mardi 23 janvier 2024

Les chanteurs (Ivan Tourguéniev)

     Le petit village de Kolotovka, appartenant autrefois à une propriétaire1 que son caractère vif et hardi avait fait surnommer dans les environs L’Indomptable2 (son nom véritable est resté inconnu), et de nos jours enregistré au nom de je ne sais quel Allemand de Pétersbourg, est situé au flanc d’une colline dénudée, coupée de haut en bas par un effrayant ravin, véritable gouffre qui serpente, lavé et raviné par les eaux, au beau milieu de la rue, et, mieux que ne le ferait une rivière – au-dessus de laquelle on peut toujours jeter un pont –, partage en deux moitiés le pauvre petit village. Quelques saules maigrichons poussent timidement le long de ses pentes sablonneuses ; le fond sec et jaune comme du cuivre, est dallé d’énormes plaques argileuses. Cette vue n’a rien de gai, il faut le reconnaître, pourtant, la route pour aller à Kolotovka est bien connue des gens des alentours : ils s’y rendent fréquemment, et très volontiers.

     En haut du ravin, à quelques pas de l’endroit où prend naissance ce qui n’est encore qu’une étroite fissure, se tient une petite izba carrée, à l’écart des autres, solitaire. Elle a un toit de chaume et une cheminée ; une fenêtre unique est braquée comme un œil perçant sur le ravin, et, les soirs d’hiver, éclairée de l’intérieur, elle se voit de loin à travers la faible brume du gel, et sert d’étoile guidant par son scintillement plus d’un moujik cheminant par là. Au-dessus de la porte de la maisonnette est fixée une planche bleu ciel : la petite izba est un cabaret nommé Le refuge3. L’eau-de-vie ne s’y vend probablement pas moins cher qu’ailleurs, mais cet estaminet est fréquenté beaucoup plus assidûment que les autres établissements du même genre dans le voisinage. Cela tient à son tenancier, Nikolaï Ivanytch4.

     Nikolaï Ivanytch, jadis svelte, bouclé et au teint vermeil, est maintenant un homme extrêmement gros, plus que grisonnant,montrant une figure bouffie de graisse, de petits yeux d’une bonhommie rusée, un front huileux serré de rides fines comme des fils ; cela fait plus de vingt ans qu’il vit à Kolotovka. Comme la plupart des cabaretiers, Nikolaï Ivanytch est habile et débrouillard. Sans être excessivement aimable, ni particulièrement loquace, il a le don d’attirer et de retenir ses clients : il fait bon être assis devant son comptoir, sous le regard tranquillement accueillant, quoique vigilant, du flegmatique patron. Il a beaucoup de bon sens ; il connaît aussi bien le mode de vie des propriétaires que celui des paysans ou encore des gens de classe intermédiaire5 ; il serait de bon conseil en cas de difficulté, mais, par égoïsme et par prudence, il préfère ne pas s’en mêler, et se contente, à l’aide de quelques remarques formulées innocemment, de mettre ses habitués – du moins ceux qui lui tiennent à cœur – sur le bon chemin. Il s’y connaît en tout ce qui compte pour les  Russes : chevaux, bétail, bois, briques, vaisselle, tissus et peaux, chants et danses. En l’absence de clients, il a coutume de s’affaler par terre comme un sac devant la porte de son izba, ses jambes fluettes ramenées sous lui, échangeant des propos aimables avec tous les passants. Il a vu bien des choses au cours de sa vie, a survécu à des dizaines de petits nobles venus le voir pour de la vodka pure, il sait tout ce qui se fait à cent verstes6 à la ronde et n’en dit jamais trop, il ne montre même pas qu’il est au courant de tout ce qui échappe au stanovoï7 le plus perspicace. Il se tait, et se contente de rire sous cape, tout en remuant ses verres. Ses voisins l’estiment : le général civil8 Chtchérépétienko, le propriétaire le plus haut gradé du district, le salue avec condescendance à chaque fois qu’il passe devant sa maisonnette. Nikolaï Ivanytch est un homme influent : il a contraint un célèbre voleur de chevaux à restituer une bête que l’autre avait dérobée à l’un de ses amis, il a fait entendre raison aux moujiks d’un village voisin qui n’acceptaient pas le nouvel intendant, etc. Il ne faut d’ailleurs  pas s’imaginer qu’il a fait cela par amour de la justice, par dévouement envers le prochain, certes non : Il s’efforce tout bonnement de prévenir tout ce qui pourrait troubler sa tranquillité. Nikolaï Ivanytch est marié, et il a des enfants. Sa femme est une alerte petite-bourgeoise9 à l’œil vif et au nez pointu qui, ces derniers temps, a commencé à s’alourdir, à l’exemple de son mari. Il se repose en tout sur elle, et elle tient l’argent sous clé. Les ivrognes et les braillards la craignent ; elle ne les aime pas : avec eux, il y a plus de boucan que de profits ; elle préfère les gens taciturnes, voire sombres. Les enfants de Nikolaï Ivanytch sont encore petits ; les premiers-nés sont tous morts, les autres, ceux qui ont survécu, sont tout le portrait de leurs parents : cela fait plaisir de voir les frimousses éveillées de ces gamins en bonne santé.

     Par une journée de juillet d’une chaleur insupportable, mettant lentement un pied devant l'autre, je remontais, en compagnie de mon chien, le ravin de Kolotovka en direction du Refuge. Le soleil flamboyait férocement dans le ciel ; on étouffait, on cuisait à petit feu ; l’atmosphère était imprégnée d’une poussière suffocante. Tout luisants, les freux et les corbeaux, leurs becs ouverts, regardaient d’un air pitoyable les passants, comme pour réclamer leur compassion ; les moineaux seuls ne s’affligeaient pas et, gonflant leur plumage, pépiaient avec encore plus d’ardeur et se battaient sur les clôtures ; ils s’élevaient en bandes depuis la route poussiéreuse, formant de petites nuées grises qui passaient au-dessus des vertes chènevières. Je mourais de soif. Il n’y avait pas d’eau à proximité : à Kolotovka comme en maints autres villages de la steppe, les moujiks, faute de sources et de puits, boivent le liquide boueux sortant de quelque étang… Mais qui aurait l’idée d’appeler « eau » ce breuvage répugnant ? Je voulais demander à Nikolaï Ivanytch un verre de bière, ou de kvas10.

     Il faut bien l’avouer, à aucun moment de l’année, Kolotovka ne présente un spectacle réjouissant ; mais le village fait naître encore plus de tristesse lorsqu’en juillet le soleil brillant inonde de ses  inexorables rayons les toitures brunes et à moitié démolies des maisons, dans cette profonde combe, ainsi que l’herbage roussi et couvert de poussière où vagabondent avec désespoir des poules maigres perchées sur de hautes pattes, la cage de tremble gris avec des trous en guise de fenêtres, reste de l’ancienne demeure seigneuriale, disparaissant sous les orties, les mauvaises herbes et l’absinthe, et couverte de duvet d’oie, l’étang noirâtre et surchauffé, avec ses bordures de boue séchée et sa digue affaissée près de laquelle, sur la terre piétinée et semblable à de la cendre, se serrent tristement les uns contre les autres des moutons respirant à peine, que la chaleur fait éternuer et qui baissent la tête le plus possible, avec une patience mélancolique, comme s’ils attendaient que cesse cette insupportable fournaise… Mes pas fatigués m’avaient amené près du logis de Nikolaï Ivanytch, éveillant comme il se doit, chez les marmots un étonnement débouchant sur une contemplation d’une intensité absurde, et chez les chiens une indignation exprimée par des aboiements si furieux et si rauques qu’ils semblaient leur déchirer les entrailles, si bien qu’ils se mettaient ensuite, tout essoufflés, à tousser, lorsque se montra soudain sur le seuil du cabaret un moujik de haute taille, tête nue, portant une capote de bayette, serrée bas à la taille par une petite ceinture bleu ciel. Il avait l’air d’un domestique de maître ; d’épais cheveux gris s’élevaient en désordre au-dessus de son visage sec et ridé. Il appelait quelqu’un en faisant de grands gestes rapides des mains, sans contrôler vraiment celles-ci. On voyait bien qu’il avait pas mal bu.

     — Viens, viens donc ! balbutia-t-il en faisant effort pour lever ses épais sourcils. Viens donc, le Clignoteur, viens ! Mais tu rampes, ma parole, vieux frère. Ce n’est pas bien, mon vieux. On t’attend, et toi tu rampes… Allez, viens.

     — C’est bon, je viens, je viens… fit une voix chevrotante, et, sur la droite de l’izba se montra un petit homme corpulent et boiteux. Il portait un caftan de drap assez propre, dont il n’avait passé qu’une manche ; le haut bonnet pointu rabattu sur ses sourcils donnait à sa figure ronde et charnue une expression malicieuse, un brin railleuse. Ses petits yeux jaunes étaient toujours en mouvement, un sourire contenu et un peu crispé ne quittait pas ses lèvres minces, et son long nez pointu s’avançait effrontément, comme un gouvernail. — J’arrive, mon cher, reprit-il tout en clopinant dans la direction du débit de boissons, pourquoi m’appelles-tu ?… Qui donc m’attend ?

     — Pourquoi je t’appelle ? dit sur un ton de reproche l’homme à la capote de bayette ; ah, le Clignoteur, tu es vraiment un drôle d’oiseau, vieux frère : on t’appelle au cabaret, et toi, tu demandes pourquoi. Ce sont de braves types, ceux qui t’attendent : il y a là Iachka-le Turc, le Maître sauvage et l’entrepreneur de Jizdra12. Iachka13 et l’entrepreneur ont parié une mesure14 de bière à qui l’emportera sur l’autre, c’est-à-dire, à qui chantera le mieux… comprends-tu ?

     — Iachka va chanter ? dit vivement l’homme surnommé le Clignoteur. Tu ne mens pas, l’Ahuri ?

     — Je ne mens pas, répondit avec dignité celui-ci, c’est toi qui clabaudes. Il va bel et bien chanter, puisqu’il a parié, bête à bon Dieu que tu es, espèce de coquin !

     — Eh bien, allons-y, benêt, répliqua le Clignoteur.

     — Embrasse-moi au moins, mon cœur, bégaya l’Ahuri en ouvrant tout grand ses bras.

     — Voyez-moi cet Ésope décadent… répondit d’un air méprisant le Clignoteur en le repoussant du coude ; tous les deux se courbèrent pour passer la porte basse et franchir le seuil.

     La conversation entendue éveilla fort ma curiosité. Plus d’une fois m’était parvenue la rumeur selon laquelle Iachka-le-Turc était le meilleur chanteur aux alentours, et voilà que s’offrait à moi la possibilité de l’entendre en compétition avec un autre maître du chant. Doublant le pas, j’entrai dans la taverne.

     Peu nombreux, sans doute, sont mes lecteurs ayant eu l’occasion de jeter un coup d’œil à l’intérieur d’un cabaret de village ; mais nous autres chasseurs, où n’allons-nous pas ? L’agencement de ces établissements est extrêmement simple. On y trouve d’ordinaire un sombre vestibule, puis une izba blanche15 partagée en deux par une cloison qu’aucun client n’a le droit de franchir. Au-dessus d’une vaste table de chêne, une grande et longue ouverture est pratiquée dans cette cloison. L’eau-de-vie se vend sur cette table servant de comptoir. Des bouteilles cachetées de taille variable s’alignent sur des étagères juste en face de l’ouverture.    Dans la partie avant de l’izba, réservée aux clients, se trouvent des bancs, deux ou trois tonneaux vides et une table d’angle. À l’intérieur de la majorité des cabarets de village, il fait sombre, et vous ne trouverez jamais sur leurs murs de rondins les chromos aux couleurs vives dont une izba, le plus souvent, ne peut se passer.

     Lorsque j’entrai au Refuge, une assez nombreuse compagnie s’y trouvait déjà.

     Derrière le comptoir, comme de juste, masquant l’ouverture sur presque toute la largeur, se tenait Nikolaï Ivanytch, en chemise d’indienne bariolée, un sourire moqueur sur ses joues rebondies, en train de verser, de sa main blanche et potelée, deux verres de vodka aux deux amis tout juste entrés, le Clignoteur et l’Ahuri ; derrière lui, dans un coin près de la fenêtre, se montrait sa femme, les yeux attentifs. Au milieu de la pièce se tenait Iachka-le Turc, homme de quelque vingt-trois ans, maigre et élancé, vêtu d’un caftan de nankin bleu clair à longs pans. Il avait l’air crâne d’un ouvrier d’usine, mais ne semblait pas jouir d’une grande santé. Ses joues creusées, ses grands yeux gris inquiets, son nez droit aux narines fines et mobiles, son front blanc et incliné, ses boucles claires rejetées en arrière, ses lèvres fortes, mais belles et expressives — tout son visage révélait un être impressionnable et passionné. Il était en plein émoi : ses yeux clignaient, sa respiration était irrégulière, ses mains tremblaient comme s’il eût la fièvre — et, de fait, il ressentait bien de la fièvre, il éprouvait cette soudaine agitation fébrile bien connue de tous ceux qui parlent ou chantent en public. À côté de lui16 se tenait un homme d’environ quarante ans, large d’épaules, aux pommettes larges, au front bas, aux yeux étroits de Tatar, au nez court et aplati, au menton carré et aux cheveux noirs et brillants, rudes comme des soies de porc. L’expression de son visage basané aux reflets de plomb, notamment celle de ses lèvres pâles, aurait pu être presque qualifiée de féroce, sans l’air de rêverie tranquille qui flottait dessus. Il restait quasiment immobile, se contentant de regarder lentement autour de lui, comme un bœuf sous le joug. Il portait une espèce de redingote râpée à boutons de cuivre plats ; un vieux foulard de soie noire couvrait son cou énorme. On l’appelait le Maître sauvage. Juste en face de lui, sur un banc sous les icônes, était assis le rival de Iachka, l’Entrepreneur de Jizdra. C’était un solide petit homme de quelque trente ans, frisé, le visage grêlé, au nez épaté et retroussé, aux vifs yeux noisette et à la barbe clairsemée. Il regardait hardiment autour de lui, avait les mains sous les cuisses, balançait les jambes avec insouciance et frappait le plancher de ses pieds chaussés d’élégantes bottes à liseré. il portait un armiak17 neuf de fin drap gris au col de peluche d’où se détachait vivement le bout d’une chemise écarlate, étroitement boutonnée sur sa gorge. Dans l’angle opposé, à droite de la porte, était attablé je ne sais quel moujik en caftan tissé à la maison, étroit, usé, avec un énorme trou à l’épaule. La lumière du soleil ruisselait en un torrent jaunâtre à travers les carreaux empoussiérés des deux petites fenêtres, sans paraître pouvoir vaincre l’habituelle obscurité de la salle, posant sur tous les objets une lueur chiche, répandant partout dans la pièce comme des taches de lumière. Cependant, il y faisait presque frais, et le sentiment de chaleur étouffante tomba comme un fardeau de mes épaules aussitôt que j’en eus franchi le seuil. 

     Mon arrivée, je pus m’en rendre compte, commença par troubler un peu les hôtes de Nikolaï Ivanytch ; mais, en le voyant me saluer comme une personne de sa connaissance, ils se rassurèrent et ne firent plus attention à moi. Je demandai de la bière et m’assis dans un coin, près du petit moujik au caftan déchiré.

     — Eh bien quoi ? hurla soudain l’Ahuri, ayant avalé d’un trait son verre d’eau-de-vie et accompagnant cette exclamation de ces étranges gesticulations sans lesquelles il ne pouvait visiblement pas prononcer le moindre mot, qu’est-ce qu’on attend ? Commençons donc. Hein ? Iacha ?

     — Oui, il faut commencer, approuva Nikolaï Ivanytch. 

     — Commençons, je suis prêt, dit avec sang-froid l’Entrepreneur, en souriant avec assurance.

     — Je suis prêt moi aussi, dit Iakov, tout agité.

     — Eh bien, commencez, les gars, commencez, piailla le Clignoteur.

     Mais, malgré ce souhait exprimé unanimement, personne ne commençait ; l’Entrepreneur ne s’était même pas levé de son banc : ils avaient tous l’air d’attendre quelque chose.

     — Allez ! dit d’une voix brève et maussade le Maître Sauvage.

     Iakov tressaillit. L’Entrepreneur se leva, baissa un peu sa ceinture et s’éclaircit la  gorge.

     — C’est à qui de commencer ? demanda-t-il d’une voix légèrement changée au Maître Sauvage, lequel se tenait toujours immobile au beau milieu de la pièce, ses jambes épaisses largement écartées, ses bras vigoureux enfoncés presque jusqu’au coude dans les poches de son ample pantalon.

     — À toi, l’Entrepreneur, à toi, balbutia l’Ahuri ; à toi, vieux frère.

     Le Maître Sauvage le regarda par en dessous. L’Ahuri piaula, se troubla, se mit à regarder au plafond, remua les épaules et se tut.

     — On va tirer au sort dit posément le Maître Sauvage en s’adressant au Clignoteur. Pour le moment, la mesure sur le comptoir.

     Nikolaï Ivanytch se baissa, ramassa en geignant la mesure sur le plancher, et la posa sur la table.

     Le Maître Sauvage regarda Iakov et fit : « Alors ? »

     Iakov se mit à explorer ses poches, en tira une piécette qu’il marqua d’un coup de dents. L’Entrepreneur sortit une bourse en cuir neuve de dessous son catan, en dénoua sans presser les cordons, se versa la menue monnaie dans sa paume et choisit la même piécette, toute neuve. Le Ahuri tendit sa casquette usée dont la visière déchirée pendait, Iakov y jeta sa pièce, et l’Entrepreneur la sienne.

     — À toi de tirer, dit le Maître Sauvage à l’adresse du Clignoteur.

     Celui-ci sourit d’un air fat, prit la casquette à deux mains et se mit à la secouer.

     Il se fit aussitôt un grand silence : en se heurtant, les pièces tintaient faiblement. Je regardai autour de moi avec attention : une attente anxieuse se lisait sur tous les visages ; le Maître Sauvage lui-même plissait les yeux, et mon voisin, le petit moujik au caftan déchiré, allongeait même le cou de curiosité. Le Clignoteur fourra sa main dans la casquette et en retira la piécette de l’Entrepreneur ; tous poussèrent un soupir. Iakov rougit et l’Entrepreneur se passa la main dans les cheveux.

     — Je te l’avais bien dit, que ce serait toi, s’écria l’Ahuri, je te l’avais bien dit !

     — Ne te mets pas à piailler18, dit avec mépris le Maître Sauvage. Commence, ajouta-t-il en faisant un signe de tête à l’Entrepreneur.

     — Quelle chanson dois-je chanter ? demanda l’Entrepreneur, un peu ému.

     — Celle que tu veux, répondit le Clignoteur. Chante celle qui te viendra à l’esprit.

     — Biien sûr, celle que tu veux, ajouta Nikolaï Ivanytch en se croisant lentement les bras sur la poitrine. Nous ne t’imposaons rien. Chante ce que tu veux, seulement, chante-le bien, et nous jugerons ensuite en conscience.

     — En conscience, cela va de soi, s’empressa de placer l’Ahuri, avant de se mettre à lécher le bord de son verre vide.

     — Les amis, laissez-moi m’éclaircir un peu la voix, dit l’Entrepreneur en passant ses doigts sur le col de son manteau19. 

     — Allez, ne nous fais pas attendre – commence ! décida le Maître Sauvage, et il baissa les yeux.

     L’Entrepreneur réfléchit un petit moment, secoua la tête et s’avança. Iakov le dévorait des yeux…

     Mais, avant de me lancer dans la description de la compétition, je pense qu’il n’est pas inutile de dire quelques mots au sujet de chacun des personnages de mon récit. La vie de certains d’entre eux m’était déjà connue lorsque je le retrouvai au Refuge ; je me suis renseigné par la suite sur les autres. 

     Commençons par l’Ahuri. Son vrai nom était Ievgraf20 Ivanov ; mais, dans tout le secteur, personne ne l’appelait autrement que l’Ahuri, et lui-même était flatté de ce sobriquet : tant il lui allait bien. il correspondait on ne peut mieux à ses traits inexpressifs et à son visage perpétuellement inquiet. C’était un domestique célibataire et noceur que ses maîtres avaient depuis longtemps laissé livré à lui-même et qui, sans exercer la moindre activité ni toucher le moindre salaire, trouvait moyen de faire quotidiennement ripaille aux frais des autres. Il connaissait plein de gens prêts à lui offrir le thé comme la vodka, sans savoir eux-mêmes pourquoi, car, non seulement il n’était pas amusant en société, mais même, au contraire, il ennuyait tout le monde par ses bavardages dépourvus de sens, son insupportable sans-gêne, ses mouvements fébriles, son rire aussi permanent que peu naturel. Il ne savait ni chanter ni danser ; il n’avait jamais prononcé la moindre parole ntelligente, ni même simplement sensée : il débitait avec rapidité n’importe quelle idiotie – un véritable ahuri ! Et pourtant, à quarante vertes à la ronde, aucune beuverie n’avait lieu sans qu’on vît ce grand escogriffe s’agiter parmi les invités – tant on s’était habitué à lui, sa présence étant acceptée comme un mal inévitable. Il est vrai qu’on le traitait avec mépris, mais seul le Maître Sauvage savait couper court à ses transports absurdes.

     Le Clignoteur ne ressemblait en rien à l’Ahuri. Son surnom lui allait bien, à lui aussi, encore qu’il ne clignât de l’œil pas plus souvent que les autres gens ; on le sait, le peuple russe est passé maître en matière de sobriquets21. En dépit de mes efforts pour me renseigner en détail sur le passé de cet homme, il demeura pour moi – comme sans doute pour bien des gens –des points obscurs dans sa vie, des moments couverts par les ténèbres de l’inconnu, comme disent les bibliophiles. J’appris seulement qu’il avait autrefois été cocher chez une vieille dame22 sans enfants, qu’il s’était sauvé avec la troïka23 dont il avait la charge, disparaissant une année entière avant de revenir – l’expérience lui ayant sans doute appris les inconvénients et les malheurs d’une vie errante – de lui-même, mais déjà boiteux, se jeter aux pieds de sa maîtresse ; après quelques années d’une conduite exemplaire pour réparer sa faute, il regagna peu à peu ses bonnes grâces et, devenu en fin de compte pleinement digne de sa confiance, passa intendant et, à la mort de la barynia, se retrouva, on ignore comment, affranchi du servage ; il se fit inscrire comme bourgeois24 et loua des melonnières aux propriétaires voisins : devenu riche, il vit maintenant comme un coq en pâte. C’est un homme d’expérience, ni bon ni méchant, surtout calculateur et ayant des idées derrière la tête ; c’est un vieux roublard qui connaît les hommes et sait s’en servir. Il est à la fois prudent et entreprenant, comme un renard ; il est bavard comme une vieille femme, mais ne livre jamais aucun secret et fait parler les autres ; du reste, il ne joue pas les benêts comme le font certains rusés compères de son espèce, et cela lui serait difficile : je n’ai jamais vu d’yeux aussi malins et pénétrants que les siens25, petits et malicieux. Ils ne regardent jamais simplement : ils examinent, épient, toujours. Il arrive au Clignoteur de méditer pendant des semaines une entreprise à première vue simple, pour se lancer brusquement dans une affaire extrêmement audacieuse ; cela semble vraiment à corps perdu, mais… voyez, tout marche comme sur des roulettes. Cet homme heureux croit en son étoile, comme aux signes. Il est très superstitieux. On ne l’aime pas, vu qu’il ne s’intéresse à personne, mais on le respecte. Il a pour toute famille un fils, petit garçon qu’il aime à la folie, et qui, élevé par un père pareil, devrait aller loin. « Le petit Clignoteur, c’est son père tout craché », disent à présent de lui les vieux assis sur les bancs de terre et causant entre eux les soirs d’été ; et tous comprennent, sans qu’il y ait rien besoin d’ajouter, ce que cela veut dire.

     Il n’y a pas lieu de s’étendre longuement sur Iakov-le-Turc, pas plus que sur l’Entrepreneur. Iakov, surnommé le Turc parce qu’il descendait bel et bien d’une captive turque, était artiste dans l’âme, dans tous les sens du terme, mais il exerçait le métier de puiseur26 dans la fabrique de papier d’un marchand ; quant à l’Entrepreneur, dont j’ignore à peu près tout, à vrai dire, il m’était apparu comme un artisan de petite ville, vif et débrouillard. Mais il vaut la peine de parler plus en détail du Maître Sauvage.

     La première impression que produisait la vue de cet homme était le sentiment d’une force brute, pesante, mais irrésistible. Il avait l’air gauche, « juste équarri », comme on dit chez nous, mais il respirait une santé de fer, et – chose étrange –, sa silhouette d’ours n’était pas dépourvue d’une grâce qui lui était propre, provenant peut-être de l’assurance tranquille que lui donnait la conscience de sa force. Il était difficile de déceler au premier coup d’œil la condition sociale de cet Hercule ; il n’avait ni l’air d’un domestique de gentilhomme, ni celui d’un artisan, pas plus que d’un ancien basochien appauvri ou d’un petit hobereau ruiné, chasseur et bagarreur : il était lui-même, voilà tout. Personne ne savait d’où il était tombé dans notre district ; on le disait issu d’une famille d’odnodvorets27 et ancien fonctionnaire ; mais on ne pouvait rien affirmer à ce sujet ; d’ailleurs, auprès de qui se renseigner ? sûrement pas auprès de lui : il n’y avait pas homme plus maussade et plus taciturne que lui. De même, ses moyens d’existence restaient inconnus ; il n’exerçait aucune profession, ne sortait pas de chez lui, ne fréquentait à peu près personne, et pourtant, il avait de l’argent – pas énormément, à vrai dire, mais il en avait. Il vivait, on ne pouvait pas dire de façon effacée – il n’y avait rien d’effacé en lui –, mais sans tapage ; il vivait comme s’il ne voyait personne autour de lui, et n’avait besoin de personne. Le Maître Sauvage (on l’avait surnommé ainsi : son vrai nom était Perevliéssov28) jouissait d’une influence considérable aux alentours ; on lui obéissait avec empressement, en dépit du fait que, non seulement il n’avait pas d’ordre à donner à quiconque, mais qu’en outre il n’émettait nullement la prétention de se faire obéir des gens qu’il avait l’occasion de rencontrer. on se pliait à ce qu’il disait : c’est le privilège de la force. Il ne buvait presque pas, ne fréquentait pas les femmes et avait une passion pour le chant. Cet homme restait largement une énigme ; on avait l’impression que des forces immenses reposaient en lui, moroses, sachant pour ainsi dire que, soulevées, une fois en liberté, elles détruiraient tout ce qui serait à leur portée, y compris lui-même ; ou je me trompe fort, ou cet homme avait déjà connu semblable explosion au cours de sa vie : instruit par cette expérience qui l’avait mené à deux doigts de sa perte, il se serrait la vis d’une main implacable. En lui me frappait particulièrement un mélange de férocité naturelle, innée, et de noblesse tout aussi innée, mélange que je n’ai jamais rencontré chez personne d’autre.

     L’Entrepreneur s’avança donc, ferma à demi les yeux et se mit à chanter, d’une voix de tête très aiguë. Il avait une voix assez agréable, douce bien qu’un peu sifflante ; il en jouait comme d’une toupie, la tournant dans tous les sens, faisant d’incessantes roulades en descendant la gamme vers le grave pour revenir aussitôt aux notes aiguës, qu’il tenait, et étirait le plus possible, se taisant d’un coup pour reprendre soudain sa mélodie avec une sorte d’audace intrépide. Ses transitions étaient plutôt hardies, parfois amusantes : elles eussent procuré beaucoup de plaisir à un connaisseur, mais indigné un Allemand. C’était un tenore di grazia, ténor léger29 russe. Il chantait un joyeux air de danse, dont les paroles, pour autant que j’ai pu les saisir à travers les ornements sans fin, les consonnes et les exclamations ajoutées, étaient les suivantes :


                                           Je bêcherai, toute jeunette,

                                           Un petit coin de terre ;

                                           Je sèmerai, toute jeunette,

                                           Une rouge fleurette30.


     Il chantait, et tous l’écoutaient avec beaucoup d’attention. Il sentait visiblement qu’il avait affaire à des amateurs éclairés, du coup, comme on dit, il se mettait en quatre. Effectivement, dans nos contrées, on s’y connaît en matière de chant, et ce n’est pas pour rien que le bourg de Serguievskoïé, sur la grand-route d’Orel, est célèbre dans toute la Russie pour l’agrément particulier et l’harmonie de ses mélodies. L’Entrepreneur chanta longuement, sans susciter un très grand intérêt chez  ses auditeurs ; il lui manquait un chœur pour le soutenir ; enfin, lors d’un passage particulièrement réussi, qui fit sourire le Maître Sauvage lui-même, l’Ahuri ne put se contenir et cria de contentement. Tous s’animèrent. L’Ahuri et le Clignoteur se mirent à accompagner le chanteur à mi-voix, participant et poussant de petits cris : « Hardi !… Appuie, fripon !… Appuie, tiens bon, monstre ! Encore ! Chauffe encore, chien que tu es !… Qu’Hérode perde ton âme ! », etc. Nikolaï Ivanytch, depuis le comptoir, balançait la tête de droite et de gauche d’un air approbateur. Pour finir, l’Ahuri se mit à frapper du pied, à agiter ses jambes et ses épaules, cependant que les yeux de Iakov luisaient comme des braises, lui-même tremblant comme une feuille et souriant d’un air égaré. Seul le Maître Sauvage demeurait à sa place, le visage inchangé ; mais son regard, braqué sur l’Entrepreneur, s’était quelque peu adouci, ses lèvres gardant toutefois un pli dédaigneux. Encouragé par les manifestations du contentement général, l’Entrepreneur partit comme un tourbillon, et se mit à exécuter de telles roulades, à si bien claquer et tambouriner de la langue, à jouer de son gosier avec une telle frénésie que lorsque, épuisé, pâle couvert d’une sueur brûlante, il lança, tout son corps rejeté en arrière, une dernière note mourante, un cri général et fusionnel lui fit écho en une explosion sauvage. l’Ahuri se jeta à son cou et l’entoura de ses longs bras osseux, l’empêchant de respirer ; le visage gras de Nikolaï Ivanytch prit des couleurs, il sembla rajeunir ; comme fou, Iakov criait : « Bravo, bravo ! » Jusqu’à mon voisin, le moujik au caftan déchiré, qui ne put s’empêcher de frapper la table du poing en s’exclamant : « Ah-ha ! C’est bien, que  le diable m’emporte, drôlement bien ! », et il cracha résolument de côté.

     — Eh bien, vieux frère, tu nous as rudement diverti ! criait l’Ahuri sans relâcher son étreinte sur l’Entrepreneur à bout de forces, vraiment bien diverti, il n’y a pas à dire ! Tu as gagné, vieux frère, tu as gagné ! Je te félicite : la mesure de bière est à toi !… Iachka est loin de te valoir… Très loin, je te le dis …et tu peux me croire ! (Et il serra de nouveau l’Entrepreneur sur sa poitrine.)

     — Mais laisse-le donc, arrête de l’importuner… dit le Clignoteur, agacé : laisse-le aller s’asseoir sur le banc, là ; tu vois bien qu’il est fatigué… Quelle andouille tu fais, mon ami, vrai, quelle andouille ! Ce que tu peux être collant !

     — Eh, quoi, qu’il aille s’asseoir, moi je vais boire à sa santé ,dit l’Ahuri en s’approchant du comptoir. C’est sur ton compte, vieux frère, ajouta-t-il à l’adresse de l’Entrepreneur.

     Celui-ci acquiesça, s’assit sur le ban, sortit de sa chapka un mouchoir et commença à s’essuyer la figure ; cependant que l’Ahuri buvait avidement un verre, avant de pousser un gémissement et de prendre, selon l’habitude des ivrognes invétérés, un air triste et préoccupé. 

     — Tu chantes bien, frère, vraiment bien, dit aimablement Nikolaï Ivanytch. À présent, Iachka, c’est ton tour : n’aie pas peur, hein. Nous verrons bien qui l’emportera…  Mais l’Entrepreneur chante bien, ma parole.

     — Trrrès bien, déclara la femme du cabaretier en regardant Iakov avec un sourire.

     — Bien-ha ! répéta à mi-voix mon voisin.

     — Tiens, un homme des bois, un Poliekha31 ! hurla tout-à-coup l’Ahuri qui s’approcha du petit moujik avec la déchirure à l’épaule, le montra du doigt et se mit à faire des bonds en riant d’un rire fêlé. Poliékha ! Poliékha ! Ha, ben donc , va-t-en, homme des bois ! Qu’est-ce qui t’amène, homme des bois ? criait-il à travers son rire.

     Gêné, le pauvre moujik se levait déjà pour partir au plus vite, lorsque retentit la voix de bronze du Maître Sauvage :

     — Qu’est-ce qui m’a fichu une bourrique pareille ? jeta-t-il en grinçant des dents.

     — Je n’ai rien fait, bredouilla l’Ahuri, rien… c’était seulement…

     — Eh bien, tais-toi donc ! répliqua le Maître Sauvage. Commence, Iakov !

     Iakov porta la main à sa gorge.

     — C’est que, frère, je… quelque chose… Hum… je ne sais vraiment pas ce qu’il y a…

     — Allons, ça suffit, tu ne vas pas avoir peur… N’as-tu pas honte ? Qu’as-tu à tournicoter ?… Chante, comme Dieu te l’a permis.

     Et le Maître Sauvage, dans l’attente, baissa les yeux.

     iakov se tut un moment, regarda autour de lui et se cacha la figure de la main. Tous le dévoraient des yeux, à commencer par l’Entrepreneur, sur le visage duquel se lisait, à travers son aplomb habituel, renforcé par son succès triomphal, une légère inquiétude. Il s’adossa au mur et remit les mains derrière ses cuisses, mais sans plus balancer les jambes. Lorsque Iakov découvrit enfin son visage, il était pâle comme un mort ; ses yeux brillaient derrière la herse de ses cils. Il poussa un profond soupir et se mit à chanter… Au début, sa voix était faible et irrégulière, elle semblait ne pas sortir de sa poitrine, mais provenir de loin, comme entrée par hasard dans la pièce. Ce son tintant et tremblant eut un étrange effet sur nous ; nous nous regardâmes, tandis que la femme de Nikolaï Ivanytch se redressait. Cette première note fut suivie d’une autre, plus ferme et prolongée, mais encore marquée d’un tremblement, comme une corde qui, ayant résonné sous une main forte, émet une dernière et bientôt mourante vibration ; la deuxième note fut à son tour suivie d’une troisième, et une chanson mélancolique se mit à rouler, la voix s’échauffant et s’élargissant peu à peu :


                              Plus d’un sentier traversait le champ32


     Ainsi chantait-il, et nous fûmes tous gagnés par une douce émotion. Je l’avoue, j’avais rarement entendu une telle voix : elle était légèrement cassée, une sorte de fêlure résonnait en elle ; on y sentait même, au début, quelque chose de maladif ; mais en elle vibraient à la fois une passion authentique et profonde et la jeunesse, la force et la douceur, ainsi que l’attrait insouciant d’une espèce de tristesse mélancolique. L’âme russe, ardente et véritable, résonnait et respirait en elle, la mélodie vous prenait le cœur et y faisait résonner des cordes russes. La chanson grandissait, se développait. Une ivresse s’était visiblement emparée de Iakov : il n’était plus intimidé, il se livrait tout entier à son bonheur ; sa voix ne tremblait plus : elle frémissait, mais de ce frémissement intérieur, à peine perceptible, de la passion qui s’enfonce comme une flèche dans l’âme des auditeurs, elle ne faisait que se renforcer, s’affermir et s’élargir. Je me souviens d’avoir vu un soir, sur le rivage sablonneux et plat d’un bord de mer, à marée basse, dans le lointain où grondait une mer menaçante, une grande mouette blanche : elle se tenait immobile, présentant sa poitrine soyeuse aux lueurs pourpres du crépuscule et déployant de temps en temps ses larges ailes au-devant de la mer familière, au-devant du soleil rougeoyant et bas sur l’horizon : je repensais à elle en écoutant Iakov. Il chantait en ayant complètement oublié aussi bien son rival que nous tous, mais visiblement soulevé, comme un bon nageur l’est par les vagues, par notre intérêt silencieux et passionné. Il chantait, et dans sa voix flottait quelque chose de  proche et d’immense, c’était comme si la steppe familière s’ouvrait devant vous, s’étendant au loin, à l’infini. Je sentais mon cœur déborder, et les larmes me monter aux yeux ; un bruit de sanglots sourds et contenus me frappa soudain… Je me retournai : la femme du cabaretier pleurait, appuyant sa poitrine à la fenêtre. Iakov lui jeta un regard rapide et se mit à chanter encore plus fort, d’une voix encore plus tendre ; Nikolaï Ivanytch baissa les yeux, le Clignoteur détourna la tête ; l’Ahuri restait debout, tout attendri, bouche bée, stupide ; le petit moujik insignifiant sanglotait à bas bruit dans son coin, hochant la tête et chuchotant des choses amères ; et sur le visage métallique du Maître Sauvage, sous ses sourcils entièrement froncés, une grosse larme roulait lentement ; l’Entrepreneur, le poing serré sur le front, ne bougeait plus… Je ne sais comment se serait résolue cette langueur générale, si Iakov n’avait pas soudain fini sur une note haute et extraordinairement ténue – comme si sa voix s’était brisée net. Il n’y eut ni cri ni mouvements ; tout le monde avait l’air d’attendre : allait-il reprendre ? Mais il ouvrit les yeux, semblant surpris par notre silence,  son regard interrogateur fit le tour de l’assistance, et il comprit que la victoire était sienne…

     — Iacha, annonça le Maître Sauvage, qui lui posa la main sur l’épaule – et se tut.

     Nous étions tous comme pétrifiés. L’Entrepreneur se leva sans bruit et s’approcha de Iakov. 

     « C’est… à toi… tu as gagné », finit-il par dire avec effort, avant de sortir précipitamment de la salle.

     Son geste bref et décidé sembla rompre l’enchantement : tout le monde se mit d’un coup à parler, avec une gaieté bruyante. L’Ahuri sauta en l’air, bredouilla quelque chose, gesticula, agitant ses bras comme les ailes d’un moulin ; le Clignoteur alla en clopinant vers Iakov et se mit à l’embrasser ; Nikolaï Ivanytch se leva et annonça solennellement qu’il ajoutait de lui-même une autre mesure de bière ; le Maître Sauvage rit doucement, d’un bon rire que je ne m’attendais nullement à voir naître sur son visage ; le petit moujik à grise mine se carrait dans son coin, essuyant de ses deux mains ses yeux, ses joues, son nez et sa barbe, en disant : « Ah, c’est bien, c’est bien, ma parole, que je sois un fils de chien si ce n’est pas bien ! », tandis que la femme de Nikolaï Ivanytch se levait vivement et s’en allait. Iakov savourait sa victoire comme un enfant ; son visage était tout transfiguré ; ses yeux, surtout, rayonnaient de bonheur. On l’entraîna au comptoir ; il y fit venir le petit moujik, envoya le gamin du cabaretier chercher l’Entrepreneur, mais celui-ci resta introuvable, et les agapes commencèrent. « Tu vas encore chanter pour nous, tu vas chanter jusqu’au soir ! » répétait l’Ahuri, les bras en l’air.

     Je sortis, après avoir jeté un dernier regard à Iakov. Je ne voulais pas rester : je craignais de gâter mon impression. Mais la chaleur était encore insupportable. Elle semblait surplomber la terre en une couche épaisse ; on croyait voir, dans le ciel bleu foncé, de petites lueurs brillantes tournoyer à travers une poussière très fine et presque noire. Tout se taisait ; il y avait du désespoir, de l’écrasement dans ce profond silence de la nature à bout de forces. Je parvins à une grange et m’étendis sur l’herbe fraîchement coupée, mais déjà presque sèche. Je fus longtemps sans m’endormir : dans mes oreilles résonnait encore la voix irrésistible de Iakov… La chaleur et la fatigue finirent tout de même par l’emporter, et je m’endormis d’un sommeil de plomb. À mon réveil, il faisait déjà noir ; l’herbe tout autour de moi dégageait une forte odeur et semblait davantage humide ; à travers les minces traverses du toit à demi-ouvert, de petites étoiles pâles clignotaient faiblement. Je sortis. Le crépuscule s’était depuis longtemps éteint, laissant à peine une dernière trace blanche sur la voûte céleste ; mais, à travers la fraîcheur nocturne, se faisait encore sentir la chaleur de l’air récemment incandescent, et la poitrine aspirait à une bouffée de vent froid. De vent, il n’y en avait pas, pas plus que de nuages ; le ciel à la ronde demeurait pur dans sa sombre transparence, scintillant d’étoiles innombrables mais à peine visibles. Des lueurs brillaient au village ; du cabaret éclairé et proche me parvenait un brouhaha confus, discordant, où je crus reconnaître la voix de Iakov. De gros éclats de rire s’en échappaient par moments. Je m’approchai d’une petite fenêtre et collai mon visage au carreau. Je vis un spectacle triste, bien que plein de vie et de couleurs : tout le monde était ivre, à commencer par Iakov. Il était assis sur un banc, la poitrine dénudée, et chantait d’une voix enrouée une chanson des rues, en pinçant paresseusement les cordes d’une guitare. Ses cheveux trempés de sueur pendaient par touffes sur sa figure terriblement blême. Au beau milieu du cabaret, l’Ahuri, dégingandé, sans caftan, se trémoussait et sautillait devant le petit moujik à l’armiak30 déchiré ; celui-ci, à son tour, tapait du pied avec effort et laissait traîner ses jambes affaiblies, en souriant comme un imbécile à travers sa barbe ébouriffée, agitant de temps à autre une main, de l’air de dire : « Vaille que vaille ! » Rien ne pouvait être plus risible que son visage ; il avait beau faire effort pour lever ses sourcils, ses paupières alourdies ne lui obéissaient pas et cachaient ses yeux à peine visibles, hébétés mais restant doux. Il se trouvait dans cet état aimable de l’homme plus qu’un peu éméché, s’attirant cette remarque de chaque passant lui jetant un coup d’œil : « Te voilà frais, l’ami ! » Le Clignoteur, rouge comme une écrevisse, les narines dilatées, riait dans un coin d’un air sarcastique ; seul Nikolaï Ivanytch, en vrai cabaretier, avait conservé son invariable sang-froid. De nombreux nouveaux clients étaient arrivés, mais je ne vis pas le Maître Sauvage.

     Je me détournai de la fenêtre et me mis à descendre à grandes enjambées la colline où se trouve Kolotovka. Une vaste plaine s’étend au pied de cette colline ; inondée par les vagues de la brume du soir, la plaine semblait infinie et paraissait se fondre avec le ciel s’enténébrant. J’allai à grands pas sur le chemin qui longe le ravin, lorsque soudain, au loin, retentit la voix sonore d’un jeune garçon : « Antropka ! Antropka-a-a… ! » criait-il avec obstination, dans un désespoir larmoyant, en étirant longuement, longuement la dernière syllabe.

     Il se taisait quelques instants, puis se remettait à crier. Sa voix résonnait clairement dans l’air immobile et légèrement assoupi. Il cria trente fois, au bas mot, le nom d’Antropka, avant qu’à l’autre bour de la clairière, ne parvînt, comme venant de l’autre monde, une réponse à peine audible :

     — Quoi-oi-oi-oi ?

     La voix du gamin reprit aussitôt, avec une joie mauvaise :

     — Viens ici, démon des bois-ois-ois-ois35 !

     — Pourquoi-oi-oi-oi ? répondit l’autre, longtemps après.

     — Parce que papa veut te fouetter-er-er ! s’empressa de crier la première voix.

     La deuxième voix ne répondit plus, et le gamin se remit à appeler Antropka. Ses cris, se faisant plus rares et moins sonores, me parvenaient encore qu’il faisait déjà tout à fait nuit et que je tournais l’angle du bois entourant mon petit village, à quatre verstes de Kolotovka…

     « Antropka-a-a ! » croyais-je encore entendre dans l’air rempli des ombres de la nuit.






Notes


  1. Ce récit fut publié en 1850. Nous sommes donc avant l’émancipation des serfs, qui date de 1861 : les villages sont rattachés à des domaines, et leurs âmes (foyers paysans) sont la propriété des seigneurs possédant ces domaines. Ledit seigneur peut habiter fort loin (voir Oblomov), le staroste (ancien, doyen du village) servant alors souvent d’intermédiaire.
  2. Le surnom est très ambigu, il renvoie à divers sens possibles, même la critique russe se divise à ce sujet. Il y a la notion de gamine intraitable, jeune pouliche, mais aussi de personne tondue (armée ou prison), et une allusion possible à une propriétaire du dix-huitième sièècle, Daria Nikolaïevna Saltykova, tueuse en série…
  3. Le terme russe n’est pas usuel, et une note de l’auteur explique de quoi il s’agit.
  4. Pour Ivanovitch, fils d’Ivan.
  5. Artisans et commerçants, petits-bourgeois, en russe : méchtchanine. On traduit souvent par « bourgeois », ce qui est, de nos jours, autrement connoté.
  6. La verste faisait un peu moins de 1,1 km.
  7. Commissaire de police rurale.
  8. Il est au moins Conseiller d’État, rang équivalent à celui de général-brigadier : https://fr.wikipedia.org/wiki/Table_des_rangs
  9. Voir la note 5.
  10. https://fr.wikipedia.org/wiki/Kvas
  11. Serf employé par un barine, un seigneur, en qualité de domestique. .
  12. https://fr.wikipedia.org/wiki/Jizdra. 
  13. Diminutif de Iakov (Jacques). On trouvera Iakov, et aussi Iacha un peu plus loin.
  14. Dans le texte : un huitième, sans autre précision.
  15. C’est-à-dire munie d’un conduit d’évacuation de la fumée du poêle.
  16. Dans les passages dépourvus de dialogue, le texte de Tourguéniev est plutôt serré. Je respecte ce choix, sans découper le texte en paragraphes. Cela se discute.
  17. Manteau souvent fait de laine grossière, plus sophistiqué ici.
  18. Le verbe du texte est introuvable, c’est peut-être un orlovisme (parler du côté d’Orel, ou Oriol). Une note de l’auteur signale que c’est le cri de l’épervier lorsque quelque chose l’a effrayé.
  19. Caftan dans le texte russe : distraction de l’auteur, sans doute. L’Entrepreneur porte un armiak à col de peluche…
  20. En français Eugraphe. Origine grecque : qui écrit bien. Quant à Ivanov, ce peut être son nom de famille, les gens de peu ne se voient pas toujours gratifiés du couple de politesse prénom-patronyme.
  21. Comme le signale Henri Mongault, c’est une réminiscence de Gogol : voir Les âmes mortes, fin du chapitre V.
  22. Dasn le texte, une barynia, féminin de barine : la veuve d’un hobereau, souvent. J’utiliserai un peu plus loin le terme russe.
  23. Rappel : c’est un attelage de trois chevaux.
  24. Voir la note 5…
  25. Avec un orlovisme (cf note 18) pour les yeux en question, expliqué par une note de l’auteur.
  26. Il s’agit de puiser de l’eau dans une cuve, cela entrait dans la fabrication de la pâte à papier : https://fr.wikipedia.org/wiki/Moulin_%C3%A0_papier
  27. Voir à ce sujet : https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/211023/lodnodvorets-ovsianikov-ivan-tourgueniev
  28. On trouve à l’intérieur de ce nom le mot russe désignant le bois, la forêt…
  29. En français puis en italien dans le texte, avec une note de l’auteur pour traduire.
  30. Henri Mongault – lequel, étrangement, met les verbes au passé – signale que c’est un extrait d’une chanson très populaire, avec, comme d’habitude, de nombreuses variantes régionales. Je n’ai pas trouvé de texte plus complet en russe.
  31. Comme l’expliquent deux notes successives de l’auteur, on désigne par ce terme les habitants de la Poliéssié (Polésie, en français : https://fr.wikipedia.org/wiki/Pol%C3%A9sie) méridionale :  il s’agit d’une longue bande de terre très forestière, aux confins des districts de Bolkhov et de Jizdra. Ils se distinguent par de nombreuses particularités de style de vie, de mœurs et de langue. On les appellent « hommes des bois » en raison de leur caractère raide et soupçonneux*. Ils ajoutent à la fin de chaque mot ou presque les exclamations« ha ! » et « Ben donc** »
     * Henri Mongault rajoute « chafouin », je ne vois pas trop pourquoi.
     ** J’improvise par association phonétique, je n’ai pas trouvé l’exclamation dans les dictionnaires…
  32. Autre chanson populaire dont on peut trouver plusieurs variantes.
  33. Au départ un caftan tissé à la maison…
  34. On trouve à cet endroit une erreur de texte chez H. Mongault.
  35. Le fameux liéchi évoqué ici : https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/070923/le-pre-bejine  (voir la note 41).

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