mardi 2 janvier 2024

Lébédiane (Ivan Tourguéniev)

     L’un des grands avantages de la chasse, mes chers lecteurs1, c’est qu’elle vous fait sans cesse changer d’endroit, ce qui, pour un oisif, a beaucoup de charme. Il arrive certes (notamment par temps pluvieux) qu’il ne soit pas trop gai d’errer sur des chemins de traverse, de prendre « au petit bonheur », d’arrêter le premier moujik rencontré pour lui demander : « Hé, l’ami, dis-moi, comment aller à Mordovka ? » Puis, une fois à Mordovka, d’interroger une bonne femme obtuse (les travailleurs sont tous aux champs) pour tâcher de savoir s’il y a loin jusqu’à une auberge, sur la grand-route, et comment gagner l’endroit. Tout cela pour se retrouver, ayant parcouru une dizaine de verstes2, non pas devant une auberge mais dans un hameau seigneurial complètement dévasté, Khoudoboubnovo3, à la grande stupéfaction d’un troupeau de porcs enfoncés jusqu’aux oreilles dans la fange noirâtre occupant le milieu de la rue, et ne s’attendant nullement à être dérangés4. Il n’y a rien d’amusant non plus à traverser des rivières sur des passerelles peu fiables, à descendre dans des ravins pour passer à gué des ruisseaux marécageux ; rien de gai à passer des journées entières à rouler sur les grandes routes, mers envahies d’herbes, ni – Dieu nous en préserve – à rester quelques heures embourbé devant un poteau bariolé5 marqué « 22 » d’un côté et « 23 » de l’autre ; rien d’amusant, enfin, à se nourrir pendant des semaines d’œufs7, de lait et de ce pain de seigle tant vanté.

     Vu ce que je viens de dire, il me semble inutile d’expliquer longuement au lecteur comment je suis tombé, il y a cinq ans, à Lébédiane8, en pleine foire. Nous autres chasseurs, il peut nous arriver, par un beau matin, de quitter en voiture le domaine plus ou moins patrimonial avec l’intention de le regagner le lendemain dans la soirée, et, peu à peu, tout en tirant la bécasse, de parvenir aux rives bénies de la Pétchora ; par ailleurs, tout chasseur est un amateur passionné du plus noble animal sur terre, le cheval – cette passion devançant celle qu’il a pour les fusils et pour les chiens. Ainsi, arrivé à Lébédiane, je descendis à l’hôtel, me changeai et me rendis à la foire. (Le garçon, un grand maigre d’une vingtaine d’années à la voix  de ténor doucement nasillarde, avait déjà eu le temps de me faire savoir que Son Altesse le prince N, chargé de la remonte du *** ième régiment, se trouvait sous le même toit que moi, que de nombreux messieurs étaient en ville, que les Tziganes y chantaient le soir et qu’au théâtre, on donnait Pan Twardowski11, que les chevaux, à ce qui se disait, se vendaient au prix fort, d’excellents chevaux, au demeurant.)

     Sur le foirail s’étiraient des files interminables de télègues12, et derrière elles s’alignaient des chevaux de toutes les races possibles : trotteurs, chevaux de haras, bitiouks13, chevaux de traits, de poste, simples chevaux de moujiks. Certains, bien nourris et la peau bien lisse, répartis selon la couleur de leur robe et couverts de housses bariolées, attachés bien court à de hautes barres à l’arrière des télègues, jetaient derrière eux des coups d’œil craintifs aux fouets, qu’ils ne connaissaient que trop, des maquignons leurs maîtres ; des chevaux de domaines, envoyés par des hobereaux des steppes à cent ou deux cents verstes de là, confiés à la garde de quelque cocher décrépit et de deux ou trois palefreniers abrutis, agitaient leurs longs cous, piétinaient et, par ennui, rongeaient les traverses supérieures des télègues ; des louvettes de race viatka14 se serraient les unes contre les autres ; majestueusement immobiles, tels des lions, se tenaient des trotteurs aux larges croupes, aux queues onduleuses et aux jambes poilues, à la robe gris pommelé, pie ou bai. Les connaisseurs s’arrêtaient avec respect devant eux. Dans les rues formées par les télègues se pressaient des gens de tous âges, de toutes apparences et de toutes conditions : des maquignons en caftan bleu et hautes chapkas attendaient les acheteurs avec des regards pleins de malice ; des Tziganes aux yeux de grenouille et aux cheveux bouclés allaient et venaient comme des possédés, examinaient les dents des chevaux, leur levaient la jambe et leur soulevaient la queue, criaient, lançaient des invectives, jouaient les intermédiaires, tiraient entre eux au sort ou tournaient autour de quelque remonteur de régiment en casquette et pèlerine militaire à col de castor. Un robuste Cosaque juché sur un hongre étique à l’encolure de cerf, le vendait « avec le tout », c’est-à-dire avec la selle et la bride. Des moujiks aux touloupes déchirées sous les bras, se frayaient désespérément un chemin à travers la foule et venaient s’entasser à dix dans une télègue attelée à un cheval qu’il était question d’essayer, ou, à l’écart, aidés par un Tzigane débrouillard, marchandaient jusqu’à l’épuisement, topaient cent fois, chacun en restant à son prix, tandis que l’objet de leur discussion, une méchante rosse couverte d’une natte déjetée, se contentait de cligner des yeux sans paraître concernée… Et, de fait, il lui était indifférent de savoir qui la battrait ! Des propriétaires au front large, à la moustache teinte, une expression digne sur le visage, en konfederatka16 et tchouïka17 de camelot, une seule manche passée, causaient sur un ton condescendant avec des marchands ventrus en gants verts et chapeau de feutre à plume. Des officiers de divers régiments se bousculaient ; un cuirassier interminable, d’origine allemande, demandait avec sang-froid à un maquignon boiteux combien il voulait pour son alezan. Un petit hussard blond qui n’avait pas vingt ans se choisissait un bricolier18 pour son amblier efflanqué ; un cocher au chapeau bas agrémenté d’une plume de paon, en armiak19 brun, des moufles de cuir passées à sa mince ceinture verte, cherchait un limonier20. Les cochers tressaient la queue de leurs bêtes, mouillaient leurs crinières et prodiguaient leurs respectueux conseils aux messieurs. Ceux qui avaient terminé une transaction se dépêchaient d’aller à l’auberge ou au cabaret, selon leur fortune… Et tout cela grouillait, criait, faisait du boucan, se querellait et se réconciliait, et, dans la boue jusqu’aux genoux, s’injuriait et riait. Je désirais faire l’acquisition d’une troïka de chevaux passables pour ma britchka21 : les miens commençaient à être exténués. J’en avais trouvé deux, sans arriver à dénicher un troisième qui fût assorti aux deux premiers. Après un dîner que je n’entreprendrai pas de décrire (Énée, déjà, savait l’amertume que provoque le rappel d’un chagrin passé22), je pris la direction du café – ou prétendu tel – où se retrouvaient chaque soir les officiers de remonte, les éleveurs et d’autres voyageurs. Dans la salle de billard, remplie par les vagues couleur de plomb de la fumée de tabac, se trouvaient une vingtaine de personnes. De jeunes propriétaires à l’air désinvolte, en dolman23 et pantalon gris, aux tempes longues et à la petite moustache huilée, regardaient à la ronde avec une noble hardiesse ; d’autres nobles, en casaquin, le cou terriblement court et les yeux noyés dans la graisse, reniflaient péniblement ; les jeunes marchands faisaient bande à part, comme on dit ; les officiers devisaient entre eux librement; Le prince N, jeune homme de vingt-deux ans, à la figure gaie mais un peu méprisante, en redingote déboutonnée, chemise de soie rouge et large pantalon de velours, jouait au billard avec le lieutenant à la retraite Viktor Khlopakov.

     Le lieutenant à la retraite Viktor Khlopakov, homme de petite taille, maigre et le teint bistre, dans les trente ans, les cheveux noirs, les yeux noisette et le nez épaté et retroussé, est un habitué des réunions électorales24 et des foires. Il marche en sautillant, écarte les bras en les arrondissant d’un air crâne, porte sa chapka sur l’oreille et retrousse les manches de son habit militaire, doublé de calicot bleu. Monsieur Khlopakov a un certain talent pour s’insinuer et jouir des bonnes grâces des riches oisifs de Pétersbourg, il fume, boit et joue aux cartes avec eux, en les tutoyant. On se demande bien ce qu’ils peuvent lui trouver. Il n’est ni intelligent, ni même drôle : le rôle de bouffon ne lui conviendrait pas. À vrai dire, on le traite avec une négligence bon enfant, comme un bon petit gars un peu creux ; on s’acoquine avec lui deux-trois semaines, après quoi, soudain, on ne le salue plus, et il fait de même. La particularité du lieutenant Khlopakov consiste à employer la même expression pendant un an, voire deux, expression qu’il place partout à bon ou mauvais escient, expression nullement amusante, mais qui, Dieu sait pourquoi, fait rire tout le monde. Il y a sept ou huit ans, il n’arrêtait pas de dire : « Je vous présente mes respects et ma vénération, je vous remercie très humblement », et ses protecteurs, à l’époque, se pâmaient de rire et lui faisaient répéter « respects et vénération » ; ensuite, il se mit à employer une expression assez compliquée : « Non, vous savez ce que c’est25 – il en ressort ce qui en sort », avec le même brillant succès ; deux ans plus tard, nouvelle saillie bouffonne : « Ne vous enflammez pas26, homme de Dieu cousu dans une peau de mouton », etc. Eh bien ! Ces bons mots si peu élaborés, comme vous pouvez le voir, lui procurent de quoi manger, boire et s’habiller. (Il a depuis longtemps dissipé son patrimoine et vit entièrement aux crochets de ses amis.) Notez bien qu’il ne montre aucune qualité appréciable ; certes, il fume jusqu’à cent pipes de tabac Joukov en une journée, en jouant au billard, il lève la jambe droite au-dessus de sa tête et, en visant, brandille sa quille comme un possédé — mais tout le monde n’apprécie pas ce genre de mérites. Il boit sec, également, mais, en Russie, ce n’est pas très original… Bref, la raison de son succès est pour moi une énigme complète…  Une chose, peut-être : il est prudent, lave son linge sale en famille et ne médit de personne…

     « Eh bien, me dis-je en apercevant Khlopakov, quelle est sa maxime, en ce moment ? »

     Le prince fit la blanche. 

     — Trente  à personne ! brailla le marqueur, un phtisique au teint sombre et aux yeux plombés.

     Le prince envoya bruyamment la jaune dans la blouse du coin.

     — Hé hé ! gloussa de tout son ventre un gros marchand assis dans un coin à une petite table boiteuse, avant de s’apeurer. Mais, par bonheur, personne n’avait fait attention à lui. Il poussa un soupir et se mit à caresser sa barbe. 

     — Trente-six et très peu27 ! cria le marqueur d'une voix nasillarde.

     — Qu’en dis-tu, vieux frère? demanda le prince à Khlopakov.

     — Eh bien quoi ? l’affaire est connue, un rrrracaliooon, tout ce qu’il y a de plus rrrracaliooon28 !

     Le prince pouffait de rire.

     — Comment, comment ? Répète un peu !

     — Rrrracaliooon ! répéta le lieutenant à la retraite, content de lui.

     « Le voilà, son bon mot ! » me dis-je.

     Le prince mit la rouge dans la blouse.

     — Eh ! pas comme ça, prince, pas comme ça, balbutia soudain un petit officier blond aux yeux rougis, au nez minuscule et au minois ensommeillé de bébé. Il ne fallait pas jouer comme ça… il fallait… pas comme ça !

     — Et comment donc ? lui demanda le prince par-dessus son épaule.

     — Il fallait…faire… deux bandes.

     — Vraiment ? marmonna le prince entre ses dents.

     — Alors, prince, s’empressa d’ajouter le jeune homme, gêné, irons-nous voir les Tziganes, ce soir ? Stiechka chantera… Iliouchka29 également… 

     Le prince ne lui répondit pas. 

     — Rrrracaliooon, vieux frère ! dit Khlopakov en clignant malicieusement de l’œil gauche.

     Et le prince éclata de rire.

     — Trente-neuf à personne ! annonça le marqueur.

     — À personne ? Regarde donc ce que je vais faire de la jaune30.

     Khlopakov lima tant et plus et rata son coup.

     — Hé, rrrracaliooon ! cria-t-il avec dépit.

     Le prince se remit à rire.

     — Comment, comment, comment ?

     Mais Khlopakov n’avait plus envie de répéter sa trouvaille : il n’est pas mauvais de se faire prier.

     — Aucune touche, annonça le marqueur. Je vous donne de la craie… Quarante et très peu !

      — Oui, messieurs, fit le prince en s’adressant à toute l’assemblée, sans regarder personne en particulier, ce soir, au théâtre, il faudra rappeler la Verjembitskaïa…

     — La Verjembitskaïa est une excellente actrice, elle est bien meilleure que la Sopniakova, piailla de son coin un binoclard malingre à petite moustache. Le malheureux ! Il soupirait en secret pour la Sopniakova, et le prince ne lui accorda pas un regard.

     — Gâçon, hé », gâçon, une pipe ! dit, dans sa cravate, un monsieur de haute taille, aux traits réguliers et au maintien le plus noble - tous ces indices annonçant un tricheur31. 

     Le garçon courut chercher une pipe et, en revenant, rapporta à Son Altesse que le cocher Baklaga32 le demandait.

     — Ah ! Dis-lui d’attendre, et fais-lui servir de la vodka.

     — À vos ordres, monsieur33.

     Baklaga était, comme on me le dit ensuite, le nom d’un jeune et beau cocher, excessivement gâté ; le prince l’aimait, lui offrait des chevaux, faisait la course avec lui, passait des nuits entières avec lui… Ce même prince, jadis polisson et panier percé, vous ne le reconnaîtriez pas aujourd’hui… Comme il a fière allure, qu’il est tiré à quatre épingles et parfumé ! Comme sa tâche l’occupe, et surtout, qu’il est plein de raison !

     La fumée, cependant, commençait à me faire mal aux yeux. Ayant entendu une dernière fois l’exclamation de Khlopakov et les éclats de rire du prince, je gagnai ma chambre, où, sur un divan de crin étroit et tout défoncé, au haut dossier cambré, mon domestique avait déjà préparé mon lit.

     Le lendemain, j’allai voir les chevaux dans les cours des maisons, et commençai par le fameux maquignon Sitnikov34. Passant un portillon, j’entrai dans une cour au sol couvert de sable. Devant la porte grande ouverte de l’écurie se tenait le maître des lieux, homme d’un certain âge, grand et corpulent, en touloupe courte de lièvre au col relevé et rabattu. En m’apercevant, il fit lentement quelques pas pour m’accueillir, leva des deux mains son chapeau au-dessus de sa tête et dit d’une voix chantante :

     — Tous nos respects. Vous venez peut-être voir nos petits chevaux ?

     — C’est bien cela.

     — Et lesquels, précisément ? oserai-je vous demander.

     — Montrez-moi ceux que vous avez.

     — Ce sera avec plaisir.

     Nous entrâmes dans l’écurie. Quelques roquets blancs couchés dans le foin se levèrent et accoururent vers nous en remuant la queue ; un vieux bouc à longue barbiche manifesta son mécontentement en se mettant de côté ; trois palefreniers en touloupes fortes mais crasseuses nous saluèrent en silence. Sur la droite et sur la gauche, des stalles habilement surelevées abritaient une trentaines de chevaux soignés et étrillés à merveille. Sur les traverses voletaient et roucoulaient des pigeons.

     — Vous cherchez un cheval de trait, ou c’est pour un haras ? me demanda Sitnikov.

     — Pour les deux.

     — Je vois, monsieur, je vois, je vois, dit posément le maquignon. Pétia, montre un peu Gornostaï36 à Monsieur.

     Nous sortîmes dans la cour.

     — Faut-il vous sortir un banc ? Non ?… Comme vous voudrez.

     Des sabots grondèrent sur les planches, unn fouet claqua et Pétia, un gars d’environ quarante ans, le visage basané et grêlé, s’élança hors de l’écurie avec un étalon gris d’assez belle apparence, qu’il fit se cabrer, puis faire deux fois le tour de la cour, avant de le faire reculer adroitement jusqu’à l’endroit indiqué. Gornostaï s’étira, s’ébroua avec un sifflement, rejeta la queue en arrière, dodelina de la tête et loucha de notre côté.

     « Voilà un oiseau bien dressé ! » me dis-je.

     — Lâche-lui la bride, dit Sitnikov qui fixa ses yeux sur moi.

     — Eh bien, monsieur, qu’en pensez-vous ? demanda-t-il enfin.

     — Le cheval n’est pas mal, mais les pattes de devant semblent moins fiables.

     — Elles sont excellentes ! répliqua Sitnikov avec assurance. Et voyez-moi un peu cette croupe… un vrai dessus de poêle, on pourrait dormir dessus.

     — Les paturons sont longs.

     — Longs, allons donc ! Pétia, mets-le au trot, au trot, hein, ne le laisse pas galoper. 

     Pétia fit encore le tour de la cour avec Gornostaï. Nous nous taisions tous.

     — Bon, rentre-le, dit Sitnikov. Et amène-nous Sokol.

     Sokol, étalon de race hollandaise, maigre et noir comme un scarabée, la croupe un peu fuyante, me parut un peu meilleur que Gornostaï. Il faisait partie de ces chevaux dont les amateurs disent qu’ils « taillent, abattent et font prisonnier », c’est-à-dire qu’en marchant, ils tournent et lancent leurs pattes avant à droite et à gauche, sans avancer beaucoup. Les marchands d’âge mûr préfèrent ce genre de chevaux : leur allure rappelle la démarche crâne d’un garçon empressé ; attelés seuls, ils sont très bien pour la promenade après le repas ; avançant en plastronnant et tortillant le cou, il traînent avec entrain un drojki38 de mauvais goût chargé d’un cocher ayant bâfré au point de devenir muet, d’un marchand tout serré, souffrant de brûlures d’estomac et de sa compagne molle, en capote de soie bleu ciel et portant sur la tête un fichu lilas39. Je refusai Sokol. Sitnikov me fit encore voir quelques chevaux… Un étalon gris pommelé venant des haras de Voïéïkov me plut enfin. Je ne pus me retenir de lui tâter le garrot avec satisfaction. Sitnikov prit aussitôt un air indifférent.

     — Alors, il marche bien ? demandai-je. (On ne dit pas : courir, à propos d’un trotteur.)

     — Certainement, répondit tranquillement le maquignon.

     — Pourrait-on voir ?…

     — Pourquoi pas, monsieur ? Hé, Kouzia40, attelle Dogoniaï41 au drojki.

     Cavalier émérite, Kouzia passa deux ou trois fois devant nous dans la rue. Le cheval avançait bien, sans s’embrouiller ni ruer, sa jambe était bien dégagée, le pas large, la queue restant détachée.

     — Et combien en demandez-vous ?

     Sitnikov énonça un prix inouï. Nous commencions à marchander, là, dehors, lorsque sortit du coin de la rue une troïka menée de main de maître qui s’arrêta crânement devant le portail de Sitnikov. Dans une élégante télègue de chasse se trouvait le prince N ; on voyait Khlopakov à côté de lui. Baklaga menait les chevaux… et de quelle façon ! Le brigand serait passé à travers une boucle d’oreille ! Les deux bricoliers bai, petits et vifs, à l’œil et à la jambe noire, sont ardents et se recroquevillent : un sifflement, et les voilà disparus ! Le limonier bai foncé se tient le cou rejeté en arrière, un vrai cygne, il a la poitrine en avant, les jambes comme des flèches, il ne fait qu’agiter le tête et cligner fièrement des yeux… Quelle beauté ! Cet attelage eût été digne du tsar Ivan Vassiliévitch42, un jour de fête !

     — Votre Altesse ! Entrez, je vous en prie ! s’écria Sitnikov.

     Le prince sauta à bas de la télègue. Khlopakov descendit lentement de l’autre côté.

     — Bonjour l’ami… Tu as des chevaux ?

     — Comment n’en aurais-je pas pour Votre Altesse ?! Entrez, je vous prie… Pétia, amène Pavline43 ! et que l’on prépare Pokhvalny44. Quant à vous, mon cher, dit-il en s’adressant à moi, nous conclurons une autre fois… Fomka45, un banc pour Son Altesse.

     On fit sortir Pavline d’une écurie particulière que je n’avais pas remarquée. Le puissant cheval à la robe bai foncée s’élança en l’air des quatre membres. Sitnikov en détourna même la tête et plissa les yeux. 

     — Hou, rrrracaliooon ! fit Khlopakov. J’aime ça46. 

     Le prince se mit à rire.

     On arrêta Pavline, non sans mal ; il traînait le palefrenier à sa suite dans la cour ;  on le serra enfin contre un mur. Ill ronflait, tremblait et se recroquevillait, et Sitnikov continuait à l’asticoter en brandissant son fouet.

     — Où regardes-tu ? Je vais t’apprendre ! le menaçait affectueusement le maquignon, admirant malgré lui son cheval.

     — Combien ? demanda le prince.

     — Pour Votre Altesse, cinq mille.

     — Trois.

     — Impossible, Votrre Altesse, voyons…

     — On te dit trois, rrrracaliooon ! reprit Khlopakov.

     Je partis sans attendre la fin de la transaction. Tout au bout de la rue, je vis une grande feuille de papier collée à la porte cochère d’une petite maison grisâtre. En haut, il y était dessiné à la plume un cheval à la queue en trompette et au cou interminable, tandis que, sous les sabots de l’animal se lisaient les mots suivants, rédigés d’une écriture très ancienne :

     «  En vente ici, des chevaux de robes diverses, amenés à la foire de Lébédiane depuis le fameux haras dans la steppe d’Anastassi Ivanytch Tchernobaï, propriétaire à Tambov. Ce sont d’excellentes bêtes, parfaitement dressées et d’humeur égale. Messieurs les acheteurs, ayez l’obligeance de demander Anastassi Ivanytch en personne ; en cas d’absence de ce dernier, demander le cocher Nazar Koubychkine. Messieurs les acheteurs, faites-nous la grâce d’honorer un vieil homme ! »

     Je m’arrêtai. « Je vais regarder, me dis-je les chevaux de cet éleveur de la steppe, ce monsieur Tchernobaï. »

     J’allais franchir le portillon mais, contre toute attente, je le trouvai fermé. je frappai.

     — Qui va là ?… Vous êtes un acheteur ? piailla une voix féminine.

     — Un acheteur, oui.

     — Un instant, batiouchka47, un instant.

     La petite porte s’ouvrit. J’aperçus une femme d’une cinquantaine d’années, tête nue, en bottes et en touloupe débraillée.

     — Veuillez entrer, notre bienfaiteur, je vais tout de suite prévenir Anastassi Ivanytch… Nazar, hé, Nazar !

     — Qu’y a-t-il ? bredouilla du fond de l’écurie la voix d’un vieillard de soixante-dix ans.

     — Prépare les chevaux, un acheteur est là.

     La vieille courut dans la maison.

     — Un acheteur, un acheteur, grommela en réponse Nazar. Je n’ai pas fini de leur laver la queue à tous.

« Ô Arcadie ! » me dis-je.

     — Bonjour et bienvenue, batiouchka, fit lentement dans mon dos une voix pleine et agréable. Je me retournai : devant moi se tenait, dans un manteau bleu à longs pans, un vieillard de taille moyenne, avec les cheveux blancs, d’admirables yeux bleus et un sourire aimable. 

     — Tu cherches un cheval ? Très bien, batiouchka… tu ne veux pas entrer prendre d’abord une tasse de thé ?

     Je refusai en remerciant.

     — Bon, comme tu veux. Excuse-moi, batiouchka : je suis de la vieille écooole. (M. Tchernobaï parlait sans se presser, en appuyant sur les « o ».) Chez moi, c’est à la bonne franquette, vois-tu… Nazar, hé, Nazar, ajouta-t-il du même ton traînant, sans élever la voix.

     Nazar, petit vieux ratatiné et tout ridé, avec un nez en bec de vautour et une barbiche en pointe, se montra sur le seuil de l’écurie.

     — Que cherches-tu, comme chevaux, batiouchka ? reprit M. Tchernobaï. 

     — Des chevaux pas trop chers, ayant l’habitude du trait, c’est pour une kibitka48. 

     — Bien, viens voir… nous avons ça… Nazar, Nazar, montre au barine49 le hongre gris, tu sais, celui qui se tient au bout, et puis le bai dégarni sur la tête, ou l’autre bai, celui de Krassotka50, tu vois ?

     Nazar rentra dans l’écurie.

     — Amène-les simplement par le licou, lui cria M. Tchernobaï. Chez moi, batiouchka, reprit-il en me jetant un regard clair et doux, ce n’est pas comme chez les maquignons, que le diable les emporte ! Eux, ils emploient toutes sortes de gingembre, de sel, de drêche51, que Dieu les garde ! Alors que chez moi, il n’y a pas plus de ruse que sur la paume de ma main.

     Les chevaux furent amenés. Ils ne me plurent pas.

     — Bon, ramène-les, que Dieu les garde, dit Anastassi Ivanytch. Montre-nous-en d’autres

     On m’en montra d’autres. Je finis par en choisir un plutôt bon marché. Nous commençames à marchander. M. Tchernobaï ne s’échauffait pas, il parlait avec tant de raison, il prenait Dieu à témoin avec tant de gravité que je ne pouvais pas ne pas « honorer le vieil homme » : je versai un acompte.

     — Eh bien maintenant, proféra Anastassi Ivanytch, permets-moi, suivant l’ancien rite, de te transmettre le cheval du pan au pan52… Tu me sauras gré de ce cheval. Quelle fraîcheur ! Une vraie noisette… Intact… un vrai fils de la steppe, oooh oui ! Bon pour tout attelage.

     Il se signa, mit un pan de son manteau dans sa main, saisit le licou et me passa le cheval.

     — C’est le tien, à présent, va avec Dieu… Tu ne veux toujours pas de thé ?

     — Non, je vous remercie humblement : il est temps pour moi de rentrer.

     — Comme tu veux… Mon cocher amène le cheval chez toi maintenant, en te suivant ?

     — Oui, maintenant, je vous prie.

     — Très bien, mon cher, très bien… Vassili, hé, Vassili,, suis le barine ; amène-lui le cheval et reçois l’argent. Eh bien, adieu, batiouchka, que Dieu te garde.

     — Adieu, Anastassi Ivanytch.

     Le cheval fut amené chez moi. Le jour suivant, il s’avéra qu’il était poussif et qu’il boitait. J’eus l’idée de le faire atteler : voilà mon cheval qui recule, et si on lui donne un coup de fouet, le voilà qui regimbe, se cabre, rue et se couche par terre. J’allai tout de suite voir M. Tchernobaï. Je demandai :

     — Il est chez lui ?

     — Oui, il est là.

     — Dites donc, vous m’avez vendu un cheval poussif, coùùent cela se fait-il ?

     — Poussif ?… Dieu m’en préserve !

     — De plus, il est boiteux et rétif.

     — Boiteux ? Ton cocher l’aura abîmé d’une façon ou d’une autre… mais moi, devant Dieu…

     — Réellement, Anastassi Ivanytch., vous devez me le reprendre.

     — Non, batiouchka, ne te fâche pas : une fois sorti de ma cour, c’est terminé. Tu aurais dû le regarder avant.

     Je compris de quoi il retournait, acceptai mon infortune et partis en riant. Par bonheur, je n’avais pas payé cette leçon trop cher.

     Le surlendemain, je quittai Lébédiane, et j’y revins une semaine plus tard. Au café, je retrouvai à peu près les mêmes visages, et à nouveau le prince N en train de jouer au billard. Mais le changement habituel s’était déjà produit dans le destin de monsieur Khlopakov. Le petit officier blond avait pris sa place dans les bonnes grâces du prince. Le pauvre lieutenant à la retraite tenta encore une fois, en ma présence, de lancer son bon mot, mais le prince, loin de sourire, fronça les sourcils et haussa les épaules. Monsieur Khlopakov baissa les yeux, se fit tout petit, gagna un coin et se mit en silence à bourrer une pipe…




Notes


  1. Ce récit, le quatorzième dans le cycle définitivement constiitué, date de 1848.
  2. La verste faisait presque 1,1 km.
  3. Un peu Trifouillis-les-oies.
  4. Passage gogolien, un de plus…
  5. C’est l’équivalent d’une borne kilométrique…
  6. Le chiffre 22 et le chiffre 23 dans le texte russe.
  7. Durs, même si le texte ne le précise pas.
  8. Région de Lipetsk – et non pas Tambov, comme l’écrit à tort H. Mongault. Le narrateur est assez éloigné de sa base, ici. Très réputée, la foire (aux chevaux, notamment) de Lébédiane était aussi l’occasion de divers excès (d’après une note trouvée chez Henri Mongault)…
  9. https://fr.wikipedia.org/wiki/Petchora_(fleuve)
  10. Officier chargé de fournir le régiment en chevaux.
  11. Opéra d’Alexeï Verstovski, sur un livret de Michel Zagoskine, d’après une légende polonaise rappelant Faust : https://fr.wikipedia.org/wiki/Pan_Twardowski
  12. Petites charrettes à quatre roues. La description de la foire se retrouve dans le première partie du roman Le Village, d’Ivan Bounine : https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/211222/le-village-ivan-bounine
  13. Race obtenue daans la province de Voronej, près des fameux haras de la Comtesse Orlov. Voir la note 14 ici : https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/211023/lodnodvorets-ovsianikov-ivan-tourgueniev   (la note est due à Tourguéniev)
  14. https://fr.wikipedia.org/wiki/Viatka_(cheval)
  15. Manteau de peau de mouton retournée.
  16. https://fr.wikipedia.org/wiki/Rogatywka
  17. Long caftan à brandebourgs et col de velours ou de fourrures. Les hobereaux sont vêtus à la polonaise, ils viennent donc des marches de l’Ouest (d’après une note trouvée che H. Mongault). 
  18. Cheval de renfort. Pour l’amblier, ou ambleur : https://www.cnrtl.fr/definition/amblier
  19. Manteau de bure.
  20. Cheval (principal) d’attelage.
  21. Calèche légère. Rappel : la troïka est un attelage de trois chevaux.
  22. Voir le début de l’Énéide : « Infandum regina, dolorem renovare jubes »…
  23. https://www.cnrtl.fr/definition/dolman
  24. Pour désigner le maréchal de la noblesse, par exemple.
  25. Ce dernier terme simplement transcrit du français.
  26. Sabir mélangeant du russe et du français transcrit.
  27. Ces expressions seraient, d’après H. Mongault, d’anciennes plaisanteries de marqueur.
  28. Venant peut-être du français « racaille ». Les transcriptions de termes français se poursuivent.
  29. Stéphanie, Élie.
  30. Devenue blanche chez H. Mongault : mystères du billard russe.
  31. Ce qui s’appelait autrefois argotiquement un Grec : aussi bien Halpérine-Kaminsky que Mongault utilisent ce terme, aujourd’hui daté. 
  32. Le bidon. Il y avait, dans le nom du lieutenant Khlopakov une idée de porte claquée.
  33. Seulement indiqué par l’enclitique sifflée « S », comme d’habitude. De même plus loin.
  34. De sitnik, pain de gruau.
  35. Henri Mongault signale qu’un tel bouc était l’ornement traditionnel des écuries russes.
  36. Hermine. 
  37. Faucon. 
  38. https://fr.wikipedia.org/wiki/Drojki
  39. Nouveau passage gogolien.
  40. L’un des diminutifs de Kouzma (Côme).
  41. Poursuivant.
  42. Ivan le Terrible…
  43. Le paon.
  44. Méritant.
  45. Foma (Thomas).
  46. Simplement transcrit du français.
  47. Petit père, respectueux, ici.
  48. Chariot couvert (voire simple télègue bâchée) tiré par une troïka.
  49. Seigneur, maître, propriétaire. Peut se traduire ici simplement par « Monsieur ».
  50. Beauté.
  51. https://fr.wikipedia.org/wiki/Dr%C3%AAche. Une note qui semble être de l’auteur précise que ces additifs font rapidement engraisser les chevaux…
  52. De la main à la main, le rituel étant décrit juste en-dessous.

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