onctueux… « Ah mon Dieu ! disent-ils enfin d’une voix brisée par l’émotion, qu’il y a d’âme là-dedans ! Qu’il y a mis de cœur ! Il y a glissé tant d’âme !… Et comme c’est bien conçu ! C’est magistral ! » Et quels tableaux ornent leurs salons ! Quels artistes viennent chez eux le soir prendre le thé et les écouter bavarder ! Quelles vues en perspective ils leur offrent de leurs appartements, avec un balai au premier plan, une bande de saletés sur le parquet ciré, un samovar jaune sur une table près de la fenêtre, et le maître des lieux en robe de chambre et calotte sur la tête, le soleil venant se refléter brillamment sur sa joue ! Quels pupilles des muses, à la longue chevelure et au sourire fébrile et dédaigneux viennent leur rendre visite ! Quelles demoiselles au teint pâle et verdâtre glapissent chez eux, assises au piano ! Car c’est la règle, chez nous, en Russie : on ne saurait s’adonner à un seul art, ils nous les faut tous. C’est pourquoi il n’y a rien d’étonnant à voir messieurs les amateurs offrir également leur généreuse protection à la littérature russe, en particulier à la littérature dramatique… Les « Jacopo Sannazaro27 » sont écrits pour eux : la lutte (mille fois décrite) du talent méconnu contre le monde entier les émeut jusqu’au fond de l’âme…

     Le lendemain de l’arrivée de M. Bénévolienski, Tatiana Borissovna, en prenant le thé, dit à son neveu de montrer à son hôte ses dessins. « Il dessine donc ? » dit, non sans étonnement, M. Bénévolienski, en se tournant avec intérêt vers Andrioucha. — « Et comment ! dit Tatiana Borissovna. Il aime énormément cela ! Et il dessine tout seul, sans professeur. » — « Ah, montrez-moi ça, montrez-moi ça ! » répliqua M. Bénévolienski. Andrioucha, rougissant et souriant, apporta son cahier. D’un air connaisseur, M. Bénévolienski se mit à le feuilleter. « C’est bien, jeune homme, c’est très bien. » dit-il enfin en caressant de la main la tête d’Andrioucha, qui saisit cette main et la baisa. « Dites donc, c’est un vrai talent !… Toutes mes félicitations, Tatiana Borissovna. » — « Vous savez, Piotr Mikhaïlytch, ici, je ne peux pas lui trouver de professeur. En faire venir un de la ville coûterait cher ; il y a bien chez mes voisins, les Artamonov, un peintre qu’on dit excellent, mais la maîtresse de maison lui défend de donner des leçons au-dehors, au motif que cela lui gâterait le goût. » — « Hum ! fit M. Bénévolienski, qui devint songeur et regarda Andriouchka par en-dessous. Eh bien, nous en reparlerons », ajouta-t-il en se frottant soudain les mains. Le même jour, il demanda un entretien en tête-à-tête à Tatiana Borissovna. Ils s’enfermèrent. Une demi-heure plus tard, on cria à Andrioucha de venir. À l’entrée de celui-ci, M. Bénévolienski se tenait près de la fenêtre, le visage un peu rouge et les yeux brillants. Tatiana Borissovna était assise dans un coin et essuyait ses larmes. « Eh bien, Andrioucha, finit-elle par dire, tu peux remercier Piotr Mikhaïlytch, il te prend à sa charge, il t’emmène avec lui à Pétersbourg. » Andrioucha resta pétrifié. « Jeune homme, parlez–moi franchement, commença M. Bénévolienski sur un ton digne et condescendant, souhaitez-vous devenir artiste, ressentez-vous l’appel sacré de l’art ? » — « Devenir artiste est mon désir, Piotr Mikhaïlytch, confirma en tremblant Andrioucha. — « Dans ce cas, vous me voyez ravi. Il vous sera bien sûr pénible, poursuivit M. Bénévolienski, de vous séparer de votre respectable tante ; vous lui devez une vive reconnaissance. » — « J’adore ma tante », l’interrompit Andrioucha en clignant des yeux. — « Bien entendu, cela va de soi et c’est tout à votre honneur ; figurez-vous cependant, avec le temps, quelle joie… lui procureront vos succès. » — « Embrasse-moi, Andrioucha », murmura la bonne dame. Andrioucha se jeta à son cou. « Bon, à présent, remercie ton bienfaiteur… » Andrioucha étreignit le ventre de M. Bénévolienski, se mit sur la pointe des pieds et trouva la main de celui-ci, qui accepta la sienne sans trop d’empressement… Il faut bien consentir à l’amusement des enfants, et au sien propre. Deux jours plus tard, M. Bénévolienski partit en emmenant son protégé.

     Les trois premières années suivant leur séparation, Andrioucha écrivit assez souvent à sa tante, en insérant parfois des dessins dans ses lettres. M. Bénévolienski ajoutait lui-même de temps à autre quelques mots, le plus souvent louangeurs ; puis les lettres se firent plus rares, de plus en plus rares, avant de cesser complètement. Le neveu garda le silence une année entière ; Tatiana Borissovna commençait à s’inquiéter, lorsqu’elle reçut soudain le mot suivant :


                    « Ma chère tante !


     Piotr Mikhaïlytch, mon protecteur, est mort il y a trois jours. Une cruelle attaque d’apoplexie m’a privé de mon dernier soutien. Bien sûr, je suis à présent dans ma vingt!ème année ; en l’espace de sept ans, j’ai fait de gros progrès ; j’ai une pleine confiance dans mon talent, et espère pouvoir en vivre ; je ne suis pas découragé, cependant, si cela vous est possible, envoyez-moi pour commencer deux cent cinquante roubles en billets. Je vous baise les  mains et demeure, etc. »


     Tatiana Borissovna envoya à son neveu les deux cent cinquante roubles29. Deux mois plus tard, il réclama de nouveau de l’argent ; elle rassembla ce qui lui restait et le lui envoya. Il ne s’était pas écoulé six semaines qu’il demanda de l’aide une troisième fois, en prétendant qu’il en avait besoin pour acheter des couleurs en vue d’un tableau que lui avait commandé la princesse Tertiéréchénieva. Tatiana Borissovna refusa. « Dans ce cas, lui écrivit-il, j’ai l’intention de venir chez vous pour me refaire une santé à la  campagne. » Effectivement, au mois de mai, Andrioucha revint à Maly Bryki.

     Tatiana Borissovna ne le reconnut pas tout de suite. Elle attendait, d’après sa lettre, quelqu’un d’amaigri par la maladie, et vit à la place un jeune gars large d’épaules, corpulent, au visage plein et rougeaud, aux cheveux gras et bouclés. Le fluet et pâlichon Andriouchka était devenu le robuste Andreï Ivanovitch Biélovzorov. Et il n’y avait pas que son apparence, qui avait changé. À la timidité délicate, la réserve et la propreté d’autrefois avaient succédé une hardiesse bravache et désinvolte, et une malpropreté insupportable ; il marchait en chaloupant de droite et de gauche, se jetait dans les fauteuils, se vautrait sur la table, se prélassait en bâillant à pleine gorge ; il était insolent avec sa tante et ses gens. « Je suis un artiste, semblait-il dire, un Cosaque libre ! Vous verrez de quel bois je me chauffe ! » Il passait des journées entières sans tenir un pinceau ; quand « l’inspiration » lui venait, il affectait bruyamment, lourdement et gauchement d’être éméché ; ses joues devenaient écarlates, ses yeux hébétés ; il se mettait à discourir au sujet de son talent, de ses succès, de sa marche en avant, toujours vers l’avant… En réalité, ses capacités lui permettaient juste de faire quelques portraits acceptables. Il était complètement inculte, ne lisait rien – d’ailleurs à quoi la lecture peut-elle servir à un peintre ? Le nature, la liberté, la poésie, tels sont les éléments d’un artiste ! Secouons plutôt nos boucles, chantons comme un rossignol et imprégnons-nous de Joukov30 ! La hardiesse russe a du bon, mais elle ne sied pas à tout le monde ; et les Poléjaïev31 de seconde main et dépourvus de talent sont insupportables. Notre Andreï Ivanytch s’éternisa chez sa tante : le pain gratuit était visiblement à son goût. Il inspirait un ennui mortel aux visiteurs. Il s’asseyait au piano – il y en avait un chez Tatiana Borissovna –, et, d’un doigt, commençait à chercher La vaillante troïka32, plaçait des accords, tapait sur le clavier ; il braillait de façon éprouvante, des heures entières, les romances de Varlamov33 : Le pin solitaire, ou Non, docteur, non, ne viens pas, les yeux bouffis de graisse et les joues luisantes comme des peaux de tambour… Ou brusquement, il entonnait d’une voix retentissante Calmez-vous, troubles de la passion34, faisant sursauter Tatiana Borissovna…

     — C’est étonnant, me dit-elle un jour, de voir à quel point les chansons que l’on compose de nos jours sont désespérées ; de mon temps, il en allait autrement : certaines étaient tristes également, mais on avait tout de même plaisir à les entendre… Par exemple :


                            Viens vers moi dans la prairie,

                              Où je t’attends vainement ;

                              Viens vers moi dans la prairie,

                              Où je pleure continûment…

                              Hélas, tu viendras à moi dans la prairie,

                              Mais il sera trop tard, mon cher ami !


     Tatiana Borissovna eut un sourire malicieux.

     « Je sou-ouffre, je sou-ouffre », hurlait son neveu dans la pièce voisine.

     — Arrête un peu, Andrioucha.

     « Mon âme est brisée par la sépa-aration », poursuivait l’infatigable neveu.

     Tatiana Borissovna hocha la tête.

     — Ah, ces artistes !…

     Un an s’est écoulé depuis. Biélovzorov vit toujours chez sa tante, se préparant toujours à regagner Pétersbourg. À la campagne, il est devenu plus large que long. Sa tante – qui l’eût cru ? – l’aime à la folie, et les jeunes filles aux alentours sont amoureuses de lui…

     Beaucoup de ses anciens amis ont cessé de venir voir Tatiana Borissovna.





Notes


  1. Ce récit est le quinzième du cycle global. Il fut publié en 1848..
  2. Arc de limonière, dans une troïka. Le limonier est le cheval principal de l’attelage, tandis que les bricoliers sont les chevaux de renfort. https://ru.wikipedia.org/wiki/%D0%A2%D1%80%D0%BE%D0%B9%D0%BA%D0%B0_%D0%BB%D0%BE%D1%88%D0%B0%D0%B4%D0%B5%D0%B9#/media/%D0%A4%D0%B0%D0%B9%D0%BB:Nikolaj_Sverchkov_Trojka_1848.jpg
  3. Les enfants des hobereaux plus à l’aise avaient droit à leur précepteur français et à leur gouvernante anglaise…
  4. Langue concrète et précise, le russe dit : « sous sa poitrine ».
  5. Petit père (respectueux).
  6. Célèbre variété de pommes, et titre d’une nouvelle d’Ivan Bounine. Henri Mongault situe l’origine de ce terme à Antonovo, village proche de Novgorod. Il existe d’autres explications : cette variété de pommes serait due aux sélections d’un jardinier fameux prénommé Anton…
  7. H. Mongault traduit par « sommelier », ce qui se défend.
  8. https://fr.wikipedia.org/wiki/Giovanni_Battista_Viotti . 
  9. Henri Mongault signale qu’il séjourna à Saint-Pétersbourg. Henri Mongault insiste sur l’amour des Russes pour les rossignols. Ces oiseaux sont mentionnés à plusieurs reprises dans les Mémoires d’un chasseur : voir Iermolaï et la meunière, ou Kassiane de la Belle Metcha.
  10. Vassili (Basile).
  11. Une note qui semble être de l’auteur explique que, dans le peuple, on nomme Amtchensk la ville de Mtsensk [ville proche d’Orel et connue pour la nouvelle de Leskov Lady Macbeth de Mtensk et l’opéra qu’en tira Chostakovitch], et Amtchaniens ses habitants. Ces derniers ayant la réputation de gens au caractère vif, au point de prédire aux gens qu’on aimait pas qu’ils « auraient un Amtchanien chez eux ».
  12. Transcrit du français. Pareil un peu plus loin.
  13. Il te prendrait par le toupet, très exactement. Ce détail linguistique et le Mikhaïlo comme prénom de Koutouzov semblent indiquer une origine ukrainienne chez le vieux Polycarpe.
  14. Sorte de naïade maléfique. Voir Le pré Béjine. https://fr.wikipedia.org/wiki/Roussalka
  15. Comme c’est authentique, non fabriqué ! dit une note due à Tourguéniev. Henri Mongault y voit une allusion à la mode de Hegel, qui succédait en Russie à celle de Schelling.
  16. Bettina von Arnim, née Brentano : https://fr.wikipedia.org/wiki/Bettina_von_Arnim. D’après H. Mongault, Tourguéniev fit sa connaissance à Berlin en 1838 – il avait alors vingt ans et elle cinquante-trois. Il reconnaissait par la suite « s’être enflammé pour elle, tout comme ses amis ».
  17. Affectueusement pour Andreï.
  18. En face en français dans le texte.
  19. C’est-à-dire la Sainte Tatiana, le 12 janvier dans l’ancien calendrier, le 25 désormais.
  20. En Russie, on félicite quelqu’un à l’occasion de sa fête, de son anniversaire ou du Nouvel An…
  21. Bogdanov, mais ici le nom russe complet est donné…
  22. Sixième rang de la Table. Henri Mongault rappelle judicieusement que, par « collège », il faut entendre ministère – ou département d’un ministère. 
  23. Pouchkine, Eugène Onéguine, chant VII, deuxième strophe.
  24. Je reprends l’astuce utilisée par Halpérine-Kaminsky, car le texte russe parle seulement du « o », mais il s’en trouve un dans le mot russe signifiant inimitable, incomparable. Quant à H. Mongault, il a résolu la question en s’abstenant de traduire…
  25. Pour H. Mongault, on peut voir dans cette allusion à  la Brenta une nouvelle réminiscence d’Eugène Onéguine : chant I, strophe 49.
  26. Vania pour Ivan, Sacha pour Alexandre.
  27. Dans le texte russe, Djakob Sanazar. Fantaisie dramatique éditée en 1834, due à l’écrivain chauvin Nestor Vassiliévitch Koukolnik. https://fr.wikipedia.org/wiki/Nestor_Koukolnik . D’après H. Mongault, dans son Torquato Tasso, datant aussi de 1833, il faisait prédire au Tasse mourant les destinées de la Russie… Quant à Jacopo Sannazaro, c’est un poète italien de la Renaissance : https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacopo_Sannazaro
  28. Le texte russe est étrangement elliptique. Halpérine-Kaminsky et H. Mongault voient le bienfaiteur retirer sa main, mais sans se presser… 
  29. À noter qu’en russe, on écrit cela en chiffres : 250 roubles, dans le texte.
  30. Célèbre marque de tabac.
  31. Alexandre Ivanovitch Poléjaëv (1804-1838), poète tôt poursuivi par la vindicte de Nicolas Ier, notamment pour son poème satirique de 1826, Sachka. D’après H. Mongault, c’est un poète bien davantage mélancolique que fanfaron, et la sévérité de Tourguéniev est incompréhensible.
  32. Poésie de Fiodor Glinka (1786-1880) - à ne pas confondre avec le compositeur Mikhaïl Glinka – , écrite en 1825 et devenue une très célèbre romance populaire. Je donne à tout hasard le texte russe : https://rupoem.ru/glinka/vot-mchitsya-trojka.aspx
  33. Alexandre Iégorovitch Varlamov (1801-1848), compositeur russe, célèbre pour ses romances. https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Varlamov. Mais le père du Pin solitaire n’est pas Varlamov, comme le signale, avec une erreur sur le patronyme, H. Mongault, mais un autre compositeur, Nikolaï Alexeïevitch Titov, lequel composa cette romance, qui connut un énorme succès, en 1820, sur des paroles de M. A. Ofrossimov ;  la deuxième romance, sur des paroles de Fiodor Glinka, est bien de Varlamov (recherches personnelles, à partir de la note d’Henri Mongault).
  34. Romance due, cette fois, à Mikhaïl Glinka (https://fr.wikipedia.org/wiki/Mikha%C3%AFl_Glinka), composée en 1838 sur des paroles de N. V. Koukolnik : https://fr.wikipedia.org/wiki/Nestor_Koukolnik

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