jeudi 19 juin 2025

Di Grasso (Isaac Babel)

     Ce récit parut en août 1937 dans la revue Ogoniok (La petite flamme). On ne peut pas ne pas mentionner qu’à cette époque sévit la Grande Terreur, qui emportera Babel – ayant perdu entretemps la protection de Gorki, mort en 1936, et celle du nain sanglant, Iejov (la femme de ce dernier était auparavant l’amie de Babel), liquidé à la fin de l’année 1938 – deux ans plus tard. Du coup, c’est l’un des derniers textes de l’auteur.

     Giovanni Grasso est un célèbre acteur italien du début du vingtième siècle qui fit une tournée en Russie en 1908-1909. Son jeu inspira le metteur en scène Meyerhold. Babel assista en décembre 1909, au théâtre d’Odessa à la représentation de La morte civile , drame de Paolo Giacometti – voir à ce sujet la note 10.

     https://fr.wikipedia.org/wiki/Giovanni_Grasso_(1873-1930)

     https://fr.wikipedia.org/wiki/Paolo_Giacometti





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     J’avais quatorze ans. J’étais membre de l’intrépide corporation des revendeurs2 de billets de théâtre. Mon patron était un filou à l’œil perpétuellement à moitié fermé et aux énormes moustaches de soie. Il s’appelait Kolia Schwartz3. J’étais tombé chez lui cette malheureuse année où l’opéra italien fit complètement fiasco à Odessa. Ayant entendu parler des recensions dans les journaux, l’impresario ne fit pas venir en tournée Anselmi4, ni Tito Ruffo5, et décida de s’en tenir à un bon ensemble. Il fut puni pour cela, ce fut une catastrophe pour lui comme pour nous. Pour rétablir la situation des affaires, on nous avait promis Chaliapine6, mais celui-ci exigea trois mille roubles par représentation. À sa place vint le tragédien sicilien Di Grasso7, avec sa troupe. Ils furent amenés à leur hôtel dans des télègues8 bondées d’enfants, de chats et de cages dans lesquelles sautaient des oiseaux italiens. En voyant ce bivouac, Kolia Schwartz déclara :

     « Les enfants, voilà qui n’est pas de la marchandise… »

     Après cette arrivée, le tragédien se rendit au marché avec un cabas. Le soir, il parut au théâtre – avec un autre cabas. Cinquante personnes à peine vinrent assister au premier spectacle. Nous cédions les billets à moitié prix, il n’y avait pas d’amateurs.

     On joua ce soir-là un drame populaire sicilien, une histoire aussi ordinaire que l’alternance du jour et de la nuit. La fille d’un riche paysan s’était fiancée à un berger. Elle lui resta fidèle jusqu’à l’arrivée d’un fils à papa en gilet de velours, qui venait de la ville. En causant avec le nouveau venu, la jeune fille avait un petit rire mal à propos, et gardait le silence également mal à propos. En les écoutant, le berger remuait la tête comme un oiseau inquiet. Pendant tout le premier acte, il ne faisait que se coller aux murs, s’en aller quelque part dans son pantalon flottant et, à son retour, regarder de tous les côtés.

     « C’est fichu, dit à l’entracte Kolia Schwartz, c’est bon pour Krementchoug9, ça… »

     L’entracte était fait pour donner le temps à la jeune fille de mûrir et de se préparer à sa trahison. Au deuxième acte, elle était méconnaissable – impatiente, distraite et se hâtant de rendre au berger sa bague de fiançailles. Celui-ci la mena alors devant une pauvre statue peinte de la Vierge et lui parla dans son patois sicilien :

     « Signora, dit-il de sa voix de basse, en se détournant, la Sainte Vierge veut que vous m’écoutiez… Giovanni, l’homme arrivé de la ville, la Sainte Vierge lui donnera autant de femmes qu’il en voudra ; moi, je n’ai besoin de personne, sauf de vous, Signora… La Vierge Marie, notre immaculée protectrice, vous dira la même chose si vous le lui demandez, Signora… »

     La jeune fille tournait le dos à la statue de bois peinte. En écoutant le berger, elle tapait du pied avec impatience. Sur cette terre – pour notre malheur ! –, toute femme perd l’esprit lors de ces instants où se décide son destin… Elle reste seule, dans ces instants-là, seule sans la Vierge Marie, à laquelle elle ne pose aucune question…

     Au troisième acte, l’homme arrivé de la ville, Giovanni, se trouvait en face de son destin. Ses robustes jambes viriles étalées sur le devant de la scène, il se faisait raser chez le barbier du village ; les plis de son gilet brillaient sous le soleil de Sicile; La scène montrait une foire au village. Le berger se tenait dans un coin éloigné. Il restait silencieux au milieu de la foule insouciante. Il avait la tête baissée, puis la relevait, et, sous le poids de son regard attentif et brûlant, Giovanni commençait à s’agiter dans son fauteuil, avant de repousser le barbier et de sauter sur ses pieds. D’une voix blanche, il demandait instamment à un policier d’éloigner de la place les gens sombres et suspects. Le berger – le rôle était joué par Di Grasso – restait songeur, puis, avec un sourire, il s’élevait dans les airs, traversait la scène du théâtre et s’abattait sur les épaules de Giovanni ; lui ayant coupé la gorge d’un coup de dents, il se mettait, en louchant et en grognant, à sucer le sang s’échappant de la blessure. Giovanni s’écroulait, et le rideau – s’abaissant dans un silence menaçant – nous cachait la victime et l’assassin. Sans attendre davantage, nous nous précipitâmes, Kolia Schwartz en tête, au passage du Théâtre, à la caisse qui devait ouvrir le lendemain. À l’aube, les Nouvelles d’Odessa annoncèrent aux rares personnes à être venues au théâtre qu’elles avaient vu l’acteur le plus marquant du siècle. 

     Lors de cette tournée chez nous, Di Grasso joua Le roi Lear, Otello, Une mort civile et Le Parasite10 de Tourguéniev, confirmant par chacune de ses paroles et par chacun de ses gestes qu’on trouve davantage de justice et d’espérance dans les déchaînements d’une noble passion que dans les tristes règles du monde.

     Les billets, pour ces spectacles, se vendaient cinq fois leur prix. Les acheteurs à la recherche des revendeurs les trouvaient au cabaret, braillards empourprés qui vomissaient d’inoffensifs blasphèmes. 

     Un courant d’air torride, rose et poussiéreux, pénétra dans le  passage du Théâtre. Les boutiquiers en babouches de feutre sortirent dans la rue de vertes dames-jeannes de vin et des tonnelets d’olives. Devant les boutiques, dans des cuves, des macaronis bouillaient dans une eau écumante, et la vapeur en sortant allait se fondre dans les hauteurs du ciel. Des vieilles portant des bottines d’homme vendaient des coquillages et des souvenirs, et leurs cris sonores rattrapaient les acheteurs hésitants. Des Juifs riches11 aux barbes bien peignées, divisées en deux, arrivaient en voiture à l’hôtel du Nord et allaient frapper doucement aux portes de grosses brunes moustachues – les actrices de la troupe de Di Grasso. Tout le monde était heureux, dans le passage du Théâtre, à part une seule personne : moi. En ces journées, mon naufrage se rapprochait. À tout instant, mon père pouvait s’aviser de chercher sa montre, que j’avais prise sans sa permission et mise en gage après de Kolia Schwartz. S’étant déjà habitué à cette montre en or, et buvant le matin de l’alcool12 de Bessarabie en guise de thé, Kolia ne pouvait se résoudre, même après avoir récupéré son argent, à me rendre la montre. C’était son caractère. Mon père avait exactement le même. Coincé entre eux deux, je regardais filer à côté de moi les cerceaux du bonheur d’autrui. Il ne me restait plus qu’à m’enfuir à Constantinople. Je m’étais déjà entendu avec le second mécanicien du vapeur Duke of Kent13, mais, avant de prendre la mer, je décidai de faire mes adieux à Di Grasso. Il jouait pour la dernière fois le rôle du berger qu’une force inexplicable arrache à la terre. Au théâtre était venue toute la colonie italienne, avec à sa tête le consul chauve et élancé, des Grecs14 recroquevillés, des externes15 barbus fixant fanatiquement un point invisible et Outotchkine16, avec ses longs bras. Kolia Schwartz avait même emmené avec lui son épouse, portant un châle violet à franges, une femme taillée comme un grenadier et longue comme la steppe, avec tout au bout un petit visage fripé et ensommeillé. Lequel visage était baigné de larmes lorsque le rideau s’abaissa. 

      « Espèce de va-nu-pieds ! dit-elle à Kolia en sortant du théâtre, maintenant, tu peux voir ce que c’est que l’amour… »

     D’un pas pesant, madame Schwartz suivait la rue Langeron17 ; des larmes coulaient de ses yeux de poisson, le châle à franges tremblait sur ses épaules massives. Frappant le sol de ses grands pieds d’homme, branlant du chef, elle assourdissait toute la rue de sa voix de stentor, qui énumérait les femmes s’entendant bien avec leur mari.

     « Mon chou18, mon trésor, ma petite chérie… voilà comment ces maris appellent leur femme. »

     Décidé à filer doux, Kolia marchait à côté de sa femme, et gonflait un peu ses moustaches de soie. Selon mon habitude, je les suivais, en sanglotant. Se taisant un instant, madame Schwartz entendit mes pleurs et se retourna.

     « Espèce de va-nu-pieds, dit-elle à son mari en écarquillant ses yeux de poisson, je veux bien mourir sans connaître le bonheur, si tu ne rends pas sa montre à ce garçon… »

     Kolia se figea, ouvrit la bouche, puis reprit ses esprits et me fourra de biais la montre dans les mains, après m’avoir infligé un douloureux pinçon.

     « Qu’est-ce que je reçois de sa part, faisait, inconsolable, la rude voix geignarde de madame Schwartz qui s’éloignait – des tours de cochon, hier comme aujourd’hui… dis-moi, espèce de va-nu-pieds, combien de temps une femme peut-elle attendre ? »

     Arrivés au coin de la rue, ils tournèrent, prenant la rue Pouchkine. Serrant la montre dans ma main, je demeurai seul, et je vis soudain, avec une netteté jamais ressentie auparavant, les colonnes aériennes du bâtiment du conseil municipal, le feuillage illuminé sur le boulevard et la tête de bronze de Pouchkine19 avec le vague reflet de la lune sur elle, je vis pour la première fois ce qui m’entourait sous son vrai jour, je perçus sa beauté sereine et ineffable.





Notes


  1. Le titre est transcrit en russe. 
  2. Le terme russe signifie d’abord : « maquignon ».
  3. Kolia est un diminutif de Nikolaï. Schwartz indique une origine allemande, bien sûr.
  4. Ténor italien : https://en.wikipedia.org/wiki/Giuseppe_Anselmi
  5. Baryton italien : https://fr.wikipedia.org/wiki/Titta_Ruffo
  6. Une basse, cete fois, et russe : https://fr.wikipedia.org/wiki/F%C3%A9dor_Chaliapine
  7. La particule Di (De, en italien) a sauté dans les notices qu’on trouve aujourd’hui.
  8. Charrettes plutôt primitives.
  9. https://fr.wikipedia.org/wiki/Krementchouk : un trou perdu, par rapport à Odessa…
  10. Les deux premières pièces sont, comme on sait, des tragédies de Shakespeare ; la troisième est le drame de Paolo Giacometti évoqué dans le chapeau, traduit en russe en 1870 par le dramaturge Alexandre Ostrovski sous le titre La famille du criminel ; et la quatrième est une comédie de 1848 de Tourguéniev, traduite à l’époque en français sous le titre Le Pain d’autrui. Le terme russe signifie en effet l’écornifleur, le pique-assiette…
  11. Le tiers d’Odessa était composé de Juifs, de toutes conditions. Les riches faisaient souvent le commerce des grains, et l’on comptait aussi des écrivains, des journalistes, des médecins, avocats, etc., formant la bourgeoisie juive, qui habitait le centre ville. Mais la quartier juif de la Moldavanka – du côté de la Moldavie –, où se situent les récits de Babel, était peuplé de travailleurs pauvres : employés, manœuvres, charretiers, colporteurs, tailleurs, petits artisans, ouvriers… On recommande à ceux et celles qui veulent en savoir plus le très intéressant livre d’Isabelle Némirovski, Histoire, mémoires et représentations des Juifs d’Odessa. Trois auteurs juifs ont célébré Odessa : Cholem Aleïkhem, Isaac Babel et… Zeev-Vladimir Jabotinski, écrivain intéressant mais hélas père du sionisme « révisionniste », celui qui désormais donne toute sa mesure en Israël… Les satiristes Ilf et Petrov sont également originaires d'Odessa, et ont évoqué la ville dans Le veau d’or.
  12. Le terme désigne soit le vin, soit l’eau-de-vie. Voir Histoire de mon pigeonnier, note 21. Maintenant, c’est surtout le vin.
  13. Duc de Kent. Nous sommes en 1908. Je n’ai pas trouvé de détails sur ce bateau.
  14. Nouvel exemple du vieil aspect cosmopolite d’Odessa, depuis sa fondation. Ce cosmopolitisme est d’ailleurs évoqué par Pouchkine à la fin d’Eugène Onéguine, dans les « Fragments du voyage d’Onéguine ».
  15. Au sens général d’étudiants non pensionnaires de leur établissement.
  16. Sergueï Outotchkine, l’un des premiers aviateurs russes, célèbre à Odessa : https://en.wikipedia.org/wiki/Sergei_Utochkin. Ce fut un sportif toutes catégories, une personnalité exceptionnelle, qui impressionna à l’époque un homme qui, lui, fit tous les métiers, l’écrivain Alexandre Kouprine, lequel effectua quelques vols avec Outotchkine.
  17. Rue du centre-ville. De Langeron est l’ancien gouverneur d’Odessa ayant succédé au duc de Richelieu : https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Louis_Andrault_de_Langeron
  18. Je n’ai pas trouvé le terme russe dans mes dictionnaires.
  19. https://fr.aroundus.com/p/9720837-bust-of-pushkin-in-odesa

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