mercredi 23 décembre 2020

Le Veau d'or (Ilf et Petrov), chapitre 25

 Trois routes




     Quelque chose n’allait pas chez l’« Antilope ». Elle s’arrêtait dans les côtes les plus douces et se laissait glisser en arrière sans réagir. Le moteur faisait entendre des bruits incongrus et une sorte de râle, comme si l’on eût étranglé quelqu’un sous le capot de l’automobile. La voiture était trop chargée. Outre l’équipage, elle transportait de grosses réserves de carburant. L’essence glougloutait à l’intérieur des bidons et des bonbonnes occupant tous les espaces libres. Kozlewicz hochait la tête en mettant les gaz et en jetant à Ostap des regards navrés.


     « Adam, disait le capitaine, vous êtes notre père, nous sommes vos enfants. Cap à l’Est ! Vous avez un splendide outil de navigation, votre boussole-breloque. Ne vous égarez pas ! »


     Les Antilopiens roulaient depuis plus de deux jours mais, en dehors d’Ostap, aucun d’eux ne savait vraiment où les menait leur nouveau voyage. Panikovski regardait avec mélancolie les champs de maïs hirsutes et disait timidement en zézayant :


     « Pourquoi roulons-nous encore ? À quoi tout cela rime-t-il ? On était si bien à Tchernomorsk. »


     Et, repensant à la merveilleuse femina, il soupirait convulsivement. En plus, il avait faim, et il n’y avait rien à manger : l’argent était épuisé.


     « En avant ! répondit Ostap. Arrêtez de geindre, le vieux. Une dentition en or vous attend, ainsi qu’une petite veuve plantureuse et tout une piscine de kéfir. J’achèterais à Balaganov une tenue de marin et l’inscrirai à l’école élémentaire. Il y apprendra à lire et à écrire, ce qui est absolument indispensable à son âge. Quant à Kozlewicz, notre fidèle Adam, il recevra une voiture neuve. Que souhaitez-vous, Adam Casimirovitch ? Une Studebaker ? Une Lincoln ? Une Rolls ? Une Hispano-Suiza ? »


     — Une Isotta-Fraschini, dit Kozlewicz en rougissant.


     — Très bien. Vous l’aurez. Elle s’appellera « La deuxième Antilope », ou « La fille de l’Antilope », comme il vous plaira. Et maintenant, il n’y a pas de quoi se laisser abattre. Le ravitaillement, je vous le procurerai. C’est vrai que ma trousse est partie en fumée, mais il me reste mes idées qui, elles, sont incombustibles. Si ça tourne vraiment mal, nous nous arrêterons dans une bonne petite ville et nous y organisons une corrida comme à Séville. Panikovski sera picador. Rien que cela éveillera l’intérêt malsain du public, et la recette sera donc énorme.


     La voiture avançait sur une grande piste portant les traces de chenilles de tracteurs. Le chauffeur freina de façon inopinée. 


     « Il y a trois routes, on prend laquelle ? » demanda-t-il.


     Les passagers sortirent de la voiture et firent quelques pas en avant pour dégourdir leurs jambes ankylosées. 


     À la croisée des chemins se dressait un poteau de pierre penché sur le côté ; un gros corbeau était perché dessus. Un soleil aplati se couchait derrière les tiges hirsutes du maïs. L’ombre étroite de Balaganov s’étirait vers l’horizon. La noirceur commençait à atteindre la terre et une étoile d’avant-garde annonça en temps et en heure la tombée de la nuit.


     Trois routes s’étendaient devant les Antilopiens : l’une était bitumée, la deuxième tenait encore de la grand-route, la troisième n’était qu’un chemin vicinal. L’asphalte chauffé par le soleil était encore jaune, une vapeur bleue se tenait au-dessus de la grand-route et le chemin vicinal était tout sombre et se perdait dans les champs aussitôt après le poteau. Ostap cria en direction du corbeau, lequel fut très effrayé mais ne s’envola pas, puis il se promena un peu au carrefour en méditant et dit :


     «  Je déclare ouverte la conférence des preux chevaliers russes ! Sont présents : Ilia Mouromiets en la personne d’Ostap Bender, Dobrynia Nikitine en celle de Balaganov et Aliocha Popovitch en celle de Mikhaïl Panikovski, que nous respectons tous. »


     Kozlewicz avait profité la halte pour se glisser avec une clé anglaise sous l’« Antilope », il n’avait donc pas été mis au nombre des preux chevaliers. 


     — Cher Dobrynia, décida Ostap, veuillez vous mettre à droite ! Monsieur Popovitch, prenez place à gauche ! Portez la main à votre front et regardez loin devant avec attention.


     — Qu’est-ce que c’est que ces blagues, encore ? s’indigna Aliocha Popovitch. Je suis affamé. Allons quelque part au plus vite !


     — C’est une honte, mon petit Aliocha   ; tenez-vous comme il sied à un preux d’autrefois. Et réfléchissez. Regardez comment se comporte Dobrynia. On pourrait même écrire une byline à son sujet, tout de suite. Donc, chevaliers, quelle route prendre ? Sur laquelle traîne l’argent indispensable à nos dépenses courantes ? Je sais que Kozlewicz choisirait la route goudronnée, les chauffeurs aiment les routes en bon état. Mais Adam est un homme honnête, il comprend mal la vie. L’asphalte ne vaut rien aux preux. Cette route-là mène sûrement à un sovkhoze céréalier géant. Nous serions perdus dans le rugissement des machines. Nous pourrions même être écrasés par quelque « Caterpillar » ou par une moissonneuse-batteuse.  Mourir sous une moissonneuse-batteuse, c’est assommant. Non, chevaliers, nous ne devons pas suivre la route goudronnée. Voyons à présent la grand-route. Bien sûr, Kozlewicz ne la refuserait pas non plus. Mais croyez-en Ilia Mouromiets, elle ne nous convient pas. On peut toujours nous taxer d’arriération, nous n’emprunterons pas cette route. Mon flair me suggère que ce serait aller au-devant d’une rencontre avec des kolkhoziens dépourvus de tact et autres citoyens modèles. En outre, ils n’ont pas de temps à perdre avec nous. Leurs terres collectivisées sont labourées d’une quantité de brigades littéraires et musicales rassemblant du matériel pour composer des poèmes agricoles et des cantates potagères. Il reste le chemin vicinal, citoyens chevaliers ! C’est la voie des contes antiques que va suivre l’« Antilope ». C’est là qu’est l’âme russe ! C’est là qu’on sent la Russie ! C’est là que vole encore l’Oiseau de feu aux lueurs mourantes, et que les gens de notre profession voient de temps en temps leur tomber dessus des plumes d’or. Là que trône encore sur ses coffres le koulak Kachtchieï, qui se croyait immortel et se rend compte à présent avec effroi que son terme arrive. Mais vous et moi, chevaliers, obtiendrons quelque chose de lui, tout particulièrement si nous nous présentons à lui en tant que moines errants. D‘un point de vue technique, pour rouler, cette voie féérique est détestable. Mais nous n’en avons pas d’autre. Adam ! En route !


     Kozlewicz amena tristement l’automobile sur le chemin vicinal, où la voiture se mit immédiatement à faire des huit, à donner de la bande et à secouer ses passagers en hauteur. Les Antilopiens s’accrochaient les uns aux autres, juraient d’une voix étranglée et leurs genoux venaient heurter les durs bidons d’essence.


     « J’ai faim ! gémissait Panikovski. Je veux une oie ! Pourquoi avons-nous quitté Tchernomorsk ? »


     La voiture grinçait en s’extirpant d’une profonde ornière et en y retombant.


     « Tenez bon, Adam ! criait Bender. Coûte que coûte, tenez bon !  Que l’« Antilope » nous amène seulement jusqu’au Turksib et nous lui offrirons en récompense des pneus en or avec des épées et des nœuds de rubans ! »


     Kozlewicz n’écoutait pas. Le volant lui échappait des mains en raison des soubresauts fous. Panikovski continuait à se morfondre.


     — Bender, râla-t-il soudain, vous savez le respect que j’ai pour vous, mais vous ne comprenez rien à rien ! Vous ne savez pas ce que c’est, une oie ! Oh, comme j’aime cet oiseau ! C’est un oiseau merveilleusement gras, parole d’honneur, de gentilhomme. Une oie ! Bender ! L’aile ! Le cou ! La cuisse ! Bender, vous savez comment j’attrape une oie ? Je la tue d’un coup, comme un toréador. C’est un opéra, quand je fonds sur une oie ! C’est Carmen !


     — Nous le savons, dit le capitaine, nous avons vu cela à Arbatov. Je vous déconseille de faire un nouvel essai.


     Panikovski se tut, mais une minute plus tard, alors qu’un nouveau cahot le projetait sur Bender, on entendit de nouveau son délire chuchoté :


     « Bender ! Elle marche sur la route. L’oie ! Ce merveilleux volatile se promène, et moi, je reste sur place, je fais mine que cela ne me concerne pas. Il s’approche. Il va venir me siffler dessus. Ces oiseaux se croient plus forts que tout le monde, c’est leur point faible, Bender, c’est leur point faible ! »


     Le violateur de la convention chantait presque, à présent :


     « L’oie marche vers moi en sifflant comme un phonographe. Mais je n’ai pas froid aux yeux, Bender. À ma place, un autre s’enfuirait, moi je reste et j’attends. La voilà qui s’approche et tend le cou, son blanc cou d’oie avec son bec jaune. Elle veut me mordre. Notez bien, Bender, que l’avantage moral est de mon côté. Ce n’est pas moi qui l’attaque, c’est le contraire. Et alors là, légitime défense, je lui attra… »


     Mais Panikovski ne put finir son discours. Un effroyable et écœurant craquement retentit et les Antilopiens se retrouvèrent en un instant à même la route, dans les postures les plus diverses.  Les pieds de Balaganov dépassaient d’un fossé. Le Grand Combinateur avait un bidon d’essence sur le ventre. Panikovski gémissait sous la pression d' un ressort de suspension. Kozlewicz se leva et fit quelques pas en chancelant.


     Il n’y avait plus d’« Antilope ». Un hideux tas de débris gisait sur la route : pistons, coussins, ressorts. Les viscères de cuivre brillaient sous la lune. La carrosserie disloquée  avait rejoint dans le fossé Balaganov en train de reprendre ses esprits. La chaîne de transmission rampait comme une vipère dans une ornière. Un faible bruit se fit entendre dans le silence qui s’était établi, et une roue, visiblement projetée au loin par le choc,  dévala d’un monticule. La roue décrivit un arc et vint doucement se coucher aux pieds de Kozlewicz.


     C’est alors seulement que le chauffeur comprit que l’automobile avait vécu, que c’en était fini de l’« Antilope ». Adam Casimirovitch s’assit par terre et se prit la tête dans les mains. Quelques minutes plus tard, le capitaine lui toucha l’épaule et lui dit d’une voix changée :


     « Il faut y aller, Adam. »


     Kozlewicz se leva, pour retomber assis à la même place.


     « Il faut y aller, répéta Ostap. L’« Antilope » était une fidèle voiture, mais il reste plein d’autres voitures sur terre. Vous pourrez bientôt choisir celle que vous voulez. Partons, il faut nous dépêcher. Il faut trouver un endroit où passer la nuit, il faut manger et nous procurer l’argent pour des billets de train. Ce sera un long voyage. Allez, allez, Kozlewicz ! La vie est belle, en dépit de ses lacunes. Où est Panikovski ? Où est ce voleur d’oies ? Choura ! Venez un peu aider Adam !


     Ils prirent Kozlewicz sous les bras et le firent avancer. Il se sentait comme un cavalier ayant laissé, par négligence, périr sa monture. Il avait l’impression que tous les piétons allaient se moquer de lui, à présent.


     À la suite de la perte de l’« Antilope », la vie devint aussitôt plus compliquée. Ils durent passer la nuit dans un champ.


     Ostap, dépité, s’endormit immédiatement, suivi par Balaganov et Kozlewicz, tandis que Panikovski restait toute la nuit à grelotter devant le feu.


     Les Antilopiens se levèrent à l’aube, mais n’atteignirent un village qu’à plus de trois heures de l’après-midi. Panikovski resta tout le temps à l’arrière, se traînant avec peine. Il clopinait. La faim lui mettait dans les yeux une lueur féline, et il ne faisait que se lamenter sur son sort et se plaindre du capitaine.


     Une fois dans le village, Ostap enjoignit à l’équipage de l’attendre sans bouger dans la Troisième rue, et il partit lui-même dans la Première, au Soviet local. Il en revint assez vite.


     « Ça marche, dit-il d’une voix enjouée, on va nous héberger et nous donner de quoi manger. Après le repas, nous irons nous prélasser dans le foin. Le lait et le foin, vous vous  souvenez ? Et ce soir nous donnons un spectacle. Je l’ai déjà vendu pour quinze roubles. J’ai l’argent. Choura ! Vous aurez à déclamer un morceau tiré de votre Lecteur public, moi je ferai des tours de cartes antireligieux et Panikovski… Où est Panikovski ? Où est-il passé ? »


     — Il était là à l’instant, dit Kozlewicz.


     Mais à ce moment, derrière la haie près de laquelle se tenaient les Antilopiens, on entendit une oie cacarder et une femme glapir, des plumes blanches volèrent et Panikovski sortit en courant. La main avait visiblement manqué au toréador et, en situation de légitime défense, il n’avait pas porté le bon coup à l’oiseau. La propriétaire de l’oie lui courait après en brandissant une bûche.


     « Misérable femme, nullité ! » criait Panikovski en se précipitant hors du village. »


     — Quel moulin à paroles ! s’exclama Ostap sans cacher son dépit. Notre spectacle est fichu à cause de ce vaurien. Filons avant qu’on ne nous reprenne les quinze roubles.


     Entretemps, la propriétaire courroucée avait réussi à rattraper Panikovski et lui envoyait une volée de coups sur le dos. Le violateur de la convention s’écroula à terre, mais se releva d’un bond et prit ses jambes à son cou avec une rapidité surnaturelle. Ayant châtié le coupable, la propriétaire s’en revint en vitesse, toute contente. Passant à côté des Antilopiens, elle les menaça de sa bûche.


     — C’en est fini de notre carrière artistique, dit Ostap en quittant d’un bon pas le village. Le dîner, le repos, tout est perdu.


     Il ne retrouvèrent Panikovski que trois kilomètres plus loin. Il gisait dans un fossé au bord de la route et poussait des plaintes. Il était livide de fatigue, de peur et de douleur et son visage avait perdu ses nombreuses taches rougeâtres de vieillard. Il était si pitoyable que le capitaine renonça au châtiment qu’il lui réservait.


     « Aliocha Popovitch a reçu une raclée sur sa puissante échine ! » dit Ostap en le dépassant.


     Tous regardèrent Panikovski avec dégoût. Il se retrouva de nouveau à traîner en queue de colonne, gémissant et balbutiant :


     « Attendez-moi, n’allez pas si vite. Je suis vieux, je suis malade, je me sens mal !… L’ Oie ! La cuisse ! Le cou ! La femina !… Misérables, nullités !… »


     Mais les Antilopiens avaient tant l’habitude des doléances du vieillard qu’ils n’y firent pas attention. La faim les poussait en avant. Ils ne s’étaient encore jamais retrouvés dans un situation si sombre et si inconfortable. La route s’étirait à l’infini et Panikovski restait toujours plus en arrière. Les amis étaient déjà descendus dans un vallon étroit et jaunâtre qu’on voyait encore la silhouette noire du violateur de la convention se détacher en haut de la colline, sur le fond verdâtre du ciel au crépuscule.


     « Le vieux est devenu impossible, dit l’affamé Bender. Il va falloir le renvoyer. Choura, allez nous chercher ce simulateur ! »


     À contrecœur, Balaganov partit remplir sa mission. Tandis qu’il montait la colline, la silhouette de Panikovski disparut.


     « Il s’est passé quelque chose », dit Kozlewicz un peu plus tard en regardant la crête de la colline, où Balaganov faisait des signaux avec ses bras.


     Le chauffeur et le capitaine gravirent la colline.


     Le violateur de la convention gisait au milieu de la route, inerte comme une poupée. Le ruban rose de sa cravate traversait de biais sa poitrine. Il avait une main repliée derrière le dos. Ses yeux fixaient effrontément le ciel. Panikovski était mort.


     « Le cœur a lâché, dit Ostap pour dire quelque chose. Je n’ai pas besoin de stéthoscope pour le diagnostiquer. Pauvre vieux ! »


     Il se détourna. Balaganov n’arrivait pas à détacher ses yeux du défunt. Son visage se crispa soudain et il articula avec difficulté :


     «  Et je l’ai battu à cause des poids. Et un peu plus tôt, nous nous étions bagarrés. »


     Kozlewicz repensa à la défunte « Antilope », regarda Panikovski avec épouvante et entonna une prière en latin.


     « Arrêtez, Adam ! dit le Grand Combinateur. Je sais tout ce que vous avez l’intention de faire. À la suite du psaume, vous allez dire : “Dieu donne, Dieu reprend », ensuite : “Nous sommes tous dans la main de Dieu”, et puis encore quelque chose n’ayant aucun sens du genre : “Son sort est plus enviable que le nôtre, à présent”. Nous n’avons nul besoin de tout cela, Adam Casimirovitch. Nous avons une simple tâche à accomplir : le corps doit être confié à la terre. »


     Il faisait tout à fait nuit lorsque fut trouvé le dernier refuge du violateur de la convention. C’était une tombe naturellement creusée par les pluies au pied d’une dalle de pierre fichée verticalement dans la terre. Cette dalle était visiblement là depuis une éternité. Peut-être s’était-elle ornée autrefois de l’inscription : « Domaine du propriétaire et commandant à la retraite Guéorgui Afanassiévitch Volk-Lissitski », peut-être que c’était une simple borne datant de l’époque de Potiomkine, mais cela n’avait plus d’importance. Panikovski fut mis dans la fosse, on creusa la terre avec des bouts de bois pour combler la fosse. Puis les Antilopiens appuyèrent leurs épaules sur la dalle déjà branlante d’ancienneté, et la firent retomber à terre.  La tombe était prête, maintenant. À la lueur d’allumettes frottées, le Grand Combinateur traça sur la dalle, avec un morceau de brique, l’épitaphe :



Ci-gît


MIKHAÏL SAMUELÉVITCH

PANIKOVSKI


Homme sans passeport



     Ostap ôta sa casquette de capitaine et déclara :


     « J’ai souvent été injuste envers le défunt. Mais le défunt était-il un homme moral ? Non, ce n’était pas un homme moral. C’était un ex-aveugle, un imposteur et un voleur d’oies. Il mettait tous ses efforts à vivre aux crochets de la société. Mais la société ne voulait pas qu’il vécût à ses crochets. Mikhaïl Samuelévitch ne pouvait supporter cette divergence d’opinions, car il avait un caractère emporté. C’est pourquoi il est mort. C’est tout ! »


     Kozlewicz et Balaganov restèrent insatisfaits de l’oraison funèbre prononcée par Ostap. Ils eussent trouvé plus approprié que le Grand Combinateur se fût étendu sur les bienfaits et les services rendus par le défunt à la société, sur l’aide qu’il avait apportée aux pauvres, sur l’âme délicate du défunt, sur son amour des enfants ainsi que sur tout ce qu’on attribue à n’importe quel défunt. . Balaganov s’approcha même de la tombe pour exprimer lui-même tout cela, mais le capitaine avait déjà remis sa casquette et s’éloignait à grands pas.


     Lorsque le restant de l’armée antilopienne, ayant traversé le vallon, franchit une nouvelle colline, en contrebas leur apparut une petite gare.


     « Voilà la civilisation, dit Ostap. Nous y trouverons peut-être un buffet, de la nourriture. Nous dormirons sur les bancs. Au matin, nous ferons mouvement vers l’Est. Qu’en dites-vous ? »


     Le chauffeur et le mécanicien de bord se taisaient.


     — Qu’avez-vous à rester muets comme des fiancés ?


     — Vous savez, Bender, finit par dire Balaganov, je ne partirai pas. Ne vous vexez pas, mais je n’ai pas confiance. Je ne sais pas où nous devons aller. Nous périrons tous, là-bas. Je reste.


     — Je voulais vous dire la même chose, lui fit écho Kozlewicz.


     — Comme vous voulez, répliqua Ostap d’un ton soudain très sec.


     Il n’y avait pas de buffet à la gare. Une lampe-tempête à pétrole brûlait. Dans la salle d’attente, deux paysannes sommeillaient sur leurs sacs. Tout le personnel ferroviaire faisait les cent pas sur le quai de planches, scrutant avec anxiété l’obscurité de la nuit finissante, au-delà du sémaphore.


     — Vous attendez quel train ? demanda Ostap.


     — Un train non numéroté, répondit avec nervosité le chef de gare en rajustant sa casquette rouge à galons d’argent. Affectation spéciale. Il est retenu depuis deux minutes, la voie d’évitement ne lui donne pas le feu vert. 


     Un grondement retentit, les fils de fer tremblèrent, deux petits yeux de loup émergèrent du grondement et un train court et tout brillant entra en coup de vent dans la gare. Les larges vitres des wagons de première classe étincelèrent, les bouquets de fleurs et les bouteilles de vin du wagon-restaurant passèrent sous le nez des Antilopiens ; armés de lanternes, les chefs de wagon sautèrent du train encore en marche et le quai se remplit aussitôt du joyeux parler russe et de propos en langues étrangères. Des guirlandes étaient accrochées aux wagons qui portaient aussi des slogans :


     BIENVENUE AUX HÉROÏQUES CONSTRUCTEURS DE LA GRANDE LIGNE DE L’EST !


     Le train spécial amenait les invités à l’inauguration du Turksib.


     Le Grand Combinateur disparut. Il réapparut trente secondes plus tard et chuchota :


     — J’y vais ! Comment, je n’en sais rien, mais j’y vais ! Je vous le demande pour la dernière fois : voulez-vous venir avec moi ?


     — Non, fit Balaganov.


     — Je ne pars pas, dit Kozlewicz. Je n’en peux plus. 


     — Mais qu’allez-vous faire ?


     — Et que puis-je faire ? répondit Choura. Je vais redevenir fils du lieutenant Schmidt, voilà tout.


     — Je pense remonter l’« Antilope », dit plaintivement Adam Casimirovitch. Je vais y retourner, l’examiner et me mettre à la réparer.


     Ostap voulait dire quelque chose mais un long sifflement lui imposa le silence. Il attira à lui Balaganov, lui tapota le dos, embrassa Kozlewicz, agita la main et courut vers le train dont les wagons se heurtaient déjà sous la première impulsion de la locomotive. Mais il fit demi-tour avant d’atteindre le train et fourra dans la main de Kozlewicz les quinze roubles qu’il avait reçus pour le spectacle, avant de sauter sur le marchepied du train qui avançait déjà.


     Jetant un coup d’œil en arrière, il vit à travers la brume violette deux petites silhouettes escalader le remblai. Balaganov regagnait la troupe tumultueuse des enfants du lieutenant Schmidt. Kozlewicz cheminait vers les débris de l’« Antilope ».


    











Notice synthétique



     À la croisée des chemins : dans les anciens contes russes, les Preux se retrouvent souvent devant une bifurcation. Une seule route est la bonne… La suite du texte va développer ce thème, ironiquement, car il est difficile de voir en nos lascars — notamment en Panikovski – de preux chevaliers… https://fr.wikipedia.org/wiki/Bogatyr

     A. Préchac rappelle qu’à l’époque stalinienne, le renouveau du nationalisme remit à l’honneur ces vieilles légendes épiques, les bylines


        Par ailleurs, le corbeau est un symbole de malheur, en Russie. Il y a un avertissement dans l’image du corbeau sur la borne.


      Dans le texte russe, la clé anglaise s’appelle… une clé française.


     des kolkhoziens dépourvus de tact et autres citoyens exemplaires : A. Préchac relève cette contraction [inversée !] de deux expressions courantes, celle de « kolkhozien exemplaire » et  d’ »individus dépourvus de tact ». Dans le contexte de la collectivisation imposée, cette ironie est très osée. Suite de la note trouvée chez A. Préchac : « Les “brigades littéraires et musicales” représentent la forme idéalisée du “rapprochement entre la ville et la campagne” [cf l’encrier du chapitre 15…] tenté dès cette époque : Pasternak dut ainsi, à son corps défendant, se rendre dans l’Oural en 1931 et en revint horrifié : voir les Lettres à Zina et les Mémoires de cette dernière qui lui font suite (Éditions Stock). Les cas de heurts avec les paysans étaient en fait bien plus fréquents que l’entente parfaite, comme en témoignent les nouvelles de Platonov. À côté de cas patents d’exploitation éhontée des pauvres par les riches, on traitait de “koulaks” et de “parasites” les paysans relativement aisés qui avaient acquis leurs biens à la sueur de leur front… »


     C’est là qu’est l’âme russe ! C’est là qu’on sent la Russie ! Vingt-huitième vers (sans compter la dédicace) du (très long) poème Rouslan et Lioudmila de Pouchkine, qui reprend nombre de thèmes du folklore russe, notamment l’Oiseau de feu et le magicien Kachtchieï, (« le tsar qui dépérit sur son or »), récupérés par le régime sous forme dépoétisée, affadie, d’où, ici, l’ironie grinçante de l’anachronisme « le koulak Kachtchieï » (d’après une note trouvée chez A. Préchac).


https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Oiseau_de_feu

https://ilibrary.ru/text/440/p.1/index.html


     Remarque phonologique sur Kachtchieï : cette écriture (qu’adopte aussi A. Préchac) peut sembler compliquée, Wikipedia la simplifie. Cependant, il faut savoir que la lettre russe щ – qui se prononce chtch – est mouillée, alors que la lettre ш (ch) est dure. Cela me fait écrire Khrouchtchiov (l’accent est final) le nom de l’ancien dirigeant écrit un peu partout Khrouchtchev…


     À propos des « moines errants » : c’est une allusion distanciée (par le biais du féérique) aux persécutions religieuses qui avaient jeté sur les routes des milliers de moines expulsés de leurs monastères détruits ou réquisitionnés. Nombre d’entre eux finiront dans des camps (note d’Alain Préchac).


     Kozlewicz a perdu sa monture comme Vronski aux courses, dans Anna Karénine (rappel judicieux d’A. Préchac).


     Le lait et le foin, vous vous souvenez ? Cela renvoie au chapitre 7 : “Du lait et du foin, dit Ostap lorsque l’« Antilope », à l’aube, quitta le village, que peut-il y avoir de mieux ?”


     À propos de la mort de Panikovski : “Anatole France était (et reste) très lu en Russie : la scène de la désintégration de l’« Antilope » au moment où Panikovski prononçait un discours enflammé, puis sa mort et son inhumation, rappellent trait pour trait une scène de La Rôtisserie de la reine Pédauque : Jérôme Coignard exposait lui aussi sous une forme lyrique ses passions lorsque sa voiture se renverse. Il meurt, ses compagnons l’enterrent.” (note due à I. Chtcheglov)


     Sur l’oraison funèbre de Panikovski : à la suite d’I. Chtcheglov, A. Préchac y reconnaît le style rhétorique de Staline. Ayant lu en russe la trilogie Les Enfants de l’Arbat d’Anatoli Rybakov, qui donne souvent la parole à Staline, je souscris à cette remarque.


     La tombe de Panikovski : l’inscription imaginaire sur la dalle est en slavon. Quant à Potiomkine, c’est la transcription correcte du nom du favori de Catherine II…

https://fr.wikipedia.org/wiki/Grigori_Potemkine


     Le train spécial est un train portant une lettre (ou plusieurs), contrairement aux trains ordinaires, qui sont numérotés. C’est un train « à lettre ».


     Les enfants du lieutenant Schmidt : revoyez le début de l’histoire – les deux premiers chapitres –, si vous avez oublié…

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