samedi 19 décembre 2020

Le Veau d'or (Ilf et Petrov), chapitre 24

 Le temps était propice à l’amour




     Panikovski désapprouva grandement tout ce que fit Bender dans les jours qui suivirent leur installation à l’auberge.


     « Bender déménage ! disait-il à Balaganov. Il va nous perdre définitivement ! »


     Et en effet, au lieu de faire durer le plus possible les trente-quatre roubles restants en les utilisant seulement pour acheter des vivres, Ostap se rendit chez la fleuriste et acheta pour trente-cinq roubles de roses, un bouquet tremblant et grand comme un parterre. Il emprunta le rouble manquant à Balaganov. Il glissa au milieu des fleurs un billet disant : « Entendez-vous battre mon cœur dilaté ? » Balaganov eut pour instruction d’amener les fleurs à Zossia Sinitski.


     — Que faites-vous là, dit Balaganov, gesticulant avec le bouquet. Pourquoi tout ce tralala ?


     — Il le faut, Choura, il le faut, répondit Ostap. C’est comme ça ! J’ai le cœur dilaté. Comme celui d’un veau. Et puis l’argent compte peu. C’est l’idée qui compte.


     Sur ce, Ostap prit place dans l’« Antilope » et demanda à Kozlewicz de le conduire en dehors de la ville.


     « J’ai impérativement besoin de solitude pour réfléchir à tout ce qui s’est passé et faire quelques prévisions pour l’avenir. »


     Toute la journée, le fidèle Adam promena le Grand Combinateur par les routes blanches du littoral, passant devant des maisons de repos et des sanatoriums où les pensionnaires faisaient claquer leurs espadrilles, jouaient au croquet ou sautaient devant des filets de volley-ball. Les fils du télégraphe faisaient entendre des sons de violoncelle. Des estivantes portaient des aubergines bleu foncé et des melons dans des cabas de toile. Des mouchoirs posés sur leurs cheveux humides de la baignade, des jeunes gens regardaient effrontément les jeunes filles dans les yeux et leur tenaient des propos aimables, compliments dont chaque habitant mâle de Tchernomorsk de moins de vingt-cinq ans avait un assortiment complet. Si deux estivantes, des jeunes femmes de la ville ayant loué une datcha, se promenaient, ils disaient en les suivant du regard : « Qu’est-ce qu’elle est chouette, celle sur le côté ! » Avant de rire aux éclats. Ce qui les amusait, c’était que les deux estivantes ne pussent démêler à qui le compliment s’adresser. S’il n’y en avait qu’une en promenade, les plaisantins s’arrêtaient, comme foudroyés, et clappaient longuement des lèvres pour exprimer combien ils se languissaient. La jeune estivante rougissait et traversait la route en semant des aubergines violettes, ce qui provoquait chez les lovelaces des rires homériques.


     À demi-étendu sur les durs coussins de l’« Antilope », Ostap réfléchissait. Il n’était pas arrivé à soutirer de l’argent à Polykhaïev, pas plus qu’à Skoumbriévitch – les Herculéens étaient partis en congé. Il ne fallait pas compter traire Berlaga, le comptable fou, ce serait d’un trop maigre rapport. Cependant, les plans d’Ostap et son cœur dilaté exigeaient sa présence à Tchernomorsk. Pendant combien de temps, il aurait eu du mal à le dire.


     Entendant une voix sépulcrale qui ne lui était pas inconnue, Ostap jeta un coup d’œil sur le trottoir. Bras dessus, bras dessous, un couple d’âge moyen avançait derrière une rangée de peupliers. Les époux se dirigeaient visiblement vers le bord de mer. Lokhankine se traînait derrière eux. il avait dans les mains une ombrelle de dame et un panier dont dépassaient une bouteille thermos et le pan d’une serviette de bain. 


     — Varvara, disait-il d’une voix traînante, écoute-moi, Varvara !


     — Que veux-tu, poison ? demanda madame Ptibourdoukov sans se retourner.


     — Je te veux, Varvara !…


     — Quel salopard, tout de même ! observa Ptibourdoukov sans se retourner lui non plus.


     Et l’étrange famille disparut dans la poussière soulevée par l’« Antilope ». 


     La poussière retombée, Bender aperçut les vitres d’un grand studio, avec en arrière-plan la mer et un grand parterre de fleurs.


     Des lions de plâtre aux gueules salies se tenaient au bas d’un grand escalier. Le studio exhalait une forte odeur d’essence de poire. Ostap huma l’air et demanda à Kozlewicz de s’arrêter. Il sortit de la voiture et se remplit de nouveau les narines de la vivifiante senteur.


     « Comment n’y ai-je pas pensé tout de suite ! » murmura-t-il, allant et venant devant l’entrée.


     Il fixa du regard l’enseigne annonçant :


STUDIO CINÉMATOGRAPHIQUE N° 1 DE TCHERNOMORSK


     Puis il caressa la chaude crinière d’un des lions de l’escalier, murmura : « Golconde » et se fit ramener en vitesse à l’auberge.


     Il passa la nuit assis devant le rebord de la fenêtre, écrivant à la lueur d’une lampe à pétrole. Le vent arrivant par la fenêtre soulevait les feuillets écrits. La vue qu’avait l’auteur n’était guère plaisante. Un délicat croissant de lune éclairait une demeure ressemblant peu à un palais. L’auberge respirait, remuait et ronflait dans son sommeil. Invisibles dans les coins sombres, les chevaux s’envoyaient des messages en frappant le sol de leurs sabots. Les petits trafiquants dormaient dans leurs carrioles, avec leur pitoyable marchandise en-dessous d’eux. Un cheval s’était détaché, et il errait dans la cour, enjambant prudemment les brancards, traînant derrière lui son licou et fourrant son museau dans les chariots, à la recherche d’orge. Il s’approcha de la fenêtre de l’écrivain et coula un regard triste vers Ostap.


     « Va-t'en, cheval, dit le Grand Combinateur, ce ne sont pas des choses pour toi ! »


     Juste avant l’aube, alors que l’auberge commençait à s’éveiller et qu’un gamin errait entre les chariots avec un seau d’eau en criant d’une voix grêle : « De l’eau pour les chevaux ! Qui veut de l’eau pour ses chevaux ? », Ostap acheva son travail, sortit une page blanche du dossier Koreïko et y porta le titre :



LE COU


Film long-métrage 


Scénario : O. Bender



     Au Studio cinématographique n°1 de Tchernomorsk régnait la pagaille qu’on ne voit que dans les foires aux chevaux, particulièrement lorsque tout le marché poursuit un voleur à la tire. 


     Un gérant était assis dans l’entrée du bâtiment. Il demandait sévèrement leur laissez-passer à tous ceux qui entraient, mais laissait tout de même passer ceux qui n’en avaient pas. Des gens en béret bleu foncé se heurtaient à d’autres en salopette, grimpaient quatre à quatre des escaliers nombreux qu’ils redescendaient aussitôt. Ils décrivaient un cercle dans le vestibule, s’arrêtaient un instant, pétrifiés, regardant droit devant eux, puis remontaient à toute vitesse, comme s’ils eussent été fouettés par derrière avec une garcette mouillée. Courant à toutes jambes, assistants, consultants, experts, administrateurs, réalisateurs avec leurs scriptes, éclairagistes, rédacteurs-monteurs, scénaristes d’un certain âge, directeurs des virgules et gardiens du grand sceau en fonte passaient en coup de vent. 


     S’apprêtant à parcourir le studio de sa démarche habituelle, Ostap se rendit vite compte qu’il n’arrivait pas du tout à s’insérer dans cet univers tourbillonnant. Personne ne répondait à ses questions, les gens ne s’arrêtaient même pas.


     « Il va falloir s’adapter aux caractéristiques de l’adversaire », dit-il.


     Il se mit à courir lentement et se sentit tout de suite mieux. Il arriva même à échanger deux mots avec une scripte. Le Grand Combinateur commença alors à courir aussi vite qu’il pouvait et constata très vite qu’il avait trouvé le rythme. Il courait à présent joue contre joue avec le chef de la partie littéraire.


     — Un scénario ! cria Ostap.


     — Quel genre ? demanda le chef en maintenant un trot inébranlable.


     — Un bon ! répondit Ostap en prenant une demi-longueur d’avance.


     — Quel genre, je vous demande ? Muet ou parlant ?


     — Muet.


     Tricotant des jambes et arborant ses longues et épaisses chaussettes, le chef dépassa Ostap dans un virage et cria :


     — Pas besoin !


     — Comment ça, pas besoin ? demanda le Grand Combinateur en commençant à galoper péniblement.


     — C’est comme ça ! C’est fini, le muet.  Adressez-vous à ceux qui sont dans le parlant.


     Ils s’arrêtèrent un instant pour se dévisager, pétrifiés, puis repartirent dans des directions différentes.


     Cinq minutes plus tard, Bender, brandissant son manuscrit, courait de nouveau en bonne compagnie, entre deux consultants au trot.


     — Un scénario ! les informa Ostap en respirant lourdement.


     Tricotant en harmonie, les consultants se tournèrent vers Ostap :


     — Quel genre ?


     — Parlant.


     — Pas besoin, répondirent les consultants en accélérant.


     Le Grand Combinateur perdit de nouveau le rythme et se retrouva de façon honteuse à galoper.


     — Comment ça, pas besoin ?


     — C’est comme ça. Le parlant n’est pas encore là.


     En une demi-heure de trot consciencieux, Bender avait élucidé la question de la situation délicate dans laquelle se trouvaient les affaires du Studio cinématographique n°1 de Tchernomorsk. Toute la difficulté consistait en ceci que le cinéma muet ne fonctionnait plus à cause de l’arrivée de l’ère du parlant, tandis que le parlant ne fonctionnait pas encore à cause de la désorganisation liée à la liquidation du muet.


     Au plus fort de la journée de travail, alors que les assistants, consultants, experts, administrateurs, réalisateurs, scriptes, éclairagistes, scénaristes et gardiens du grand sceau en fonte couraient avec une vivacité digne de Krépych, trotteur célèbre en son temps, le bruit se répandit qu’il y avait quelque part un homme en train de s’employer à mettre d’urgence au point le cinéma parlant Ostap se précipita dans un grand bureau et s’arrêta, saisi par le silence. Un petit homme avec une barbiche de bédouin et un pince-nez en or retenu par un cordon était assis de côté à une table. Penché, il faisait de grands efforts pour retirer l’une de ses chaussures. 


     — Bonjour, camarade ! dit à haute voix le Grand Combinateur.


     Mais l’homme ne répondit pas. Il ôta sa chaussure et se mit à la secouer pour en faire tomber le sable.


     — Bonjour ! répéta Ostap. Je vous ai apporté un scénario !


     L’homme à la barbiche de bédouin remit posément sa chaussure et la relaça en silence. Puis il retourna à ses papiers et, fermant un œil, se mit à griffonner d’une écriture fine.


     — Qu’avez-vous à vous taire ? hurla Bender si fort qu’il fit tinter l’écouteur du téléphone sur la table du réalisateur.


     Ce dernier leva seulement alors la tête, regarda Ostap et dit :


     — Parlez plus fort, s’il vous plaît. Je n’entends pas.


     — Écrivez ce que vous voulez dire, conseilla un consultant en gilet bariolé qui passait dans le coin en courant – il est sourd.


     Ostap s’assit à côté de la table et écrivit sur un bout de papier :


     « Vous êtes dans le parlant ? »


     — Oui, répondit le sourd. 


     « J’ai apporté un scénario pour le parlant. Ça s’appelle Le Cou, c’est une tragédie populaire en six parties » écrivit rapidement Ostap.


     Le sourd regarda la note à travers son pince-nez en or et dit :


     — Parfait ! Nous allons tout de suite vous associer à notre équipe. Nous avons besoin de forces neuves.


     « Ravi de pouvoir aider. Et pour une avance ? » écrivit Bender.


     Le Cou, c’est exactement ce qu’il nous faut ! dit le sourd. Attendez un instant, je reviens. Surtout ne partez pas. J’en ai pour une minute.


     Le sourd s’empara du scénario du long-métrage Le Cou et sortit de la pièce.


     — Nous allons vous inclure dans notre équipe de film parlant ! cria-t-il derrière la porte. Je reviens dans une minute.


     Après quoi, Ostap demeura une heure et demie dans le bureau sans que le sourd revînt. Ce fut seulement une fois de nouveau dans l’escalier et ayant retrouvé le rythme de la course qu’il apprit que le sourd était depuis longtemps parti en automobile, et qu’il ne reviendrait plus ce jour-là. Ni d’ailleurs un autre jour, puisqu’on venait de l’expédier à Oumagne pour y mener le travail culturel chez les charretiers. Mais le plus terrible, c’était que le sourd avait emporté le scénario du long-métrage Le Cou. Le Grand Combinateur sortit de l’anneau des coureurs, dont l’allure ne faisait que s’accélérer, et se laissa tomber sur un banc, abasourdi, penchant la tête sur l’épaule d’un portier justement assis là.


     « Tenez, moi, par exemple ! dit soudain le portier, développant une pensée qui le tracassait visiblement depuis un moment. Térentiev, l’assistant du réalisateur, m’a dit de me laisser pousser la barbe. “Tu joueras le rôle de Nabuchodonosor, qu’il me dit, ou celui de Balthazar ”, dans je ne sais plus quel film. Je l’ai donc laissé pousser, regarde un peu, une vraie barbe de patriarche ! Et maintenant, j’en fais quoi, de ma barbe ? L’assistant me dit : “C’est terminé, le muet, et tu ne peux pas jouer dans du parlant, ta voix est désagréable.” Et me voilà avec ma barbe de bouc, pouah ! Elle me fait honte, mais ce serait dommage de la raser. Voilà, je vis comme ça. »


     — Mais on tourne des films, ici ? demanda Bender, reprenant peu à peu ses esprits.


     — Comment le pourrait-on ? répondit d’un air important le portier barbu. Ils ont tourné l’année dernière un film muet sur la Rome antique. Ils sont toujours en procès pour affaire criminelle.


     — Mais alors, qu’est-ce qu’ils ont tous à courir ? s’enquit le Grand Combinateur en montrant l’escalier.


     — Tout le monde ne court pas, chez nous. Tenez, le camarade Souprougov ne court pas. Un homme qui a le sens des affaires. Je pense souvent à aller le voir au sujet de ma barbe, pour savoir comment je serai payé : si ce sera ajouté à ma paie, ou si l’on me donnera  un bon de versement séparé…


     Ayant entendu le mot « bon de versement », Ostap se rendit chez Souprougov. Le portier n’avait pas menti. Souprougov ne cavalait pas dans les étages, ne portait pas de béret de chasseur alpin, ni même de culotte de golf fabriquée à l’étranger et rappelant la tenue des anciens commissaires de police rurale. C’était agréable et reposant de le regarder. 


     Il accueillit le Grand Combinateur avec une extrême sécheresse.


     — Je suis occupé, dit-il d’une voix de paon. Je n’ai que deux minutes à vous accorder.


     — C’est très suffisant, entama Ostap. Mon scénario Le Cou


     — Soyez bref, dit Souprougov.


     — Mon scénario  Le Cou


     — Dites clairement ce que vous voulez.


       Le Cou     


     — Au fait. Combien vous doit-on ?


     — Il y a une espèce de sourd…


     — Camarade ! Si vous ne me dites pas tout de suite combien on vous doit, je vous prierai de sortir. Je n’ai pas le temps.


     — Neuf cents roubles, bredouilla le Grand Combinateur.


     — Trois cents ! déclara Souprougov d’un ton catégorique. Prenez-les et allez-vous-en. Et retenez que vous avez volé une minute et demie de mon temps.


     D’une large écriture, Souprougov rédigea hâtivement une note pour le comptable, qu’il remit à Ostap avant de s’emparer de son téléphone.


     En sortant de chez le comptable, Ostap fourra l’argent dans sa poche et dit :


     « Nabuchodonosor a raison. Le seul homme ayant le sens des affaires, ici, c’est Souprougov. »


     Entre-temps, la cavalcade dans les escaliers, le tournoiement, les glapissements et les cris avaient atteint, au Studio cinématographique n°1 de Tchernomorsk, leur summum. Les scriptes souriaient de toutes leurs dents. Des réalisateurs adjoints promenaient un bouc noir en s’extasiant de le trouver tellement photogénique. Les consultants, les experts et les gardiens du sceau en fonte se cognaient les uns aux autres avec de gros rires enroués. Une coursière passa avec un balai. Le Grand Combinateur crut même voir l’un des assistants gradés en pantalon bleu s’envoler au-dessus de la foule, contourner le lustre et se poser sur une corniche.


     À ce moment précis, l’horloge du vestibule se mit à sonner.


     « Bong ! » fit l’horloge.


     Les cris et les hurlements ébranlèrent les vitres du studio. Les assistants, les consultants, les experts et les rédacteurs-monteurs dégringolaient les escaliers. Une mêlée commença devant la sortie.


     « Bong ! Bong ! » faisait l’horloge.


     Le silence émergeait depuis les coins. Les gardiens du grand sceau, les directeurs des virgules, les administrateurs et les scriptes avaient disparu. Le balai de la coursière apparut brièvement, une dernière fois.


     « Bong ! » sonna l’horloge pour la quatrième fois.


     Il ne restait plus personne dans le studio. Seul, à la porte d’entrée, la poche de son veston s’étant accroché à la poignée de cuivre, l’assistant gradé en pantalon bleu gémissait lamentablement, martelant de ses petits sabots le sol de marbre.


     La journée de travail était finie.

     Le chant d’un coq arriva d’un village de pêcheurs du bord de mer.




     Lorsque la caisse de l’« Antilope » fut remplie de l’argent venant du cinéma, l’autorité du capitaine, qui avait un peu souffert de la fuite de Koreïko, se raffermit. Panikovski reçut  une petite allocation pour son kéfir, et on lui promit une dentition en or. Ostap acheta pour Balaganov une veste à laquelle il ajouta un portefeuille en cuir grinçant comme une selle. Bien que le portefeuille fût vide, Choura le sortait souvent pour regarder à l’intérieur. Kozlewicz reçut cinquante roubles pour acheter de l’essence.


     Les Antilopiens menaient une vie nette, morale, pour ainsi dire villageoise. Ils aidaient le gérant de l’auberge à y maintenir l’ordre et connaissaient désormais le prix de l’orge et de la crème aigre. Il arrivait à Panikovski d’aller dans la cour pour ouvrir d’un air soucieux la bouche du cheval le plus proche et de lui regarder les dents en murmurant : « Bel étalon », bien qu’il eût devant lui une belle jument. 


     Le capitaine était le seul à disparaître des journées entières, et quand il réapparaissait à l’auberge, il se montrait gai et distrait. Il s’asseyait à côté de ses amis en train de boire du thé dans la véranda sale, croisait ses solides jambes aux souliers rouges et disait d’un air affable :


     — La vie est-elle vraiment belle, Panikovski, ou est-ce seulement une impression que j’ai ?


     — Où avez-vous été faire des folies ? demandait, jaloux, le violateur de la convention.

     

     — Vieux birbe ! Cette fille n’est pas pour vous ! répondait Ostap.


     Balaganov partait d’un grand rire de connivence et examinait son portefeuille neuf, tandis que Kozlewicz souriait avec malice dans sa moustache de chauffeur. Il avait, à plusieurs reprises déjà, promené le capitaine et Zossia sur la route du bord de mer.


     Le temps était propice à l’amour. Les gilets de piqué affirmaient qu’on n'avait pas vu un tel mois d’août depuis l’époque du port-franc. La nuit était d’une pureté propre à l’observation au télescope, tandis que dans la journée les vagues roulaient leur fraîcheur vers la ville. Devant leurs portails, les concierges vendaient des « pastèques de monastère » rayées en longueur, et les citoyens s’échinaient à presser les pastèques aux deux extrémités en y appliquant l’oreille afin d’entendre le craquement désiré. Le soir, on voyait revenir des terrains de jeu les footballeurs en nage et heureux. Courant derrière eux, des gamins soulevaient la poussière. Ils montraient du doigt un célèbre gardien de but, le hissant même parfois sur leurs épaules pour le porter avec respect.


     Un soir, le capitaine avertit l’équipage de l’« Antilope » qu’une grande balade à la campagne les attendait le lendemain, une partie de plaisir avec des cadeaux. 


     « Vu qu’une certaine demoiselle se joindra à notre matinée enfantine, dit Ostap d’un ton significatif, j’engage Messieurs les engagés volontaires à se laver la figure, à faire un brin de toilette et surtout à s’abstenir de dire des grossièretés durant la partie de campagne. »


     Très excité, Panikovski mendia trois roubles auprès du capitaine, courut aux bains et passa toute la nuit à se nettoyer et se récurer comme un soldat avant la parade. Il se leva le premier et pressa Kozlewicz tant et plus. Les Antilopiens regardaient Panikovski avec ébahissement. Il était rasé de près, poudré au point de ressembler à un présentateur à la retraite. À chaque instant, il rajustait son veston et avait du mal à mouvoir son cou engoncé dans un col à la Oscar Wilde.


     Panikovski se conduisit très convenablement pendant la balade. Lorsqu’il fut présenté à Zossia, il ploya élégamment le torse, mais perdit contenance à tel point que même la poudre sur ses joues s’empourpra. Assis dans la voiture, il ramena sous lui sa jambe gauche pour cacher le trou de sa chaussure laissant voir son gros orteil. Zossia portait une robe blanche bordée de fil rouge. Les Antilopiens lui plurent beaucoup. Le rustaud Choura Balaganov l’amusa en se passant à tout moment dans les cheveux son peigne Sobinov. Il se curait parfois le nez avec un doigt, sortant ensuite immanquablement son mouchoir pour s’éventer d’un air languissant. Adam Casimirovitch s’attira également la sympathie de Zossia en lui apprenant à conduire l’« Antilope ». Panikovski l’intimidait un peu. Elle avait l’impression qu’il ne lui adressait pas la parole par fierté. Mais, le plus souvent, son regard se posait sur le profil de médaille du capitaine.


     Au coucher du soleil, Ostap distribua les cadeaux promis. Kozlewicz reçut une breloque avec une boussole qui allait très bien avec sa grosse montre en argent. Ostap offrit à Balaganov un Lecteur public relié en simili-cuir et une cravate rose à fleurs bleu foncé à Panikovski.


     « Et maintenant, mes amis, dit Bender lorsque l’« Antilope » revint en ville, Zossia Victorovna et moi nous allons nous promener un peu, il est temps pour vous de rentrer à l’auberge faire dodo. »


     L’auberge était déjà endormie, et tandis que Kozlewicz et Balaganov jouaient des arpèges avec leur nez, Panikovski, sa cravate neuve au cou, errait parmi les chariots en se tordant les mains dans son chagrin muet.


     « Quelle femina ! chuchotait-il. Je l’aime comme ma fille ! »


     Ostap et Zossia étaient assis sur les marches du Musée des Antiquités. Flirtant et riant, des jeunes gens se promenaient sur la place dallée de lave refroidie. Les fenêtres du club international des marins brillaient derrière une rangée de platanes. Des marins étrangers en chapeau mou marchaient par groupes de deux ou trois en échangeant de brèves remarques incompréhensibles.


     — Pourquoi êtes-vous tombé amoureux de moi ? demanda Zossia  en effleurant la main d’Ostap.


     — Vous êtes tendre et étonnante, répondit le capitaine. Vous êtes la meilleure du monde.


     Ils restèrent longtemps assis sans rien dire dans l’ombre noire des colonnes du musée, pensant à leur petit bonheur. Il faisait chaud et sombre comme entre deux paumes.


     — Vous vous rappelez le Koreïko dont je vous ai parlé ? Celui qui m’avait demandé de l’épouser. 


     — Oui, fit distraitement Ostap.


     — C’est un homme très amusant, poursuivit Zossia. Je vous ai raconté la façon soudaine dont il a quitté la ville, vous vous souvenez ?


     — Oui, dit Ostap, un peu plus attentif, il est très amusant.


     — Figurez-vous que j’ai reçu de lui aujourd’hui une lettre très amusante…


     — Quoi ? s’écria l’amoureux en se levant.


     — Vous êtes jaloux ? demanda malicieusement Zossia.


     — Mmm, un peu. Que vous écrit ce sale bonhomme ?


     — Ce n’est pas du tout un sale bonhomme. C’est juste un pauvre homme très malheureux. Asseyez-vous, Ostap. Pourquoi vous lever ? Sérieusement, je ne ressens aucun amour pour lui. Il me demande d’aller le rejoindre.


     — Où ça ? Le rejoindre où ? cria Ostap ? Où est-il ?


     — Je ne vous le dirai pas. Vous êtes un gros jaloux. Vous iriez le tuer.


     — Que dites-vous là, Zossia ? reprit prudemment le capitaine. Je suis juste curieux de savoir où les gens trouvent du travail. 


     — Oh, il est très loin d’ici ! Il écrit qu’il a trouvé une excellente place, il ne gagnait pas beaucoup d’argent, ici. Il travaille à présent à la construction du Turksib.


     — À quel endroit ? 


     — Ma parole, vous êtes trop curieux ! Il ne faut pas être un pareil Othello !


     — Mon Dieu, Zossia, vous me faites rire. Ai-je vraiment l’air de ce vieux fou de Maure ? J’ai juste envie de savoir sur quel tronçon du Turksib on trouve du travail.


     — Je vais vous le dire, si vous le désirez. Il est contrôleur des entrées et des sorties dans une petite ville au Nord, où l’on pose les rails, dit gentiment la jeune fille ; il appelle ça une petite ville, mais en réalité c’est un train. Alexandre Ivanovitch m’en a fait une description très intéressante. Ce train pose les rails. Vous voyez ? Et une autre « petite ville » vient depuis le Sud à sa rencontre. Les deux trains vont bientôt se rejoindre, la jonction sera solennellement célébrée. Et il écrit que tout cela se passe dans le désert, avec des chameaux… C’est intéressant, non ?


     — Extraordinairement intéressant, dit le Grand Combinateur en allant et venant sous les colonnes. Vous savez, Zossia, il faut rentrer. Il est tard. Et il fait froid. Allez, on y va !


     Il aida Zossia à se relever, l’emmena sur la place et, là, parut hésiter.


     — Vous allez bien me raccompagner chez moi ? demanda la jeune fille inquiète.


     — Hein ? dit Ostap. Ah, chez vous ? Voyez-vous, je…


     — Très bien, dit sèchement Zossia. Au revoir. Et ne venez plus chez moi. Vous m’entendez ?


     Mais le Grand Combinateur n’entendait plus rien. Il s’arrêta seulement après avoir effacé un pâté de maisons en courant.


     « Tendre et étonnante ! » marmonna-t-il.


     Ostap fit demi-tour pour suivre sa bien-aimée. Il courut environ deux minutes sous les noires frondaisons. Puis s’arrêta de nouveau, ôta sa casquette de capitaine et piétina sur place.


     « Non, ce n’est pas Rio de Janeiro ! finit-il par dire. 


     Il fit encore deux pas hésitants, s’arrêta derechef, enfonça sa casquette sur sa tête et, sans plus réfléchir, se précipita à l’auberge.


     Cette nuit-là, à la lumière pâle de ses phares, l’« Antilope » sortit de la cour de l’auberge. À moitié endormi, Kozlewicz faisait effort pour tourner le volant. Balaganov eut le temps de s’endormir dans la voiture pendant que les autres faisaient rapidement les bagages ; Panikovski roulait de petits yeux tristes et la fraîcheur de la nuit le faisait frissonner. Sa figure portait encore des traces de poudre dues à la partie de campagne.


     « Terminé, le carnaval ! cria le capitaine quand l’« Antilope » passa sous un pont de chemin de fer. De dures journées de labeur nous attendent. »


     Cependant, dans la chambre du vieux faiseur de rébus, la jeune fille tendre et étonnante pleurait à côté d’un bouquet de roses fanées.   









Notice synthétique



     Les fils du télégraphe faisaient entendre des sons de violoncelle : comment ne pas penser à Tchékhov, toujours à évoquer le bourdonnement des fils du télégraphe ?


     Une forte odeur d’essence de poire : deux possibilités, d’après I. Chtcheglov : cela servait, d’après Chklovski, à fabriquer la colle  pour pellicule. Autrement, la piste est celle de l’alcool clandestin, le samogone…


     Golconde : https://fr.wikipedia.org/wiki/Golkonda_(Inde)   Ivan Chtcheglov signale que les diamants de Golconde étaient une référence classique dans la langue du début du siècle.  


     Alain Préchac voit dans la mésaventure du cinéma soviétique coincé dans l’entre-deux une métaphore de la situation dans les campagnes. Le terme de « liquidation » est en effet évocateur, et ce n’est pas la première fois que les auteurs font une discrète allusion au drame en train de se jouer autour de la collectivisation et de la dékoulakisation. Le passage qui suit est du pur fantastique – avec une forte teinte de diablerie –, on se croirait chez Boulgakov. Ce qui renforce l’hypothèse précédente : ce studio n’en est pas vraiment un, il est question d’autre chose.


     Krépych : célèbre étalon russe du début du vingtième siècle, ayant emporté de nombreux prix et surnommé « le cheval du siècle ». Un peintre en fit le portrait :

https://ru.wikipedia.org/wiki/%D0%9A%D1%80%D0%B5%D0%BF%D1%8B%D1%88


     Oumagne s’écrit souvent Ouman, mais il y a un « signe mou » à la fin du mou, d’où la mouillure (le yod) de la transcription correcte – de même que dans Un héros de notre temps, j’ai appelé Tamagne ce qui s’écrit souvent Taman…

https://fr.wikipedia.org/wiki/Ouman


     Ils sont toujours en procès pour affaire criminelle : d’après A. Préchac, le texte ne prend même pas la peine d’expliquer qu’il y a eu détournement de fonds…


     Comme annoncé, la dernière image du studio déserté est proprement fantastique – Ivan Chtcheglov y repère une allusion au thème de Cendrillon.


     À propos de la voie ferrée Turkestan-Sibérie, le Turksib :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Turksib

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire