samedi 5 décembre 2020

Le Veau d'or (Ilf et Petrov), chapitre 21

 La fin du « Faubourg aux corbeaux »




    Varvara Ptibourdoukova était heureuse. Assise à une table ronde, elle faisait du regard le tour de son ménage. La pièce occupée par les Ptibourdoukov était pleine de meubles, si bien qu’il ne s’y trouvait presque pas d’espace libre. Mais cette surface libre restante suffisait à son bonheur. La lampe projetait sa lumière par la fenêtre, derrière laquelle, telle une broche de dame, tremblait une petite branche verte. Des gâteaux secs, des bonbons et une boîte de conserve ronde contenant du sandre mariné se trouvaient sur la table. La bouilloire électrique attrapait sur sa surface incurvée tout le bien-être douillet du nid ptibourdoukovien. S’y reflétaient le lit, les rideaux blancs et la table de nuit. Ainsi que Ptibourdoukov lui-même, assis en face de sa femme dans son pyjama bleu foncé à cordons. Lui aussi était heureux. Rejetant à travers sa moustache la fumée de sa cigarette, il découpait avec une scie, dans du contreplaqué, un modèle réduit de toilettes pour datcha. C’était un travail minutieux. Il fallait impérativement découper les murs, poser le toit en pente, mettre l’équipement intérieur, ménager une petite fenêtre vitrée et adjoindre à la porte un minuscule crochet. Ptibourdoukov travaillait avec passion ; il tenait le découpage sur bois pour le meilleur des délassements.


     Son travail achevé, l’ingénieur eut un rire de satisfaction, donna une tape au dos chaud et dodu de sa femme et approcha de lui la boîte contenant le sandre. Mais à ce moment ils entendirent un gros coup frappé à la porte, la lampe tremblota et la bouilloire remua un peu sur son support de fils de fer.


     — Qui cela peut-il être, si tard ? dit Ptibourdoukov en allant ouvrir la porte. 


     Vassisouali Lokhankine se tenait dans l’escalier. Il était enveloppé jusqu’à la barbe dans une couverture blanche de Marseille en-dessous de laquelle se montraient ses jambes poilues. Il serrait contre sa poitrine L’homme et la femme, fort volume doré comme une icône. Les yeux de Vassisouali erraient en tous sens.


     — Entrez, je vous en prie, dit l’ingénieur stupéfait en faisant un pas en arrière. Varvara, que se passe-t-il ?


     — Je suis venu m’installer définitivement chez vous, répondit Lokhankine d’un iambe sépulcral. J’espère que vous m’accorderez l’asile.


     — Quel asile ? dit Ptibourdoukov en devenant écarlate. Que désirez-vous, Vassisouali Andreïevitch ?


     Varvara accourut sur le palier.


     — Sachouk ! Regarde, il est tout nu ! cria-t-elle. Qu’est-il arrivé, Vassisouali ? Mais entre donc, entrez.


     Lokhankine, pieds nus, franchit le seuil et se mit à déambuler dans la pièce en marmonnant : « Malheur, malheur ». Du bout de sa couverture, il envoya tout de suite valdinguer le délicat travail de menuiserie de Ptibourdoukov. L’ingénieur se mit dans un coin avec le sentiment que tout cela ne présageait rien de bon. 


     — De quel malheur parles-tu ? s’enquit Varvara.  Pourquoi n’as-tu sur toi qu’une couverture ? 


     — Je suis venu m’installer définitivement chez vous, répéta Lokhankine d’une voix bovine.


     De son talon jaune, il battait anxieusement du tambour sur le parquet propre et ciré.


     — Qu’est-ce que c’est que ces idioties ? dit Varvara en s’emportant contre son ex-mari. Rentre chez toi et dors un bon coup. Va-t-en ! Rentre chez toi !


     — Je n’ai plus de chez moi, dit Vassisouali en continuant à trembler. Tout a brûlé, de fond en comble. Un incendie, c’est un incendie qui m’a poussé à venir ici. J’ai seulement réussi à sauver la couverture et ce livre, mon livre favori. Mais, puisque vous vous montrez si cruel avec moi, je m’en vais, et je vous maudis.


     Chancelant douloureusement, il se dirigea vers la porte. Mais Varvara et son mari le retinrent. Ils lui demandèrent pardon en lui disant qu’ils n’avaient pas saisi, au début, ce qui s’était passé, et se mirent à lui venir en aide. Un complet tout neuf de Ptibourdoukov fut tiré de l’armoire, ainsi que du linge et des chaussures. 


     Pendant que Lokhankine s’habillaient, les époux se concertaient dans le couloir.


     — Où l’installer ? chuchota Varvara. Nous n’avons qu’une pièce, il ne peut pas dormir chez nous.


     — Tu me surprends, dit l’ingénieur au grand cœur. Un homme est dans le malheur et tu ne penses qu’à ton confort.


     Lorsque les époux revinrent dans la pièce, le sinistré s’était mis à table et mangeait le sandre mariné à même la boîte de conserve. En outre, deux tomes de La résistance des matériaux avaient été jetés à bas d’une étagère, à leur place trônait la dorure du volume L’homme et la femme.


     — Est-il possible que le bâtiment ait brûlé en totalité ? demanda avec compassion Ptibourdoukov. Quelle horreur !


     — Mais peut-être le fallait-il, dit Vassisouali en achevant le dîner de ses hôtes. Et si je sortais des flammes transfiguré ?


     Transfiguré, non, il ne l’était pas. 


     Après avoir parlé et reparlé de l’évènement, le couple Ptibourdoukov se prépara pour la nuit. On étendit un matelas pour Vassisouali dans l’espace libre restant, celui qui, une heure plus tôt, permettait d’être heureux. La fenêtre fut fermée, la lumière éteinte, ce fut la nuit dans la pièce. Pendant une vingtaine de minutes, tout le monde resta couché sans rien dire, se retournant juste de temps à autre en poussant de profonds soupirs. Puis on entendit, venant du sol, le chuchotement sans fin de Lokhankine :


     — Varvara ! Varvara ! Tu m’entends, Varvara ?


     — Qu’est-ce que tu as ? demanda son ex-épouse, indignée.


     — Pourquoi m’as-tu quitté, Varvara ?


     Et, sans attendre la réponse à cette question de principe, Vassisouali se mit à pleurnicher :


     — Tu es une femelle, Varvara ! Une louve ! Tu es une louve, je te méprise…


     L’ingénieur restait dans son lit sans bouger, étouffant de rage et serrant les poings.


     Le « Faubourg aux corbeaux » avait brûlé à minuit, au moment même où Ostap dansait le tango dans l’office désert et où les frères de lait, Balaganov et Panikovski, sortaient de la ville en ployant sous leur charge de poids en or.


     La  grand-mère sans famille fut le premier maillon de la longue chaîne d’incidents ayant précédé l’incendie de l’appartement numéro trois. Comme on sait, n’ayant pas confiance en l’électricité, elle utilisait une lampe à pétrole dans sa soupente. Depuis la fessée infligée à Vassisouali Andreïevitch, il ne s’était plus rien produit d’intéressant dans l’appartement, et l’esprit inquiet du chambellan Mitritch se languissait de cette oisiveté forcée. En repensant un peu aux habitudes de la grand-mère, il s’était alarmé.


     « Elle va mettre le feu à tout l’appartement, la vieille ! grommelait-il. Qu’est-ce que ça peut lui faire ? Mais moi, rien que mon piano à queue, il doit valoir deux mille roubles. »


     Arrivé à cette conclusion, Mitritch se mit à assurer tous ses biens meubles contre le feu. À présent, il pouvait être tranquille et regarder avec indifférence la vieille traîner en haut chez elle la grande bonbonne trouble pleine de pétrole qu’elle serrait dans ses bras comme un enfant. Le citoyen Hygiènichvili apprit le premier la démarche prudente de Mitritch et l’interpréta aussitôt à sa façon. Il s’approcha de Mitritch dans le corridor, l’agrippa par la poitrine et lui dit, menaçant :


     « Tu as l’intention d’incendier tout l’appartement ? Tu veux toucher l’assurance ? Tu prends  Hygiènichvili pour un imbécile ?  Hygiènichvili comprend tout ! »


     Et, le même jour, l’ardent locataire s’assura lui-même pour une grosse somme. À cette nouvelle, le « Faubourg aux corbeaux » tout entier fut saisi d’effroi. Les yeux écarquillés, Lucia Frantsevna Pferd accourut à la cuisine.


     « Ils vont nous mettre le feu, ces gredins ! Vous faites ce que vous voulez, citoyens, mais moi je vais tout de suite prendre une assurance. Après, on brûlera quand même, mais au moins je toucherai l’assurance. Je n’ai pas envie d’être obligée de mendier à cause d’eux. »


     Le lendemain, tout l’appartement prit une assurance, à l’exception de Lokhankine et de la grand-mère inconnue. Lokhankine était occupé à lire La Patrie et n’avait rien remarqué, quant à la grand-mère, elle ne croyait pas plus aux assurances qu’à l’électricité. Nikita Priakhine ramena chez lui la police à bordure lilas et examina longuement à la lumière les filigranes du papier.


     « Alors, cela signifie que l’État accède à nos désirs ? dit-il d’un air sombre. Il apporte son aide aux locataires ? Eh bien, merci ! À présent, par conséquent, on peut faire ce qu’on veut ! »


     Et Priakhine rentra dans sa chambre en cachant la police sous sa chemise. Ses paroles avaient inspiré une telle frayeur que personne ne put fermer l’œil, cette nuit-là, au « Faubourg aux corbeaux ». Dounia empaquetait ses affaires tandis que ses sous-locataires se dispersaient, allant dormir chez des amis. Le jour suivant, chacun passa son temps à épier les autres et à évacuer petit à petit ses biens.


     Tout était clair. La maison était condamnée. Il était impossible qu’elle ne brûlât pas. Et, en effet, elle s’embrasa à minuit, de six côtés à la fois. 


     Le dernier à s’échapper du bâtiment déjà envahi par la fumée comme un samovar, et parcouru de langues de feu, fut Lokhankine, enveloppé d’une couverture blanche. Il criait à pleins poumons : « Au feu ! Au feu ! », comme si cette nouvelle pouvait encore étonner quelqu’un. Tous les locataires du « Faubourg aux corbeaux » étaient déjà rassemblés. En état d’ébriété, Priakhine était assis sur son coffre bardé de fer dans les coins. Il regardait stupidement les fenêtres scintillantes en répétant : « On peut faire ce qu’on veut. » Hygiènichvili reniflait d’un air dégoûté ses mains sentant le pétrole, les essuyant ensuite à chaque fois sur son pantalon. Une spirale de feu s’échappa d’un vasistas et se déploya sous une corniche de bois en laissant tomber des étincelles. Un premier carreau éclata et versa bruyamment. La grand-mère sans famille poussa un hurlement effrayant.


     « Cette maison était là depuis quarante ans, expliquait posément Mitritch en se promenant au milieu de la foule. Une excellente maison qui a connu diverses autorités. Voici qu’elle a brûlé sous le pouvoir soviétique. C’est un fait bien triste, citoyens. »


     Les femmes du « Faubourg aux corbeaux » s’étaient regroupées et ne quittaient pas le brasier des yeux. Chacune semblant s’échapper de la gueule d’un canon, les flammes sortaient déjà de toutes les fenêtres. Le feu disparaissait parfois et la maison assombrie semblait reculer comme une pièce d’artillerie ayant lâché son coup. Et le nuage rouge et jaune déboulait de nouveau, éclairant avec faste le Passage des Citronniers. L’air devint brûlant. Il n’était plus possible de rester près de la maison, et la compagnie émigra sur le trottoir opposé.


     Seul Nikita Priakhine continuait à sommeiller sur son coffre au milieu de la chaussée. Il bondit soudain, nu-pieds, effrayant.


     « Chrétiens ! s’écria-t-il en déchirant sur lui sa chemise. Citoyens ! »


     Il courut de côté pour s’éloigner du feu, fendit la foule et, criant quelque chose d’incompréhensible, se mit à montrer de la main la maison en flammes. Il y eut un tumulte dans la foule.


     « Un enfant a été oublié », dit avec assurance une femme en chapeau de paille.


     On entoura Nikita. Il repoussait les gens de ses mains et voulait s’élancer vers la maison. 


     « Elle est restée sur le lit ! hurlait frénétiquement Priakhine. Laisse-moi passer, je te dis ! »


     Des larmes enflammées roulaient sur sa figure. Il frappa à la tête Hygiènichvili qui lui barrait le passage et se rua dans la cour, dont il ressortit quelques instants plus tard avec une échelle.

 

     « Arrêtez-le ! s’écria la femme au chapeau de paille. Il va brûler ! »


     « Lâche-moi, je te dis ! vociférait Nikita Priakhine en appuyant l’échelle contre le mur et en repoussant les jeunes gens qui, sortis de la foule, lui retenaient les jambes. Je ne la laisserai pas se perdre. Ça me fait trop mal au cœur. »


     Il lançait des ruades et se mit à grimper le long de l’échelle, en direction de la fenêtre fumante du premier étage. 


     « Reviens ! lui criait-on dans la foule. Pourquoi fais-tu ça ? Tu vas brûler ! »


     Elle est sur le lit ! braillait toujours Nikita. Une oie entière, et un quart de litre de vodka. Alors, chrétiens, citoyens il faut laisser perdre ça ? »


     Avec une agilité surprenante, Priakhine s’accrocha à la gouttière et disparut instantanément, happé par l’appel d’air. Ses dernières paroles furent : « On peut faire ce qu’on veut. » Le silence se fit dans le passage, interrompu ensuite par la cloche et les sons de trompe du véhicule des pompiers.  Dans leurs tenues de toile raide aux larges ceintures bleues, les sapeurs se précipitèrent dans la cour.


     Une minute après que Nikita Priakhine eut accompli le seul acte héroïque de sa vie, une poutre enflammée se détacha de la maison et s’abattit par terre avec fracas. Le toit se disjoignit en craquant et s’effondra à l’intérieur du bâtiment. Une colonne étincelante s’éleva vers le ciel, tel un boulet projeté de la maison vers la lune.


     Ainsi périt l’appartement numéro trois, plus connu sous le nom de « Faubourg aux corbeaux ».


     Un claquement de sabots résonna soudain dans la ruelle. La lueur de l’incendie éclaira  la course d’un fiacre passant en coup de vent, qui transportait l’ingénieur Talmudovski. Une valise couverte d’étiquettes était posée sur ses genoux. Sautillant sur son siège, l’ingénieur se penchait vers le cocher pour lui crier :


     « Avec de tels appointements, je ne remettrai pas les pieds ici ! Allez, allez, plus vite ! »


     Et son dos gras, qu’éclairaient les flammes et les torches des pompiers, disparut au coin de la ruelle.












Notice synthétique



     Le chapitre a été rajouté pour l’édition en volume : c’est la suite de l’histoire contée au chapitre 13, déjà signalée comme ayant été rajoutée (note d’A. Préchac).     


Rappel : Varvara était naguère mariée à Vassisouali Lokhankine, le gréviste de la faim fustigé au chapitre 13, où fut présenté le « Faubourg aux corbeaux ». Comme j’ai gardé Varvara, il me faut écrire, comme en russe : Ptibourdoukova. En français non simplement transcrit, cela donnerait Barbara Ptibourdoukov. 


     La couverture blanche de Marseille a déjà été rencontrée (comme article se trouvant fréquemment dans une valise) au chapitre 4 ; je ne m’explique toujours pas ce terme. À propos du livre L’homme et la femme, se reporter au chapitre 13 et à la notice dudit chapitre. Idem pour les iambes.


     Je repense au fusil de Tchékhov, à propos de l’incendie : la vieille qui utilisait une lampe à pétrole dans sa soupente annonçait cette suite…


     Rappel : dans un appartement communautaire, les chambres sont disposées de part et d’autre d’un grand couloir menant d’un côté à la cuisine, de l’autre à la salle de bains (ici condamnée, voir le chapitre 13) et aux toilettes.


     « On peut faire ce qu’on veut ! » L’expression sera répétée. A. Préchac remarque non sans raison cette insistance qui montre selon lui le nihilisme s’emparant de la société derrière les formules creuses des litanies politiques. Je repense pour ma part à la formule de Dostoïevski : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis. »


     « Chrétiens ! » : en fait, le texte russe dit, comme d’habitude : « Orthodoxes ! »


     La chute finale de la maison rappelle la fin de la nouvelle d’Edgar Poe La chute de la maison Usher. C’est Dostoïevski qui a, en 1861, dans la revue Le Temps, introduit l’auteur américain en Russie. Voir à ce sujet :

https://serd.hypotheses.org/files/2017/09/Amandio.14.08.pdf


     Nous voyons périodiquement passer l’ingénieur Talmudovski, toujours mécontent de son salaire : on l’a rencontré au chapitre 1 et il a été brièvement évoqué au chapitre 14. S’arrêtera-t-il quelque part ?

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