dimanche 22 juin 2025

Début (Isaac Babel)

     Ce texte, rappelant le rôle essentiel que joua Gorki dans le lancement de la carrière littéraire de Babel, fut publié en 1936, certainement après la mort de Gorki…



     Cette traduction est assez libre, mais elle respecte le sens du texte.





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     Il y a vingt ans de cela, encore d’âge très tendre, je me baladais à Saint-Pétersbourg, des faux-papiers en poche1, et sans manteau – par un hiver féroce. Un manteau, je dois l’avouer, j’en avais un, mais je ne le portais pas, pour des raisons de principe. En ce temps-là, j’avais pour tout avoir quelques récits, aussi brefs qu’osés. Je faisais le tour des rédactions en apportant ces récits, mais l’idée de les lire ne venait à personne, et s’ils tombaient sous les yeux de quelqu’un, ils produisaient l’effet inverse. Le directeur d’une revue me fit remettre un rouble par le portier, un autre dit de mon manuscrit que c’était un tas de sottises, mais que son beau-père vendait de la farine et qu’il pourrait m’embaucher comme commis. Je refusai l’offre et compris qu’il ne me restait plus qu’à aller voir Gorki.

     À Pétrograd2, à cette époque, paraissait la revue internationaliste Les Annales, qui avait réussi en quelques mois à devenir notre meilleur mensuel. Gorki en était le directeur. J’allai le voir, dans la Grande rue des Monnaies3. Mon cœur faisait des bonds et s’arrêtait. Dans la salle de réception de la rédaction se trouvait réunie la société la plus insolite que l’on puisse imaginer : des dames du grand monde et des va-nu-pieds (comme on les appelle), des télégraphistes d’Arzamas4, des Doukhobores5 et des ouvriers faisant bande à part, des militants bolcheviks clandestins.

     La réception devait commencer à six heures. À six heures pile, la porte s’ouvrit et Gorki entra ; je fus frappé par sa haute taille, sa maigreur, la force et les dimensions de sa charpente énorme, par le bleu de ses yeux petits et durs, par son costume de coupe étrangère, trop ample mais porté avec une élégance recherchée. Comme je l’ai dit, la porte s’était ouverte à six heures pile. Il montra toute sa vie une pareille exactitude, la vertu des rois et des vieux ouvriers assurés de leur adresse6.

     Dans la salle de réception, les visiteurs se divisèrent en deux groupes : ceux qui amenaient un manuscrit et ceux qui attendaient de connaître le sort du leur.

     Gorki s’approcha du deuxième groupe. Sa démarche était souple et silencieuse, je dirais même élégante. Il tenait des cahiers dans ses mains ; certains étaient couverts de son écriture, il y en avait plus que de la main de l’auteur. A chacun il parlait longuement, avec concentration, en écoutant son interlocuteur avec une attention avide, dévorante. Il exprimait son avis sans détours, avec rudesse, en choisissant ses mots, des mots dont nous ne comprendrions la force que bien plus tard, après des années, des dizaines d’années, lorsque ces paroles, ayant fait tout leur chemin, avec une sûreté inéluctable, dans nos âmes, seraient devenues pour notre vie une règle et une orientation. 

     En ayant terminé avec les auteurs dont il avait déjà fait la connaissance, Gorki vint vers nous et se mit à collecter les manuscrits. Il m’accorda un regard fugitif.Je présentais alors un mélange rose et joufflu, dont la pâte levait encore, de tolstoïen et de social-démocrate, je ne portais pas de manteau mais étais équipé de lunettes dont la monture était protégée par du fil ciré enroulé tout autour.

     Nous étions un mardi. Gorki prit mon cahier et dit :

     « Venez chercher la réponse vendredi. »

     Ces mots sonnaient, pour l’époque, de façon incroyable… Les manuscrits avaient l’habitude de tomber en poussière dans les rédactions durant des mois, et même, le plus souvent, indéfiniment.

     Je revins le vendredi et tombai sur d‘autres gens : comme la première fois se trouvaient parmi eux des princesses et des Doukhobores, des ouvriers et des moines, des officiers de marine et des lycéens. En entrant dans la pièce, Gorki me gratifia de son coup d’œil fugitif, mais il me garda pour la fin. Tout le monde était parti. Nous restions seuls, Maxime Gorki et moi qui dégringolais d’une autre planète, de notre Marseille (je ne sais pas s’il me faut préciser que je parle d’Odessa). Gorki me fit venir dans son cabinet. Les mots qu’il y prononça décidèrent de mon destin.

     « Il y a de petits clous, dit-il, il y en a aussi de gros, de la taille de mon doigt – et il me mit sous les yeux un long doigt au modelé fort et délicat. Le chemin de l’écrivain, cher pistolet (il accentua le o7) est semé de clous, surtout de grande taille. Il vous faudra y marcher les pieds nus, pas mal de sang coulera, chaque année de plus en plus fort… Vous êtes quelqu’un de faible : on vous achètera et vous vendra, on vous harcèlera, on vous endormira, et vous vous fanerez tout en jouant les arbres en fleurs… C’est tout de même un grand honneur, pour un homme honnête, un écrivain et révolutionnaire honnête, de s’engager sur ce chemin, vous avez, Monsieur, ma bénédiction pour ces lourdes tâches… 

     Pensez bien que je connus pas, dans ma vie, d’heures plus importantes que celles que je passai à la rédaction des Annales. En sortant de là, j’avais complètement perdu toute sensation physique de mon être.

     Par un froid de moins trente, un gel bleuté et brûlant, je courais, en plein délire, le long des énormes et magnifiques couloirs de la capitale, ouverts au ciel sombre et lointain, et je ne repris mes esprits qu’après avoir dépassé la Rivière Noire et le Nouveau Village8

     La moitié de la nuit s’était écoulée lorsque je revins dans le quartier Pétrograd, à la chambre que j’avais louée la veille à l’épouse d’un ingénieur, jeune femme sans expérience. Lorsque son mari revint de son travail et contempla ma juvénile et énigmatique personne, sa première disposition fut de débarrasser le vestibule de tous les manteaux et autres caoutchoucs qui s’y trouvaient, et de fermer à clé la porte qui, de ma chambre, donnait sur la salle à manger. 

     Je regagnai donc mes nouvelles pénates. Derrière la cloison, c’était le vestibule, privé des caoutchoucs et des manteaux y afférents, la joie bouillonnait dans mon âme et m’enflammait, il lui fallait absolument, de façon tyrannique, un exutoire. Je n’avais guère le choix. Je me tenais dans le vestibule, souriant vaguement, et ouvris tout-à-coup, à l’improviste, la porte de la salle à manger.L’ingénieur et sa femme buvaient du thé. En me voyant à une heure aussi tardive, ils pâlirent, leurs fronts, en particulier, devinrent tout blancs.

     « Ça y est », se dit l’ingénieur, qui se prépara à vendre chèrement sa vie.

     Je fis deux pas dans sa direction et avouai que Maxime Gorki avait promis d’éditer mes récits.

     L’ingénieur comprit qu’il s’était trompé en prenant pour un voleur un simple fou, et devint d’une pâleur encore plus mortelle.

     « Je vous lirai mes récits », dis-je en m’asseyant et en m’attribuant un verre de thé qui n’était pas le mien. Ceux qu’il a promis d’éditer… »

      Dans mes œuvres, la brièveté du contenu le disputait à l’indécence. Par chance pour les bien-pensants, certaines d’entre elles ne parurent pas. Enlevée de diverses revues, elles fournirent un prétexte pour me traîner au tribunal – pour tentative de renversement de l’ordre établi et pornographie. Mon procès devait avoir lieu en mars 1917, mais le peuple prit ma défense en se soulevant en février, brûla l’acte d’accusation et aussi, tant qu’à faire, le bâtiment du tribunal d’arrondissement. Alexeï Maximovitch9 habitait alors sur l’avenue de la Redoute10. Je lui apportais tout ce que j’écrivais, et j’écrivais un récit par jour (je dus par la suite renoncer à ce système, pour tomber dans l’excès inverse). Gorki lisait tout, rejetait tout et réclamait la suite. Nous finîmes par être fatigués tous les deux, et il me dit, de sa voix de basse voilée :

     « Il apparaît clairement, cher monsieur, que vous ne savez rien, en fait, mais que vous devinez beaucoup de choses… C’est pourquoi je vous conseille d’aller vous frotter un peu aux gens… »

     Et le lendemain, je me réveillai dans la peau d’un correspondant d’un journal non encore né, avec deux cents roubles en poche, pour mes frais de déplacement. Le journal ne vit jamais le jour, mais l’argent me fut bien utile. Ma mission dura sept ans, je parcourus bien du chemin et fus le témoin de nombreuses batailles11. Sept ans plus tard, après ma démobilisation, je fis une deuxième tentative pour me faire éditer, et je reçus de lui12 le petit mot suivant : « On peut commencer, si vous voulez… »

     Et sa main se remit à me pousser, continuellement, avec passion. Cette exigence – accroître sans cesse, quoi qu’il en coûte, le nombre des choses utiles et belles sur terre –, il la présentait aux milliers de gens qu’il avait dénichés et cultivés, ainsi, à travers eux, qu’à l’humanité. Une passion pour l’œuvre humaine, passion illimitée, inouïe, ne faiblissant pas un instant, le possédait. il souffrait lorsqu’une personne dont il attendait beaucoup s’avérait stérile. Tout heureux, il se frottait les mains et faisait des clins d’œil au monde, au ciel, à la terre, lorsque de l’étincelle naissait la flamme.




Notes


  1. À la fin de l’année 1916, donc. Voir le début du récit Guy de Maupassant.
  2. Ainsi fut rebaptisée Saint-Pétersbourg en 1914, l’ancien nom sonnant trop allemand. Elle deviendra Leningrad à la mort de Lénine, en 1924, pour redevenir Saint-Pétersbourg en 1991…
  3. On y trouvait autrefois le Palais des Monnaies. Cette rue s’appela rue Skorokhodov de 1923 à 1991, en l’honneur du bolchevik du même nom. 
  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Arzamas Cette ville est proche de Nijni-Novgorov, où naquit Gorki, et qui fut rebaptisée Gorki en son honneur entre 1932 et 1991. Noter aussi qu’Arzamas est aussi le nom d’un important cercle littéraire russe regroupant un peu avant 1820 des novateurs (dont Pouchkine), ainsi que de futurs Décembristes. https://fr.wikipedia.org/wiki/Arzamas_(litt%C3%A9rature) 
  5. Secte chrétienne apparue en Russie au XVIIe siècle (celui du schisme des Vieux-Croyants…), influencée par des exilés protestants venus de Lituanie.
  6. On peut penser ici à une étrange nouvelle de Nikolaï Leskov, Le gaucher.
  7. En russe, c’est la dernière syllabe de ce mot qui est accentué : pistolètt
  8. La Rivière Noire est un affluent du bras droit du delta de la Néva. Le Nouveau Village est le quartier historique sur la rive droite du bras en question. Le quartier Pétrograd est un autre quartier historique, 
  9. Ce sont les vrais prénom et patronyme de Gorki, lequel s’appelait d’ailleurs Piechkov… Il a choisi pour prénom littéraire son deuxième prénom, et a troqué son nom assez peu intéressant pour le pseudonyme de Gorki (L’Amer).
  10. Terme approximatif pour décrire le renforcement extérieur, en forme de couronne incomplète, de la forteresse Pierre-et-Paul.
  11. Ayant servi comme simple soldat sur le front roumain, Babel déserte à la fin de l’année 1917 et revient à Pétrograd. Il travaille un temps comme traducteur pour la Tchéka récemment créée, puis au Commissariat à l’Instruction publique, à l’expédition. Le journal de Gorki, La Vie nouvelle, publia ses récits, jusqu’en juillet 1918, où les bolcheviks ferment le journal. il écrit pour d’autres journaux, puis retourne en 1919 à Odessa, qui change de mains plusieurs fois, un peu comme Kiev (Kyiv) à la même époque, voir La Garde blanche, de M. Boulgakov, ou L’oreille de Kiev, d’Andreï Kourkov. Au printemps 1920, recommandé par l’écrivain Mikhaïl Koltsov, il rejoint la première armée de cavalerie de Boudionny, sous le nom de Kirill Lioutov, ses articles paraissant dans le journal Le Cavalier rouge : leur recueil, auquel il retravaillera par la suite constituant le livre Cavalerie rouge, qui lui valut la gloire… et des ennuis en plusieurs temps, Boudionny protestant contre certaines visions de Babel : le sujet était sensible, l’Armée rouge s’étant cassé le nez devant Varsovie, Staline étant derrière Boudionny. Babel travaille ensuite pour des journaux d’Odessa, et commence à rédiger les Contes d’Odessa, puis part soigner son asthme dans le Caucase, en travaillant pour un journal de Tiflis (Tbilissi, de nos jours). Il retourne en 1924 à Odessa puis, après la mort de son père, à Moscou avec sa sœur Meriam et sa mère – qui ne tarderont pas à émigrer en Belgique. En 1925, sa femme Ievguénia ira s'installer à Paris. Il la retrouvera là-bas quelques années plus tard, une fille, Nathalie, naîtra en 1929 (Babel aura avec sa seconde femme, Antonina Pirojkova, une autre fille, Lydia, qui fera connaître plus tard le nom de son père aux États-Unis ; par ailleurs, il avait eu avec l’actrice Tamara Kachirina, un fils, nommé Emmanuel en l’honneur du père de l’écrivain, mais l’actrice épousera par la suite l’écrivain Vsévolod Ivanov, qui adoptera Emmanuel en le rebaptisant Mikhaïl). Au début des années trente, Babel est en Ukraine et voit les horreurs de la collectivisation et d’Holodomor, comprend bien plus de choses que Vassili Grossman, encore communiste convaincu, à la même époque, mais se tait. Quelques années plus tard, après la mort de Gorki et l’arrestation de son étrange protecteur, l’affreux Iéjov – la femme de ce dernier, Ievguénia Khaïoutina, avait été l’amie de Babel –, ce silence ne le sauvera pas, il sera à son tour arrêté et torturé pour lui faire avouer les inepties habituelles : bien sûr trotskiste, il aurait en outre été recruté à des fins antisoviétiques par… André Malraux, rencontré dès 1932 et revu à l’occasion du Congrès international des écrivains de 1935. Sauvagement torturé, il est fusillé le 27 janvier 1940. Il sera réhabilité en 1954, et ses livres seront peu à peu réédités en URSS, sous le patronage d’Ilia Ehrebourg, le maître d’œuvre, avec Vassili Grossman – qui entretemps avait beaucoup évolué – du Livre noir des exactions nazies contre les Juifs en URSS, livre qui ne vit le jour, sous une autre forme, qu’aux États-Unis, la résurgence, dans l’immédiat après-guerre, de l’antisémitisme sur place ayant bloqué sa parution et coûté cher à certains de ses participants, prélude au « complot des blouses blanches » que seule la mort de Staline, en mars 1953, stoppera net.
    (sources : Wikipedia en russe, notice biographique due à Sophie Benech, édition israélienne des œuvres de Babel, textes divers et variés, recherches personnelles)
  12. Comprendre : de Gorki.

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