Voici le premier des récits dans lesquels Isaac Babel fait revivre son enfance, avec quelques déplacements dans le temps et l’espace, et en modifiant le cadre de ses études. Quant aux évènements survenus à l’automne 1905 dans la région, ils ont été aussi évoqués par Alexandre Kouprine dans sa nouvelle Gambrinus.
————————————————————————
À M. Gorki
Dans mon enfance, j'ai ardemment voulu avoir un pigeonnier. De toute ma vie, je n’ai rien désiré plus fortement. J’avais neuf ans lorsque mon père promit de me donner de l’argent pour acheter des planches et trois couples de pigeons. Nous étions alors1 en 1904. Je préparais les examens pour entrer dans la classe préparatoire du lycée de Nikolaïev2. Mes parents habitaient cette ville de la province de Kherson. Laquelle n’existe plus, notre ville a été rattachée à la région d’Odessa.
Je n’avais que neuf ans, et les examens me faisaient peur. Aussi bien en russe qu’en arithmétique, je ne devais pas avoir moins de cinq3. Dans notre lycée, la norme était sévère, pas plus de cinq pour cent4. Sur quarante garçons, seulement deux pouvaient entrer en classe préparatoire. Avec ceux-là, les professeurs se montraient rusés ; ils ne posaient à personne de questions aussi alambiquées qu’à nous. Aussi mon père, en promettant d’acheter les pigeons, exigeait-il de moi deux « cinq » avec des croix5. Il m’épuisa totalement, je tombai dans un vrai rêve sans fin, un long rêve de désespoir enfantin, je me présentai dans cet état somnambulique à l’examen, et je résistai tout de même mieux que les autres.
J’étais doué pour les études6. Les professeurs pouvaient ruser tant qu’ils voulaient, ils ne pouvaient m’enlever mon intelligence et ma mémoire avide. J’étais doué pour les études, et j’obtins deux « cinq ». Mais tout changea peu après. Khariton Ephroussi, un marchand de céréales qui exportait du blé à Marseille, donna cinq cents roubles de pot-de-vin pour son fils, on me mit « cinq moins à la place de « cinq », et le petit Ephroussi fut pris au lycée à ma place. Mon père se consuma de chagrin. Depuis l’âge de six ans, il m’enseignait toutes les matières possibles et imaginables. L’histoire du « moins » le mit au désespoir. Il voulait aller casser la gueule à Ephroussi, ou engager deux débardeurs pour le faire, mais ma mère l’en dissuada et je me mis à préparer un autre examen, pour entrer l’année suivant en première7. À mon insu, mes parents poussèrent mon professeur à me faire étudier en une année le programme de la classe préparatoire et celui de la première classe, et comme nous en étions à désespérer de tout, j’appris trois livres par cœur : la grammaire de Smirnovski, le recueil de problèmes de Ievtouchevski et le manuel élémentaire d’histoire russe de Poutsykovitch8. On n’utilise plus ces livres, mais je les appris par cœur, de la première à la dernière ligne, et j’obtins l’année suivante, à l’examen de russe avec le professeur Karavaïev, la note inaccessible de « cinq avec croix ».
Ce Karavaïev était un ancien étudiant moscovite au teint bien rouge et à l’indignation permanente. Il avait à peine trente ans. Ses joues viriles étaient rouges comme celles des enfants de paysans, et il avait sur une joue une verrue d’où sortaient une touffe de poils de chat cendrés. Comme examinateur, outre Karavaïev, se trouvait aussi Piatnitski, l’adjoint du curateur9, tenu au lycée et dans toute la province pour un personnage important.
L’adjoint du curateur m’interrogea sur Pierre Ier, et j’éprouvai à ce moment un sentiment d’oubli, ma fin était proche, j’allais tomber dans un gouffre, un abîme d’aridité, incrusté d’exaltation et de désespoir.
Au sujet de Pierre le Grand, je connaissais par cœur les passages du manuel de Poutsykovitch et les vers de Pouchkine. d’une voix entrecoupée de sanglots, je lui débitai ces vers, des visages humains ont soudain roulé dans mes yeux, se mélangeant comme les cartes d’un nouveau paquet que l’on bat. Ils se mêlèrent au fond de mes yeux, cependant que, tremblant, me redressant, me dépêchant, je déclamais de toutes mes forces les strophes de Pouchkine. Je criai un long moment, personne n’interrompant mes bredouillements insensés. Je voyais seulement, à travers mon aveuglement pourpre, à travers ma liberté, le vieux visage penché de Piatnitski, avec sa barbe argentée. Il ne m’interrompait pas, se contentant de dire quelques mots à Karavaïev, qui se réjouissait pour moi et pour Pouchkine :
« Quelle nation, vos youpins, chuchota le vieux : le diable les habite. »
Et lorsque je me tus, il me dit :
« C’est bien, tu peux disposer, mon ami… »
Je sortis de la classe et allai dans le couloir, et là, appuyé contre un mur non blanchi à la chaux, je me mis à sortir de ma transe convulsive. Des garçons russes jouaient autour de moi, la cloche du lycée pendait sous les marches de l’escalier officiel, le gardien somnolait sur une chaise défoncée. Je regardais le gardien et je me réveillais. Des enfants venaient vers moi de tous les côtés. Il voulaient me donner des pichenettes, ou simplement jouer avec moi, mais Piatnitski se montra brusquement dans le couloir. M’ayant dépassé, il s’arrêta un instant, et sa redingote ondula lentement et péniblement sur son dos, comme une vague. Je vis du désarroi dans ce vaste dos charnu de seigneur, et fis mouvement vers le vieil homme.
« Les enfants, dit-il aux lycéens, ne faites pas de mal à ce garçon. » Et il posa d’un geste tendre sa main grasse sur mon épaule. « Mon ami, reprit-il en se tournant vers moi, fais savoir à ton père que tu es admis en première. »
Une magnifique étoile brilla sur sa poitrine, une médaille tinta au revers de son habit, et son grand corps en uniforme10 noir se mit à s’éloigner, les jambes bien droites. Les murs sombres l’enveloppèrent étroitement, il se mouvait entre eux comme une péniche avançant dans un canal profond, et disparut derrière la porte du bureau du directeur. Un petit serviteur lui porta du thé avec une bruyante solennité, et moi, je courus chez nous, à la boutique.
Dans notre magasin se trouvait un moujik de client, plein de doutes et se grattant la tête. En me voyant, mon père planta là le moujik et me crut sans hésiter. Il cria au commis de fermer la boutique et fonça rue de la Cathédrale m’acheter une casquette à écusson11. Ma pauvre mère parvint à peine à me soustraire à cet homme en pleine folie. À cet instant, ma mère était livide et sentait le poids du destin. Elle me caressait et me repoussait avec dégoût. Elle dit que les noms de tous les admis au lycée étaient publiés dans les journaux, et que Dieu nous punirait, et qu’on se moquerait de nous si nous achetions à l’avance mon uniforme. Ma mère était livide, voyait dans mes yeux le poids du destin, et me regardait avec une pitié amère, comme si j’étais un infirme, parce qu’elle était la seule à savoir à quel point notre famille jouait de malchance.
Dans notre lignée, tous les hommes faisaient confiance aux gens et étaient enclins aux actes irréfléchis, rien ne nous réussissait. Mon grand-père avait été autrefois rabbin à Biélaïa Tserkov12, on l’en avait chassé pour blasphème, il avait encore vécu quarante ans, dans la pauvreté et en faisant parler de lui, il apprenait des langues étrangères et commença à perdre l’esprit vers l’âge de quatre-vingts ans. Mon oncle Lev, le frère de mon père, avait étudié à la yeshiva13 de Volojine, il s’était enfui en 1892 pour échapper au service militaire, en enlevant la fille de l’officier chargé de l’intendance du district militaire de Kiev. L’oncle Lev emmena cette femme en Californie, à Los Angeles, puis l’abandonna et mourut dans un mauvais lieu, au milieu de nègres et de Malais. Après sa mort, la police de Los Angeles nous avait envoyé notre héritage : une grande malle, avec des ferrures marron tout autour. Il y avait à l’intérieur des haltères, des mèches de cheveux féminins, le taleth14 de mon grand-père, des cravaches à pommeau doré et du thé aux fleurs dans des coffrets garnis de perles bon marché. De toute cette famille, restaient seulement l’oncle Simon, qui était fou et habitait à Odessa, mon père et moi. Mais mon père faisait confiance aux gens, il les offensait par des élans de premier amour, ce que les gens ne lui pardonnaient pas, et ils le dupaient. Aussi mon père croyait-il que sa vie était pilotée par un destin haineux, une sorte d’être inexplicable qui le persécutait et ne lui ressemblait pas du tout. Ainsi, de toute notre famille, ma mère n’avait plus que moi. Comme tous les Juifs, j’étais de petite taille, chétif, et l’étude me causait des maux de tête. Ma mère voyait tout cela, elle que n’avaient jamais aveuglée la fierté de miséreux de son mari et sa conviction que notre famille deviendrait un jour plus puissante et plus riche que tout le monde sur terre. Elle ne croyait pas à notre succès, craignait d’acheter un uniforme de lycéen avant l’heure, et me permit seulement d’aller chez le photographe pour me faire faire un grand portrait.
Le vingt septembre 1905, la liste des élèves admis en première fut affichée au lycée. Mon nom s’y trouvait. Toute notre famille vint voir ce papier, même mon grand-oncle Schoïl se rendit au lycée. J’aimais ce vieux fanfaron parce qu’il vendait du poisson au marché. Ses grosses mains étaient humides, couvertes d’écailles de poisson et dégageaient une odeur infecte de mondes froids et splendides. Schoïl se distinguait encore des autres par les histoires mensongères qu’il racontait sur l’insurrection polonaise15 de 1861. Schoïl avait jadis été aubergiste à Skvira16 ; il avait vu les soldats de Nicolas Ier fusiller le comte Godlewski17 et d’autres insurgés polonais. Ou peut-être qu’il ne l’avait pas vu. Je sais à présent que Schoïl n’était qu’un vieil ignorant et un menteur candide, mais je n’ai pas oublié ses fables, elles étaient belles. Ainsi, même cet idiot de Schoïl vint au lycée lire la liste sur laquelle figurait mon nom, et le soir, le voilà qui dansait et tapait du pied à notre bal de miséreux.
Pour célébrer cet heureux évènement, mon père organisa en effet un bal, et il y convia ses camarades – marchands de grains, courtiers en biens et voyageurs de commerce vendant aux alentours des machines agricoles. Lesquels voyageurs vendaient leurs machines à tout un chacun. Les moujiks et les propriétaires les craignaient, car il n’y avait pas moyen de se défaire d’eux sans leur avoir acheté quelque chose. De tous les Juifs, les commis voyageurs sont les plus habiles et les plus gais compères. À notre soirée, ils chantèrent des chants hassidiques consistant en trois mots chantés de façon très prolongée, avec une foule d’intonations comiques. Seul celui qui a eu l’occasion de célèbrer la Pâque chez les hassidim, ou s’est trouvé dans leurs bruyantes synagogues de Volhynie18, peut savoir le charme de ces intonations. Outre les voyageurs de commerce, débarqua le vieux Liberman, qui m’avait enseigné la Torah et l’hébreu. Chez nous, on l’appelait Monsieur Liberman. Il but davantage d’alcool de Bessarabie19 qu’il n’aurait dû, les traditionnels cordons de soie se mirent à dépasser de son gilet rouge, et il porta en mon honneur un toast en hébreu. En prononçant ce toast, le vieillard adressa ses félicitations à mes parents, et dit qu’à l’examen j’avais vaincu tous mes ennemis, triomphé des garçons russes à grosses joues et des fils de nos grossiers richards. Ainsi, jadis, David, roi de Judée, avait-il vaincu Goliath, et de même que j’avais triomphé de Goliath, notre peuple vaincrait, par la force de son esprit, les ennemis nous cernant et avides de notre sang. Ayant dit cela, Monsieur Liberman se mit à pleurer, et, tout en buvant encore et en pleurant, s’écria : Vivat ! » Les invités l’entraînèrent dans leur cercle et entamèrent avec lui un vieux quadrille, comme lors d’une noce dans un shtetl20. À notre bal, tout le monde fut joyeux, même ma mère goûta l’alcool21, alors qu’elle n’aimait pas la vodka et ne comprenait pas qu’on puisse l’aimer ; du coup, elle tenait tous les Russes pour des fous et ne comprenait pas comment des femmes pouvaient vivre avec des maris russes.
Mais nos jours heureux arrivèrent ensuite. Ils vinrent pour ma mère lorsqu’elle se mit à me préparer des tartines le matin, avant que je ne parte au lycée, et lorsque nous fîmes le tour des boutiques pour acheter mon équipement, comme pour le sapin du Nouvel An : un plumier, une tirelire, un cartable, des livres neufs à reliure de carton et des cahiers à couverture brillante. Personne ne réagit aux affaires neuves comme les enfants. Ils frémissent à cette odeur comme un chien reniflant la trace d’un lièvre, et ils ressentent cette folie que par la suite, en devenant adultes, nous nommons inspiration. Et ce sentiment purement enfantin d’être en possession d’affaires neuves se communiquait à ma mère. nous mîmes un mois à nous habituer au plumier, et à l’obscurité du matin, dans laquelle je buvais mon thé sur un coin de la grande table éclairée, et rangeais mes livres dans mon cartable ; il nous fallut un mois pour nous faire au bonheur de notre vie, et ce fut seulement après le premier trimestre que je me souvins des pigeons.
J’avais tout mis de côté pour eux : un rouble cinquante, et un pigeonnier confectionné dans une caisse par mon grand-oncle Schoïl. Ce pigeonnier était badigeonné en marron. Il comprenait des nichoirs pour douze couples de pigeons, diverses planchettes sur son toit et un grillage spécial que j’avais imaginé pour attirer plus facilement des pigeons étrangers. Tout était prêt. Le dimanche 20 octobre, je me préparai à partir pour le marché du chasseur22, mais des obstacles inattendus se mirent en travers de ma route.
L’histoire que je raconte, celle de mon admission en première au lycée, eut lieu à l’automne 1905. Le tsar Nicolas donnait à ce moment-là une constitution au peuple russe, des orateurs en manteaux troués se perchaient sur les bornes devant le bâtiment du conseil municipal et haranguaient la foule. La nuit, on entendait des coups de feu dans les rues, et ma mère ne voulait pas me laisser aller au marché. Ce 20 octobre, dès le matin, des gamins voisins avaient lancé un cerf-volant juste en face du commissariat de quartier, et notre porteur d’eau, délaissant son travail, déambulait dans la rue, le visage rouge et les cheveux pommadés. Puis, nous avions vu les fils du boulanger Kalistov traîner dans la rue un cheval d’arçons en cuir et se mettre à faire de la gymnastique au milieu de la chaussée. Personne ne les en empêchait, le sergent de ville Sémernikov les poussait même à sauter plus haut. Sémernikov portait une ceinture de soie tissée à la maison, et ses bottes brillaient, astiquées ce jour-là comme elles ne l’avaient jamais été à ce point. Cet agent de police qui n’était pas en tenue effraya ma mère plus que tout, à cause de lui elle ne me laissait pas sortir, mais je me glissai dans la rue en passant par l’arrière-cour et courus au marché, qui se trouvait derrière la gare.
Au marché, Ivan Nikodimytch23, le marchand de pigeons, était assis à sa place habituelle. Outre les pigeons, il avait aussi des lapins et un paon à vendre. Faisant la roue, le paon était perché sur une baguette et tournait de tous les côtés sa petite tête impavide. Il avait une patte attachée par une ficelle torsadée dont l’autre bout était coincé sous la chaise cannée d’ Ivan Nikodimytch. Aussitôt arrivé, j’achetai au vieil homme un couple de pigeons couleur cerise aux queues somptueusement ébouriffées, et un couple de pigeons à double huppe, et les cachai dans un sac serré contre ma poitrine. Il me restait quarante kopecks après mes achats, mais le vieux ne voulut pas, pour ce prix, me vendre des pigeons de Krioukov, un mâle et une femelle. J’aimais, chez les pigeons de Krioukov24, leurs becs courts, grenus et amicaux. Quarante kopecks, c’était leur juste prix, mais le marchand voulait les vendre plus cher et détournait de moi son visage jaune, brûlé par les passions farouchement solitaires de l’oiseleur. Vers la fin du marché, voyant qu’il ne présentait pas d’autre acheteur, Ivan Nikodimytch m’appela. Tout se passa comme je le voulais, et cela se termina mal.
Vers midi, ou peu après, un homme en bottes de feutre traversa la place. Il marchait avec légèreté sur ses jambes enflées, et des yeux pleins d’animation brillaient dans sa figure aux traits usés.
« Ivan Nikodimytch, dit-il en passant près du colombophile, rangez votre attirail, en ville, la noblesse de Jérusalem est en train de recevoir une constitution25. Dans la rue aux Poissons, on a fait sa fête au vieux Babel, il a été rossé à mort. »
Ayant dit cela, il passa lestement parmi les cages, comme un laboureur aux pieds nus marchant dans une dérayure26.
« C’est injuste, marmonna Ivan Nikodimytch dans son dos – injuste ! », s’écria-t-il d’une voix plus sévère ; et il se mit à rassembler les lapins et le paon, et me laissa les pigeons de Krioukov pour quarante kopecks.
Je les cachai contre ma poitrine et me mis à regarder les gens quitter en hâte la place du marché. Le paon perché sur son épaule, Ivan Nikodimytch fut le dernier à partir. Il restait là comme le soleil dans un ciel humide d’automne, comme juillet au bord tout rose d’une rivière, juillet incendiant la longue herbe froide. Au marché, il n’y avait plus personne, et des coups de feu éclataient pas très loin. Je partis alors en courant vers la gare, traversai un square, escamoté en un instant à mon regard, et déboulai dans une ruelle déserte, au sol de terre jaune piétinée. Au bout de la ruelle, dans son fauteuil à roulettes, était assis le cul-de-jatte Makarenko, qui parcourait la ville dans ce fauteuil roulant et vendait des cigarettes sur un éventaire. Les garçons de notre rue lui achetaient des cigarettes, les enfants l’aimaient, je courus vers lui.
« Makarenko, dis-je, tout essoufflé, en caressant l’épaule du cul-de-jatte, tu n’aurais pas vu Schoïl ? »
L’infirme ne répondit pas, son visage grossier, fait de graisse rouge, de poings et de fer, était translucide. Dans son émotion, il se trémoussait sur son siège ; sa femme, Katioucha27, triait des affaires répandues sur le sol, en nous présentant son postérieur ouaté.
« Tu en comptes combien ? » demanda le cul-de-jatte, qui s’écarta tout d’un bloc de la femme, comme si, d’avance, sa réponse lui était insupportable.
« Quatorze paire de gamaches28, dit Katioucha, toujours courbée, six housses de couvertures, je compte les bonnets, maintenant…
— Des bonnets ! s’exclama Makarenko, et il s‘étrangla en émettant un bruit qui tenait du sanglot. Katérina, il est clair que Dieu estime que je dois payer pour tout le monde… Les gens trimballent des pièces entières de toile, ça va bien pour eux, et nous, on a des bonnets… »
En effet, une femme au beau visage enflammé courait dans la ruelle. Dans une main, elle tenait une brassée de fez, et dans l’autre une pièce de drap. D’une voix à la fois heureuse et désespérée, elle appelait ses enfants, qui s’étaient perdus ; sa robe de soie et sa blouse bleue restaient à la traîne alors que son corps semblait voler, et elle n’écoutait pas Makarenko, lequel roulait à sa suite dans son fauteuil. Le cul-de-jatte ne parvenait pas à la rattraper, ses roues grinçaient, il faisait tourner de toutes ses forces les poignées de son fauteuil.
« Ma p’tite dame, criait-il d’une voix assourdissante, où avez-vous pris votre cotonnade, ma p’tite dame ? »
Mais la femme à la robe volante n’était déjà plus là. Une charrette cahotante vint à sa rencontre en sortant vivement du coin de la ruelle. Un jeune paysan s’y tenait debout.
« Où courent tous ces gens ? demanda le gars en levant une bride rouge au-dessus des rosses qui secouaient leur harnais.
— Ils vont tous rue de la Cathédrale, c’est là qu’ils sont tous ; mon bon ami, ramène-moi tout ce que tu pourras ramasser, j’achète tout… » implora Makarenko.
Le gars se pencha à l’avant de la charrette et cingla ses rosses pie. Tels des veaux, les chevaux réagirent d’un bond de leur croupe sale, et partirent au galop. La ruelle jaune demeura jaune et déserte ; le cul-de-jatte reporta alors sur moi son regard éteint.
« Il faut croire que c’est moi que Dieu a trouvé, dit-il d’une voix terne ; je dois être pour vous le Fils de l’Homme29… »
Et Makarenko tendit vers moi une main couverte de taches de lèpre.
« Qu’as-tu dans ta musette ? » dit-il en prenant le sac qui me réchauffait le cœur.
De sa grosse main, l’infirme repoussa les pigeons culbutants30 et sortit en pleine lumière une pigeonne cerise. L’oiseau reposait sur sa paume, les pattes en l’air.
« Des pigeons », dit Makarenko, qui s’approcha de moi en faisant grincer ses roues. « Des pigeons », répéta-t-il, et il me frappa sur la joue.
Il m’avait frappé à toute volée, de la main qui serrait l’oiseau : le postérieur ouaté de Katioucha échappa à mon regard et je tombai par terre, dans mon manteau neuf.
« Il faut dévaster leur engeance31, dit alors Katioucha en se redressant au-dessus des bonnets ; je ne peux pas souffrir leur engeance, ni leurs hommes puants… »
Elle continua à parler de notre engeance, mais je n’entendais plus rien; J’étais allongé par terre, les entrailles de l’oiseau écrasé dégoulinant de ma tempe. Elles coulaient le long de ma joue, en serpentant, m’aveuglant de leurs éclaboussures. Les délicats boyaux du pigeon glissèrent sur mon front, et je fermai l’autre œil, celui qui n’était pas collé, pour ne plus voir le monde s’étendant devant moi. Ce monde était petit et affreux. J’avais un caillou devant les yeux, un caillou ébréché comme un visage de vieille à la grosse mâchoire, un bout de ficelle traînait à côté, ainsi qu’une touffe de plumes qui respiraient encore. Mon monde était petit et affreux. Fermant les yeux pour ne pas le voir, je me serrai contre la terre sous moi, au mutisme apaisant. Cette terre piétinée ne ressemblait nullement à notre vie, ni à l’attente des examens que comportait notre vie. Quelque part au loin, le malheur parcourait cette terre sur un grand cheval, mais le bruit des sabots faiblissait, disparaissait, et le silence, ce silence amer qui étonne parfois les enfants dans le malheur, anéantit soudain la frontière entre mon corps et cette terre n’allant nulle part. La terre avait une odeur d’entrailles humides, de tombe et de fleurs. Je sentis cette odeur et me mis à pleurer sans éprouver la moindre peur. Je suivais une rue inconnue, encombrée de boîtes blanches, parmi une décoration de plumes ensanglantées, seul au milieu de trottoirs proprement balayés, comme un dimanche, et je pleurais à chaudes larmes, je pleurais tout mon soûl et avec bonheur, comme cela ne m’est plus jamais arrivé. Les fils télégraphiques blanchis bourdonnaient au-dessus de ma tête, un cabot courait devant moi, dans une ruelle sur le côté, un jeune moujik en gilet fracassait une fenêtre chez Khariton Ephroussi. Il le faisait avec un gros maillet qu’il brandissait en y mettant tout le poids de son corps et, quand il reprenait son souffle, il souriait de tous côtés, d’un bon sourire exprimant l’ivresse, la sueur et la force d’âme. La rue entière était remplie des craquements et du chant du bois volant en éclats. Le moujik cognait uniquement pour se courber, transpirer et crier des mots extraordinaires dans une langue inconnue, qui n’était pas du russe. il cria et chanta, ses yeux bleus défoncés de l’intérieur, jusqu’à ce qu’une procession se montrât dans la rue, venant du conseil municipal. Des vieillards aux barbes teintes portaient le portrait du tsar bien peigné, des bannières avec des images sépulcrales de saints flottaient au-dessus du cortège, des vieillardes embrasées de passion couraient devant. En voyant la procession, le moujik en gilet serra son maillet contre sa poitrine et courut derrière les bannières ; moi, ayant attendu la fin de la procession, je rentrai en toute hâte à la maison. Elle était vide. Les portes blanches étaient ouvertes, l’herbe près de mon pigeonnier piétinée. Seul Kouzma, notre concierge, était là : il se trouvait dans la remise et arrangeait le cadavre de Schoïl.
« Le vent te porte comme un vilain copeau, dit le vieil homme en m’apercevant, ça fait une éternité que tu t’es sauvé… Notre vieux, regarde un peu comment les gens l’ont abîmé… »
Kouzma souffla du nez, se détourna et se mit à retirer un sandre d’une déchirure du pantalon de mon grand-oncle. Il y avait deux sandres fourrés dans le corps: l’un par ce trou de son pantalon, l’autre dans sa bouche, et, quoique mon grand-oncle fût mort, l’un des sandres vivait encore et frétillait.
« Ils ont abîmé notre vieux, et personne d’autre, dit Kouzma en lançant les sandres au chat ; les gens, il les a bien injuriés, il les a joliment engueulés, un vrai gaillard… Tu devrais lui mettre des pièces de cinq kopecks sur les yeux32… »
Mais, alors âgé de dix ans, je ne savais pas pourquoi les morts ont besoin de pièces de cinq kopecks.
« Kouzma, dis-je en chuchotant, sauve-nous … »
Et je m’approchai du concierge, étreignit son vieux dos bancal, ayant une épaule plus haute que l’autre, et, derrière ce dos, je vis mon grand-oncle.
Schoïl gisait dans la sciure, la poitrine écrasée, la barbe relevée, les pieds nus dans de grossiers souliers. Ses jambes, séparées, étaient sales, violacées, inertes. Kouzma s’affairait autour d’elles, il avait attaché les mâchoires et essayait de voir ce qu’il pourrait encore faire pour le défunt. Il se démenait comme s’il s’agissait d’une nouvelle acquisition, et ne cessa de s’activer qu’après avoir peigné la barbe du mort.
« Il les a tous engueulés, dit-il en souriant, et il contempla le cadavre avec amour ; si c’étaient des Tatares33 qui lui étaient tombés dessus, il les aurait chassés, mais là, c’étaient des Russes, et des femmes avec eux, des katsapki34 ; les katsapy, je les connais, ça leur ferait mal de pardonner aux gens… »
Le concierge répandit de la sciure autour du mort, quitta son tablier de charpentier et me prit par la main.
« Allons voir ton père, marmonna-t-il en me serrant de plus en plus fort. Ton père te cherche depuis ce matin, il avait peur de te retrouver mort… »
Et nous allâmes, Kouzma et moi, à la maison de l’inspecteur des impôts, chez qui mes parents s’étaient cachés pour échapper au pogrome.
1925
Notes
- Isaac Babel est né à Odessa en juillet 1894 (le 30 juin, dans l’ancien calendrier).
- Aujourd’hui Mikolaïv. Babel fait une reconstruction littéraire, avec des transpositions, de ce qui s’est réellement passé : il est né à Odessa, et sa famille s’est bien installée ensuite à Nikolaïev, ville voisine. Il n’est pas entré au lycée de Nikolaïev, mais dans une école d’Odessa préparant au commerce – et ce, en 1903, et non 1904. Le vieux marché auquel il va faire allusion se situait non à Nikolaëv, mais à Odessa, dans le quartier cosmopolite, et notamment juif, la Moldavanka (« Vieux marché aux chevaux », de nos jours musée-marché de Starokinnyi, annexe du marché Pryvoz). Les dates sont un peu bousculées aussi : dans le texte, il entre au lycée le 20 septembre, et tout se passe bien pendant un mois, ce qui amène au 20 octobre 1905 : c’est la date réelle des pogromes dans le coin (à Nikolaïev comme à Odessa : https://fr.wikipedia.org/wiki/Pogrom_de_Moldavanka ) Dans le récit, il ne repense à ses pigeons qu’au bout d’un trimestre, alors qu’il ne s’est écoulé qu’un mois, l’auteur dilate le temps…Enfin, Babel a un peu mélangé les données concernant la famille de son père, et l’on soupçonne qu’il a inventé son grand-oncle Schoïl, qu’on retrouvera dans le récit suivan. Babel reconnaissait lui-même qu’il avait, avec la réalité, des rapports peu réalistes (D’après une étude due à E. Pogorielskaïa, philologue russe, historienne de la littérature russe qui s’est notamment intéressée à Babel).
- En Russie, les notes vont de un (nul) à cinq (excellent).
- Il s’agit, comme on va le voir juste après, du quota d ‘élèves juifs admis.
- Cinq-plus.
- Dans le texte russe : pour les sciences. Mais c’est au sens de « savoirs ».
- Première classe du lycée, correspondant à un peu à notre sixième. Dans le système scolaire russe, le numérotage n’est pas décroissant comme en France, mais croissant.
- Authentiques noms de trois pédagogues russes de la deuxième moitié du XIXe siècle.
- Sorte d’inspecteur chargé de la surveillance des établissements scolaires d’un district, voire de plusieurs, l’institution remontant au XIXe siècle.
- Uniforme civil des fonctionnaires.
- Coiffe de lycéen…
- L’église blanche. Ville de la région de Kiev (Kyiv). https://fr.wikipedia.org/wiki/Bila_Tserkva
- Ou yechiva. École supérieure talmudique. Celle-là est célèbre : https://fr.wikipedia.org/wiki/Yechiva_de_Volojine
- Châle de prières.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Insurrection_de_Janvier
- Toujours dans la région de Kiev (Kyiv).
- Exemple de mensonge… https://fr.wikipedia.org/wiki/Joseph_Godlewski
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Volhynie
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Bessarabie
- Bourgade juive. On trouve aussi shtetel.
- Le terme russe du texte désigne maintenant le vin, mais signifiait autrefois l’alcool de grain, la vodka. Cette dernière phrase indique qu’il s’agissait bien ici d’eau-de-vie, et non de vin…
- Ancien marché ouvert à Odessa vers 1830. Articles de chasses, bétail, etc. Voir la note 2 pour la transposition. Par ailleurs, le pogrome eut lieu un jeudi : l’auteur le place un dimanche pour que son héros puisse se rendre au marché ce jour-là…
- Forme courte de Nikodimovitch, fils de Nikodim (Nicodème).
- Espèce de pigeons initialement apparue dans deux villes d’Ukraine, sur le Dniepr : Krioukov et Krémentchouk (en russe : Krementchoug).
- Allusion à un début de pogrome.
- Sillon entre deux champs.
- Forme affectueuse de Katia, diminutif de Iékatérina (Catherine). Nom également donné aux lance-fusées à tubes multiples, encore appelés les « orgues de Staline ».
- Guêtres à jambières : https://www.cnrtl.fr/definition/gamache
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Fils_de_l%27Homme
- Pigeon effectuant des culbutes en vol…
- Dans le texte : leur semence…
- Vieille coutume remontant à l’Antiquité : payer le voyage du mort, obole pour Charon. Peut-être aussi destiné à éviter que le mort n’ouvre les yeux, en se raidissant…
- Autre nom des Mongols, qui soumirent la Russie plus de deux siècles durant. Même si, dans le cas de ceux qui ravagèrent Kiev (Kyiv), ce sont des Turco-Mongols, un rameau de la Horde d’or.
- Féminin de katsapy, qu’on trouve juste après, terme méprisant. Katsap équivaut à Moskal, terme péjoratif employé autrefois par les Ukrainiens et les Polonais pour parler des Russes… Le concierge Kouzma est certainement ukrainien, et il n’est pas juif.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire