dimanche 13 décembre 2020

Le Veau d'or (Ilf et Petrov), chapitre 23

 Le cœur du chauffeur 




     Dehors, Ostap prit Alexandre Ivanovitch par le bras, et les deux combinateurs prirent en marchant d’un bon pas la direction de la gare. 


     — Vous êtes meilleur que je ne pensais, dit amicalement Bender. Et vous agissez correctement. L’argent, il faut s’en séparer sans pousser de gémissements.


     — On ne peut regretter un million lorsqu’on le donne à une bonne personne, répondit l’employé, qui tendait l’oreille.


     Quand ils tournèrent au coin de la rue Mehring, le hurlement d’une sirène se répandit sur la ville. C’était un son triste et prolongé, avec des ondulations. Le genre de son qui, par une nuit brumeuse, cause un malaise aux marins et leur fait bizarrement demander une augmentation de salaire vu les dangers du métier. La sirène continuait à s’époumoner. Vinrent se joindre à elle des trompes terrestres et d’autres sirènes, plus lointaines et plus tristes encore. Les passants pressèrent brusquement le pas, comme sous le coup d’une averse. Et tous regardaient le ciel avec des sourires malicieux. Les grasses vieilles femmes vendant des graines de tournesol couraient, le ventre en avant, les petits verres tressautant au milieu des graines répandues dans leurs paniers en roseau. Adolphe Nikolaïevitch Bomzé traversa la rue en biais, à toute allure. Il réussit à se glisser sain et sauf dans la porte-tambour d’« Hercule ». Un peloton de la réserve de la milice passa au galop sur des chevaux de différentes couleurs. Un véhicule de la Croix-Rouge se montra fugitivement. Soudain, la rue se trouva dégagée. Ostap remarqua un petit troupeau de gilets de piqué déjà loin de l’ancien café « La Floride ». Agitant leurs journaux, leurs canotiers et leurs panamas, les vieux trottinaient sur la chaussée. Mais avant qu’ils aient eu le temps d’arriver au coin de la rue, un assourdissant coup de canon retentit. Baissant la tête, les vieillards s’arrêtèrent et firent demi-tour en vitesse. Les pans de leurs vestes de tussor se gonflaient.


     Ostap rit en voyant le comportement des gilets de piqué. Pendant qu’il admirait leurs gesticulations et leurs cabrioles étonnantes, Alexandre Ivanovitch ouvrait le paquet qu’il avait emporté en partant de chez lui.


     « De vieux polissons ! Des comiques d’opérette ! » fit Ostap en se retournant vers Koreïko.


     Mais Koreïko n’était plus là. À sa place, regardant Ostap, se tenait une trogne à faire peur, avec des yeux de verre de scaphandrier et une trompe en caoutchouc au bout de laquelle se balançait un cylindre métallique couleur kaki. Ostap en sursauta même d’étonnement.


     « Qu’est-ce que c’est que ces plaisanteries ? dit-il d’une voix menaçante en tendant la main vers le masque à gaz. Citoyen accusé, je vous rappelle à l’ordre. »


     Mais à ce moment accourut  tout un groupe de gens portant les mêmes masques à gaz, et il n’y avait plus moyen de retrouver Koreïko au milieu de cette dizaine de trognes pareillement caoutchoutées. Serrant contre lui son dossier, Ostap se mit sur-le-champ à regarder les pieds des monstres, mais à peine eut-il cru reconnaître le pantalon de veuf d’Alexandre Ivanovitch qu’il se sentit attrapé par les bras et qu’il entendit une voix hardie lui dire :


     — Camarade ! Vous êtes intoxiqué !


     — Qui est intoxiqué ? Laissez-moi !


     — Camarade, vous avez été intoxiqué par le gaz ! répéta gaiement l’infirmier. Vous êtes tombé dans une zone contaminée. Vous voyez la bombe à gaz ?


     Il y avait en effet au milieu de la rue une petite caisse d’où s’échappait précipitamment une épaisse fumée. Le pantalon suspect était déjà loin. Il se montra une dernière fois fugitivement entre deux jets de fumée, puis disparut. Silencieusement, Ostap essayait avec fureur de s’arracher des mains qui le maintenaient. Six masques l’avaient empoigné. 


     — En outre, camarade, vous êtes blessé, vous avez reçu un éclat d’obus dans le bras. Ne vous fâchez pas, camarade ! Soyez raisonnable ! Vous savez bien qu’il y a des manœuvres, en ce moment. Nous allons vous faire un bandage et vous transporter à l’abri antigaz.


     Le Grand Combinateur n’arrivait pas à comprendre que toute résistance était inutile. Le joueur qui, à l’aube, avait une main gagnante et faisait l’étonnement de toute sa table vient de tout perdre en dix minutes, cédant tout à un jeune homme passé en coup de vent, par simple curiosité. Il n’est plus assis, pâle et triomphant, les vieux habitués ne se pressent plus pour lui demander quelques roubles porte-chance. Il rentrera chez lui à pied.


     Portant une croix rouge sur son tablier, une komsomole arriva en courant vers Ostap. Elle sortit une bande et de l’ouate de son sac de grosse toile et, fronçant les sourcils pour garder son sérieux, enroula la bande autour du bras du Grand Combinateur, par-dessus sa manche. Ayant accompli cet acte charitable, la jeune fille éclata de rire et courut vers le blessé suivant, qui lui présenta docilement sa jambe. Ostap fut traîné vers un brancard. Une nouvelle empoignade eut alors lieu, au cours de laquelle les trompes oscillèrent et l’infirmier en chef fit de nouveau appel, d’une grosse voix de conférencier, à la conscience d’Ostap et à d’autres valeurs citoyennes chez lui.


     « Frères ! murmurait le Grand Combinateur tandis qu’on l’attachait au brancard avec des courroies, faites savoir à mon défunt papa, sujet turc, que son fils bien-aimé, ex-spécialiste ès cornes et sabots, est tombé en héros sur le champ de bataille. »


     Les dernières paroles du héros tombé furent :


     « Dormez, aigles guerriers ! Rossignol, rossignol, petit oiseau… »


     Après quoi, Ostap fut emporté et il se tut, les yeux fixés au ciel où un remue-ménage se produisait. Des bouffées de fumée claire y roulaient, denses comme des cœurs. En formation irrégulière, des avions en celluloïd volaient, transparents. Ils émettaient une vibration sonore, comme si des fils de fer les reliaient les uns aux autres. Dans le court intervalle entre deux coups de canon, on entendait encore le hurlement des sirènes.


     Ostap dut subir une humiliation supplémentaire. On l’amena à proximité d’« Hercule ». Sous le regard des employés de l’établissement voué au commerce du bois qui, sur quatre niveaux, étaient aux fenêtres. Tout le service de comptabilité financière était là. Lapidus junior effrayait Kukuschkind en faisant mine de vouloir le jeter dans le vide. Berlaga ouvrit de grands yeux et salua la civière en s’inclinant. À une fenêtre du premier étage, sur un fond de palmiers, se tenaient  Polykhaïev et Skoumbriévitch, enlacés. Apercevant Ostap attaché, ils se mirent à chuchoter et refermèrent bien vite la fenêtre.


     Le brancard fit halte devant l’écriteau annonçant « Abri antigaz n° 34 ». On aida Ostap à se lever et, comme il essayait à nouveau de s’échapper, l’infirmier en chef dut à nouveau faire appel à son esprit de responsabilité.


     L’abri antigaz avait été aménagé dans une salle de club d’immeuble. C’était un long sous-sol lumineux avec un plafond à nervures auquel étaient suspendus, accrochés à des fils de fer, des modèles d’avions de guerre et aussi d’avions postaux. L’arrière du club était occupé par une petite scène avec, représentées sur le mur du fond, deux fenêtres bleues avec une lune et des étoiles, ainsi qu’une porte marron. Le troupeau des gilets de piqué, capturé au grand complet, faisait du sur-place près d’un mur portant l’inscription :


Nous ne voulons pas la guerre, mais nous sommes prêts à résister.


     Un conférencier en tunique verte se promenait sur la scène en regardant d’un air mécontent la porte qui livrait bruyamment passage à de nouveaux groupes de gens contaminés ; il était en train de dire avec une précision toute militaire :


     « Suivant le type de leur action, les gaz de combat se partagent en gaz asphyxiants, lacrymogènes, toxiques, vésicants, irritants, etc. Au nombre des gaz lacrymogènes, on peut citer la chloropicrine, le bromure de benzyle, la bromacétone, la chloracétophénone… »


     Ostap promena un regard sombre du conférencier aux auditeurs. Les jeunes gens buvaient les paroles de l’orateur ou prenaient des notes, ou encore s’affairaient auprès de l’écran affichant les différentes pièces d’un fusil. Seule au deuxième rang, une jeune fille à l’allure sportive contemplait pensivement la lune peinte sur le mur.


     « Jolie fille, jugea Ostap. Dommage que je n’ai pas le temps. À quoi peut-elle songer ? Ce ne doit pas être au bromure de benzyle. Ah là là ! Ce matin encore, j’aurais pu foncer avec une fille pareille en Océanie, aux Fidji, en quelque île de la Société des locataires ou à Rio de Janeiro. »


     À la pensée qu’il avait perdu Rio, Ostap commença à déambuler avec agitation dans l’abri.


     Les gilets de piqué, au nombre de quarante, s’étaient remis du choc éprouvé, avaient resserré leurs cols amidonnés et discutaient à présent avec animation de la Fédération européenne, de la Conférence Maritime Tripartite et du gandhisme.


     — Vous savez la nouvelle ? demanda un gilet à un autre gilet. Gandhi est arrivé à Dundee.


     — Gandhi, c’est une tête ! soupira l’autre. Et Dundee aussi, c’est une tête.


     Une discussion s’ensuivit. Certains gilets soutenaient que Dundee était une ville et ne pouvait donc pas être une tête. D’autres, avec un fol entêtement, prouvaient le contraire. Tous, à la fin, se mirent d’accord sur le fait que Tchernomorsk serait très prochainement déclarée port franc.


     Le conférencier fit de nouveau la grimace en voyant la porte s’ouvrir et de nouveaux occupants arriver en faisant du boucan : Balaganov et Panikovski. L’attaque au gaz les avait surpris rentrant de leur expédition nocturne. Après leur travail de sciage des poids, ils étaient sales comme des matous des rues. En apercevant le capitaine, les frères de lait baissèrent les yeux.


     — Vous étiez où ? Chez l’évêque, pour sa fête ? demanda Ostap, morose.


     Il redoutait les questions au sujet de l’affaire Koreïko, aussi passa-t-il à l’attaque en fronçant les sourcils d’un air mécontent.


     — Alors, les oies-cygnes, qu’avez-vous fait de beau ?


     — Ma parole, dit Balaganov, la main sur le cœur, c’était une idée de Panikovski.


     — Panikovski ! fit sévèrement le capitaine.


     — Parole d’honneur, de gentilhomme ! s’écria le violateur de la convention. Vous savez bien le respect que j’ai pour vous, Bender ! Ce sont les tours de Balaganov.


     — Choura ! dit Ostap encore plus sévèrement.


     — Et vous le croyez ! dit avec reproche le Délégué général aux sabots. Vous croyez que moi, sans votre permission, j’aurais pris ces poids ?


     — Ainsi, c’est vous qui les avez pris ? s’exclama Ostap. Mais pour quoi faire ?


     — Panikovski avait dit qu’elles étaient en or.


     Ostap regarda Panikovski. Il remarqua seulement à ce moment que le plastron à cinquante kopecks ne se trouvait plus sous le veston de ce dernier, ce qui mettait à nu sa poitrine, à la vue de tous. Sans dire un mot, le Grand Combinateur s’affala sur sa chaise. Il se mit à trembler et à attraper l’air de ses mains. Puis des grondements d’éruption volcanique sortirent de sa gorge, des larmes jaillirent de ses yeux et un rire effrayant éclata dans l’abri, un rire où se faisaient sentir toute la fatigue de la nuit, toute la déception causée par la lutte avec Koreïko, dont les frères de lait offraient la parodie. Les gilets de piqué tressaillirent, tandis que le conférencier poursuivait d’une voix encore plus claire et plus forte son exposé sur les gaz de combat.


     Le rire le piquait encore d’un millier d’aiguilles d’eau gazeuse qu’Ostap se sentait rafraîchi et revigoré, comme un homme ayant suivi toute la filière d’un salon de coiffure :  l’amitié du rasoir, la rencontre avec les ciseaux, la petite ondée d’eau de Cologne et même la coiffure des sourcils à l’aide d’une brosse spéciale. Une vague océanique laquée lui éclaboussait déjà le cœur, et il répondit à la question posée par Balaganov que tout marchait à la perfection, si l’on ne tenait pas compte de la fuite soudaine du millionnaire, parti dans une direction inconnue.


     Les frères de lait n’accordèrent pas aux paroles d’Ostap l’attention qu’elles méritaient. Ils se réjouissaient de s’en tirer à si bon compte, pour l’histoire des poids.


     — Regardez, Bender, dit le Délégué général aux sabots. Vous voyez la demoiselle assise là-bas ? C’est avec elle que Koreïko se promenait régulièrement.


     — C’est donc elle, Zossia Sinitski ? prononça très distinctement Ostap. Eh bien, vraiment… Par hasard au milieu d’un bal tumultueux


     Ostap se fraya un chemin vers la scène, arrêta poliment l’orateur et, ayant appris de sa bouche que leur captivité due au gaz durerait encore une heure et demie ou deux heures, le remercia et alla s’asseoir près de la scène, juste à côté de Zossia. Au bout d’un moment, celle-ci cessa de regarder la fenêtre peinturlurée. Riant trop fort, elle tentait d’arracher son peigne des mains d’Ostap. Quant au Grand Combinateur, à en juger par le mouvement de ses lèvres, il parlait sans arrêt.


     L’ingénieur Talmudovski fut à son tour traîné dans l’abri. Il essayait de se défendre, armé de deux valises. Son front empourpré était couvert de sueur et brillait comme un crêpe.


     — Je n’y peux rien, camarade ! lui disait l’infirmier en chef. Ce sont les manœuvres ! Vous êtes tombé dans une zone contaminée. 


     — Mais enfin, j’étais en fiacre ! bouillait l’ingénieur. En fi-a-cre ! Je dois aller au plus vite à la gare, c’est pour mon travail. J’ai raté mon train la nuit dernière. Vous voulez que je le rate encore ?


     — Camarade, soyez raisonnable !


     — Pourquoi devrais-je être raisonnable, alors que j’allais en fiacre ? s’indignait Talmudovski.


     Il soulignait avec insistance cette circonstance, comme si voyager en fiacre eût rendu le passager invulnérable et eût privé la chloropicrine, la bromacétone et le bromure de benzyle de leurs pernicieuse toxicité. 

     

     Nul ne sait combien de temps Talmudovski aurait continué à se quereller avec les volontaires de l’Ossoaviakhim sans l’arrivée dans l’abri d’un autre citoyen contaminé, également blessé, à en juger par la gaze entourant sa tête. En voyant le nouvel hôte du refuge antigaz, Talmudovski se tut et plongea droitement dans la foule des gilets de piqué. Mais l’homme au bandeau de gaze avait tout de suite aperçu l’imposante silhouette de l’ingénieur et se dirigea droit sur lui.


     « Je vous tiens enfin, ingénieur Talmudovski ! dit-il d’une voix lugubre. En quel honneur avez-vous quitté l’usine ? »


     Talmudovski promena de tous côtés ses petits yeux de sanglier. Convaincu qu’il n’y avait pas moyen de s’échapper, il s’assit sur ses valises et alluma une cigarette.


     « Je viens le voir à son hôtel, poursuivit à haute voix l’homme à la tête bandée, et là on me dit qu’il est parti. “Comment ça, parti, je demande, il est arrivé hier et son contrat l’oblige à travailler ici un an ?” On me répond qu’il a pris ses valises et qu’il est parti pour Kazan. “Tout est fichu, me suis-je dit, nous allons devoir chercher à nouveau un spécialiste.” Mais voilà que je le tiens : il est assis et fume une cigarette, comme vous pouvez le voir. Vous sautez d’un travail à l’autre, ingénieur Talmudovski ! Vous ruinez la production ! »


     L’ingénieur bondit en criant : « C’est vous qui ruinez la production ! » Il prit par la taille son accusateur, l’entraîna dans un coin et se mit à lui bourdonner dessus comme une grosse mouche. On entendit bientôt des lambeaux de phrases : « Avec un tel traitement… », « Cherchez-en un autre », « Et les indemnités de mission ? » L’homme à la gaze regardait l’ingénieur d’un air affligé.


     Le conférencier avait fini sa péroraison en montrant comment se servir d’un masque à gaz, les portes de l’abri s’étaient ouvertes et les gilets de piqué, cramponnés les uns aux autres, étaient repartis à l’ancien café « La Floride », Talmudovski s’était débarrassé de son poursuivant et s’était échappé à l’air libre, hélant un fiacre à pleins poumons ; le Grand Combinateur, lui, bavardait toujours avec Zossia.


     « Quelle femina ! dit Panikovski, jaloux, en sortant avec Balaganov. Ah, si les poids avaient été en or ! Parole d’honneur, parole de gentilhomme, je l’aurais épousée ! »


     En entendant Panikovski rappeler les malheureux poids, Balaganov lui donna un douloureux coup de coude. Ce qui était tout à fait opportun. Ostap apparut sur le seuil de l’abri, avec la femina à son bras. Il prit longuement congé de Zossia, en la regardant bien en face et langoureusement. Zossia lui fit un dernier sourire et s’en alla.


     — De quoi discutiez-vous, tous les deux ? demanda Panikovski, suspicieux.


     — Oh, de rien, de broutilles, répondit Ostap. Allons, les apaches, au travail ! Il faut retrouver le client.


     Panikovski fut envoyé à « Hercule », et Balaganov chez Alexandre Ivanovitch. Quant à Ostap, il se rua dans les gares. Mais l’employé millionnaire avait disparu. À « Hercule », sa fiche était toujours sur le tableau de contrôle, il n’était pas rentré chez lui et, durant l’attaque au gaz, huit trains grandes lignes avaient quitté les gares. Mais Ostap s’y attendait.


     « Tout bien pesé, dit-il sans entrain, ce n’est pas la fin du monde. En Chine, retrouver un quidam n’est pas chose facile : ils sont quatre cents millions. Tandis que chez nous, c’est un jeu d’enfant : nous ne sommes que cent soixante millions, c’est trois fois plus facile qu’en Chine. Il suffit d’avoir de l’argent. Et nous en avons. 


     Mais Ostap ressortit de la banque avec seulement trente-quatre roubles.


     « C’est tout ce qui reste des dix mille, dit-il avec une tristesse indicible. Je pensais qu’il y avait encore six ou sept mille sur le compte courant… Comment cela se fait-il ? Tout marchait si gaiement, nous stockions les cornes et les sabots, la vie était enivrante, la Terre tournait pour nous – et soudain… J’y suis ! Les frais généraux ! L’appareil a mangé tout l’argent. »


     Et il jeta un regard de reproche aux frères de lait. Panikovski haussa les épaules comme pour dire : « Vous savez, Bender, le respect que j’ai pour vous ! J’ai toujours dit que vous étiez un âne ! » Balaganov, abasourdi, caressa ses boucles et demanda :


     « Qu’allons-nous faire ? »


     « Comment ça, qu’allons-nous faire ? s’exclama Ostap. Et l’Office pour le stockage  des cornes et des sabots ? L’équipement ? N’importe quelle administration se fera un plaisir de donner cent roubles rien que pour l’encrier Face au village ! Et la machine à écrire ! Et la perforatrice, les bois de cerf, les tables, la barrière de séparation, le samovar ! Tout cela, on peut le vendre. Nous avons aussi en dernière réserve la dent en or de Panikovski. Elle n’est pas de la taille des poids, mais c’est tout de même une molécule d’or, ce noble métal.


     Les amis s’arrêtèrent devant le bureau. On pouvait entendre par la porte ouverte les voix de jeunes lions des étudiants du lycée technique voué à l’élevage, rentrés de leur expédition chez les Kalmouks, ainsi que le bredouillis ensommeillé de Fount et d’autres voix inconnues, basses et barytons d’un timbre clairement agronomique.


     — C’est le corps du délit ! criaient les stagiaires. Ça nous étonnait depuis le début. Pendant toute leur campagne, ils n’ont stocké que douze kilos de cornes de qualité très inférieure.


     — Vous serez traduits en justice ! tonnèrent les basses et les barytons. Où est le Directeur ? Où est le Délégué général aux sabots ?


     Balaganov se mit à trembler.


     « L’Office est mort, chuchota Ostap, et nous n’avons plus rien à faire ici. Nous allons suivre une route ensoleillée, tandis qu’on amènera Fount à un bâtiment en briques rouges et aux fenêtres solidement grillagées par une étrange fantaisie de l’architecte. »


     L’ex-patron de la succursale avait vu juste. Les anges déchus ne s’étaient pas éloignés de trois blocs d’immeubles de leur comptoir qu’ils entendirent derrière eux le fracas d’un équipage. Fount était dans la voiture. Il aurait tout à fait eu l’air d’un bon grand-père allant, après de longs préparatifs, rendre visite à son petit-fils marié, sans le milicien debout sur le marchepied et tenant l’épaule osseuse du vieillard.


     « Fount a toujours fait de la prison, entendirent les Antilopiens dire au vieillard, de sa voix basse et étouffée, lorsque l’équipage passa près d’eux. Fount a été emprisonné sous Alexandre II « le Libérateur », sous Alexandre III « le Pacificateur », sous Nicolas II « le Sanglant », sous Alexandre Fiodorovitch Kérenski…


     Fount énumérait les tsars et les avocats en repliant ses doigts.


     — Et maintenant, qu’allons-nous faire ? demanda Balaganov.


     — Vous êtes prié de ne pas oublier que vous vivez dans le même laps de temps qu’Ostap Bender, dit tristement le Grand Combinateur. Et de ne pas oublier que Bender possède une remarquable sacoche où l’on trouve tout ce qu’il faut pour obtenir de l’argent de poche. Rentrons à la maison, chez Lokhankine.


     Passage des Citronniers, un nouveau coup du sort les attendait.


     — Où est passée la maison ? s’écria Ostap. Il y avait bien une maison, ici, hier soir ?


     Mais il n’y avait plus de maison, le « Faubourg aux corbeaux » n’était plus là. Il n’y avait qu’un inspecteur des assurances en train de marcher au milieu des poutres calcinées. Trouvant dans l’arrière-cour un bidon de pétrole vide, il le renifla et hocha la tête d’un air de doute.


     — Alors, on fait quoi, maintenant ? demanda Balaganov avec un sourire effaré.


     Le Grand Combinateur ne répondit rien. Il était abattu par la perte de sa trousse d’accoucheur. La sacoche magique avait brûlé, cette sacoche dans laquelle se trouvaient le turban hindou, l’affiche Le Pontife est arrivé, la blouse de docteur, le stéthoscope. Que n’y trouvait-on pas !


     — Voilà, finit par dire Ostap, le destin se joue de l’homme, et l’homme joue de la trompette.


     Pâles et désillusionnés, ils traînèrent en ville, hébétés de chagrin. Les passants les bousculaient sans qu’ils montrassent même les dents. Panikovski, qui avait haussé les épaules devant leur fiasco bancaire, ne les abaissait toujours pas. Balaganov tirailler ses boucles rousses et, le cœur gros, poussait des soupirs. Bender fermait la marche, baissant la tête et fredonnant machinalement : « Finis les jours de joie, tire, petit soldat ! » Ils se traînèrent dans cet état jusqu’à l’auberge. Dans le fond de la cour, l’« Antilope » restait bien jaune sous un auvent. Kozlewicz était assis sur le perron de l’auberge. Soufflant avec délice, il buvait du thé brûlant qu’il faisait couler de sa soucoupe.  Il avait la figure rouge comme une terre cuite. Il était au septième ciel.


     — Adam ! dit le Grand Combinateur en s’arrêtant devant le chauffeur. Nous n’avons plus rien. Nous sommes dans la misère, Adam ! Nous coulons.


     Kozlewicz se leva. Le capitaine se tenait devant lui, tête nue, pauvre et humilié. Des larmes brillèrent dans les yeux clairs de Polonais d’Adam Casimirovitch. Il descendit les marches et étreignit l’un après l’autre les Antilopiens.


     — Le taxi est libre ! dit-il en avalant ses larmes de pitié. Montez, je vous en prie.


     — Mais nous pourrions être obligés d’aller loin, très loin, dit Ostap, au bout du monde, peut-être, ou encore plus loin. Réfléchissez !


     — Où vous voudrez ! répondit le fidèle Kozlewicz. Le taxi est libre !


     Panikovski pleurait en se cachant le visage de ses poings et en murmurant :


     — Quel cœur ! Parole d’honneur, de gentilhomme ! Quel cœur !




















Notice synthétique



     Depuis le chapitre 20 sont évoquées des manœuvres militaires et des exercices d’entrainement dans la ville : I. Chtcheglov indique que « les alertes d’entraînement en vue d’éventuelles attaques aériennes à l’arme chimique étaient un thème fréquent dans les journaux des années 1927-1930. On les retrouve dans plusieurs poèmes de Maïakovski, ainsi que dans Adam et Ève, pièce satirique de Boulgakov, non jouée à l’époque. » Et il ajoute que la psychose de guerre, entretenue ou créée par les services de propagande, avait déjà été évoquée dans Les Douze Chaises (note trouvée chez A. Préchac).

     Réflexion personnelle à ce sujet : on voit combien Staline fit confiance à Hitler, après la signature du pacte de non-agression entre l’URSS et l’Allemagne hitlérienne d’août 1939. Par ailleurs, deux ans plus tôt, il avait décapité l’armée Rouge. Ces deux facteurs expliquent – à rebours des exercices évoqués ici – le désastre initial de l’été 1941, contrairement à la légende entretenue par quelques historienspara-staliniens selon laquelle le génial Staline s’était donné du temps pour mieux se préparer…


     On voit les auteurs reprendre ici la métaphore du joueur assez longuement développée au chapitre 20, juste avant qu’Ostap ne parte essayer de vendre son dossier à Koreïko.


     Jouant les mourants, Ostap mélange deux chansons de marche, la première datant du début du siècle et reprise partiellement dans un poème de Maïakovski. Je la donne ci-dessous (recherches personnelles à partir d’une note trouvée chez A. Préchac et due à I. Chtcheglov).

https://www.russian-records.com/details.php?image_id=399&l=russian


     ... en quelque île de la Société des locataires : soviétisation ironique de l’appellation de l’archipel de Tahiti, les îles de la Société (note trouvée chez A. Préchac).


     Les Oies-Cygnes est le titre d’un conte populaire russe :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Oies_sauvages_(conte)


     Zossia Sinitski : en russe, Zossia Sinitskaïa.


     Par hasard au milieu d’un bal tumultueux : début d’un poème d’Alexis Tolstoï.



     L’Ossoaviakhim : il s’agit de la Société d’assistance à la Défense, à l’Aviation et à l’Industrie chimique, déjà évoquée vers la fin du chapitre 22, et dans la notice dudit chapitre.


     Oh, de rien, de broutilles : l’expression russe est : « de poêles et de bancs ». C’est le titre d’un film de 1972 de Vassili Choukchine, acteur, scénariste, réalisateur… et écrivain. J’ai traduit plusieurs nouvelles de V. Choukchine, voir le répertoire général.

https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%80_b%C3%A2tons_rompus


     Les apaches : comme déjà indiqué dans la notice du chapitre 8, j’ai traduit par « apaches » le terme russe désignant ironiquement une troupe criminelle urbaine par « la compagnie en or ».


     Les étudiants rentrés de leur expédition chez les Kalmouks : voir la fin du chapitre 17. Ostap, revenu de son petit voyage « dans la république viticole » s’était débarrassés des gêneurs venus chercher un stage pratique en les expédiant en Kalmoukie…


     A. Préchac fait remarquer que Bender, laissant ici Fount aller en prison à sa place, n’a rien d’un héros. Le fustiger quelque peu à ce moment était peut-être nécessaire à la parution du livre…


     Le passage entre « Et maintenant… » et « joue de la trompette » a été rajouté pour l’édition en volume [comme toute l’histoire du « Faubourg aux corbeaux »…], indique une note d’A. Préchac.


     Il y avait bien une maison, ici, hier soir ? renvoie au poème de Pouchkine Le Cavalier de bronze (note due à I. Chtcheglov).

https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Cavalier_de_bronze_(po%C3%A8me)


     Le Pontife est arrivé : voir le chapitre 6.


     Le destin se joue de l’homme : ancienne romance et reprise du thème tolstoïen – Napoléon à Borodino (note due à I. Chtcheglov). 


     Finis les jours de joie, tire, petit soldat ! Le texte russe évoque un zouave, difficile de garder la rime en français…

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire