Il existe plusieurs textes de Babel, entre 1915 et 1918, célébrant sa ville natale. en voici un de 1916, avant que l’auteur ne se mette à rédiger le cycle des Contes d’Odessa.
La traduction est un peu libre, mais cherche à garder le sens — et le sel – du texte.
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Odessa est une très mauvaise ville, c’est de notoriété publique. On y écorche à plaisir la langue russe1. Il me semble tout de même que l’on peut dire beaucoup de bien de cette ville importante, la plus envoûtante de l’Empire russe. Songez un peu que c’est une ville dans laquelle on vit facilement, au grand jour. Les Juifs forment la moitié de la population2, et les Juifs, c’est un peuple qui connaît à fond quelques choses toutes simples. Ils se marient pour ne pas rester seuls, ils aiment pour qu’on se souvienne d’eux, amassent de l’argent pour avoir des maisons et offrir à leurs femmes des jaquettes d’astrakhan, ils ont la fibre paternelle parce que c’est très bien d’aimer ses enfants, très utile, aussi. Les gouverneurs et les circulaires menacent fortement les Juifs pauvres, mais ils ne sont pas faciles à déloger, leur position est ancienne. On ne les délogera pas, et on apprendra beaucoup, venant d’eux. En grande partie, c’est à leurs efforts que l’on doit l’atmosphère entourant Odessa.
L’Odessite s’oppose en tous points à l’habitant de Pétrograd. C’est un axiome que les gens d’Odessa font très bien leur trou à Pétrograd. Ils y gagnent de l’argent. Les petites dames blondes et mollasses s’éprennent d’eux parce qu’ils sont bruns. Et, en règle générale, à Pétrograd, les Odessites ont tendance à s’installer sur l’avenue Kamiiénoostrovski3. On me dira que c’est une histoire. Non, messieurs4. C’est plus profond que ça. Ces hommes bruns apportent tout simplement un peu de soleil et de légèreté avec eux.
Outre ces gentlemen apportant un peu de soleil et beaucoup de sardines dans un emballage original, il me semble que doit vite arriver, féconde et vivifiante, l’influence du Midi russe, de l’Odessa russe, peut-être (qui sait5 ?) la seule ville de Russie où pourrait naître notre Maupassant6 national, dont nous avons tant besoin. Je vois même de petits, de tout petits serpentins annonciateurs de l ‘avenir : des cantatrices d’Odessa (je parle d’Isa Kremer7) dotées une voix sans ampleur, mais exprimant avec art, et de tout leur être, la joie, l’entrain, la légèreté et le sentiment envoûtant – tantôt triste, tantôt émouvant — de la vie. La vie bonne, mauvaise, et extraordinairement – quand même et malgré tout – intéressante.
J’ai vu Outotchkine8, ce pur-sang odessite, insouciant et profond, intrépide et réfléchi, cet homme élégant aux longs bras, à la fois brillant et bègue. La cocaïne le consuma, ou la morphine9 : on dit qu’il se mit à la drogue après avoir fait une chute, avec son aéroplane, dans les marais de la région de Novgorod. Pauvre Outotchkine, il perdit l’esprit, mais je sais bien, moi, que bientôt la région de Novgorod mènera pedibus cum jambis à Odessa10.
Avant tout, dans cette ville, on trouve simplement les conditions matérielles pour y faire pousser le talent d’un Maupassant. L’été, aux bains de mer, brillent au soleil les silhouettes musculeuses et bronzées de jeunes gens s’adonnant au sport, les corps puissants des pêcheurs – qui, eux, ne s’adonnent pas au sport –, les corps ventrus et bonasses des « négociants », les amateurs de chimères, maigres et boutonneux, les inventeurs et les courtiers. Tandis que, non loin de la mer, les usines fument et Karl Marx est à son affaire habituelle.
À Odessa, il y a un ghetto juif très pauvre, très populeux et très malheureux, une bourgeoisie très satisfaite d’elle-même et un conseil municipal ultra-réactionnaire.
À Odessa, les soirées de printemps sont douces et langoureuses, dans la senteur épicée des acacias11, et la lumière égale et irrésistible de la lune étendant sa clarté au-dessus de la mer sombre.
À Odessa, le soir, dans leurs villas ridicules et mesquines, sous le ciel de velours sombre, des bourgeois gros et ridicules, portant des chaussettes blanches, sont allongés sur des chaises longues, occupés à digérer leur plantureux dîner… Et, derrière les buissons, de fougueux carabins et des étudiants en droit pleins de passion pressent avec ardeur leurs épouses poudrées, empâtées par l’oisiveté et naïvement serrées dans leur corset12.
À Odessa, les luftmenschen13 font le tour des cafés pour gagner un rouble et nourrir leur famille, mais comment le gagneraient-ils, et pourquoi donner de l’argent à un homme inutile, un luftmensch ?
À Odessa, il y a un port, et l’on trouve dans ce port des vapeurs en provenance de Newcastle, de Cardiff, de Marseille et de Port-Saïd ; des Africains14, des Anglais, des Français et des Américains. Odessa a connu des époques d’épanouissement, elle connaît des périodes de dépérissement – un dépérissement poétique, un peu insouciant et très impuissant.
« Odessa, dira en fin de compte le lecteur, est une ville comme toutes les autres, vous êtes excessivement partial, voilà tout. »
Soit, je suis en effet partial, et peut-être que je le fais exprès, mais, parole d’honneur, il y a quelque chose dans cette ville. Et cela, un homme actuel le percevra, et il dira que la vie est triste, monotone – tout cela est vrai –, mais tout de même, quand même et malgré tout, fantastiquement, extraordinairement intéressante.
Partant de cette méditation sur Odessa, mes réflexions se tournent vers des choses plus profondes. Tout bien considéré, ne s’avère-t-il pas que la littérature russe manque d’une description véritablement joyeuse et lumineuse du soleil ?
Tourguéniev a chanté la rosée de l’aube et le calme de la nuit. On peut ressentir, chez Dostoïevski, les pavé inégaux et gris que foule Karamazov pour se rendre au cabaret, le pesant et mystérieux brouillard de Pétersbourg. Les routes grises et le voile de brouillard ont étranglé les gens, pour les déformer de façon amusante et hideuse, et faire naître le fumet puant des passions, et obliger ces gens à se démener au milieu de l’agitation humaine tellement ordinaire. Vous souvenez-vous du vif et fécond soleil chez Gogol, cet homme venant d’Ukraine ? Si de telles peintures existent, elles ont la brièveté d’un épisode. Mais ce n’est pas un épisode, Le Nez, Le Manteau, Le Portrait et Les Mémoires d’un fou15. Pétersbourg a vaincu la poltavchtchina16, Akaki Akakiévitch17 est un tout petit bonhomme, mais Gritsko18 a fait montre d’un effrayant despotisme, et le Père Matveï a fini ce qu’avait commencé Taras19. Le premier à avoir, dans un livre russe, parlé du soleil, je veux dire à en avoir parlé avec enthousiasme et passion, fut Gorki. Mais, précisément parce qu’il en parle avec enthousiasme et passion, cela n’est pas encore tout à fait véritable.
Gorki est un précurseur, et c’est celui qui a le plus de force, à notre époque. Mais ce n’est pas le chantre du soleil, c’est le héraut de la vérité : si quelque chose mérite d’être célébré, sachez-le, c’est bien le soleil. Dans l’amour de Gorki pour le soleil, il y a quelque chose de cérébral ; seul son immense talent lui permet de surmonter cet obstacle.
Il aime le soleil parce qu’en Russie, c’est pourri et tortueux, parce qu’à Nijni-Novgorod, à Pskov et à Kazan, les gens sont veules, lourds, tantôt incompréhensibles, tantôt émouvants, tantôt mortellement ennuyeux, jusqu’à être abrutis. Gorki sait pourquoi il aime le soleil, pourquoi il doit l’aimer. La raison pour laquelle Gorki est un précurseur, souvent puissant et magnifique, se trouve dans ce savoir.
Alors, Maupassant : peut-être ne sait-il rien, mais peut-être sait-il tout ; la diligence roule avec fracas sur la route brûlée par la canicule20, à l’intérieur sont assis Polyte, jeune gars gros et plein de malice, et une jeune paysanne robuste et mal dégrossie. Ce qu’ils y font, et pourquoi ils le font, ça les regarde. Le ciel brûle, la terre brûle. La sueur coule de Polyte et de la jeune fille, et la diligence roule avec fracas sur la route brûlante, inondée de soleil brillant. Voilà, c’est tout. Ces derniers temps, il est devenu à la mode de décrire comment on vit, comment on aime, comment on assassine et comment on élit les responsables de volost21 dans les provinces d’Olonets, de Vologda ou, disons, d’Arkhangelsk22. On écrit tout cela dans la langue du pays, scrupuleusement, on reproduit les parlers des provinces d’Olonets et de Vologda.
Il s’avère qu’on y vit dans le froid, et qu’il y a pas mal de sauvagerie. Vieille histoire. Et lire ce genre de vieille histoire, c’est vite ennuyeux. on en a plus qu’assez. Il me semble que les gens de Russie seront attirés par le Midi, par la mer et le soleil. D’ailleurs, c’est une erreur de dire qu’ils « seront attirés ». Ils y sont attirés depuis bien des siècles. Dans l’indestructible aspiration pour les steppes, et peut-être même pour « la croix de Sainte-Sophie23 » se cachent des voies de la plus grande importance pour la Russie.
On le sent : il faut du sang neuf. On commence à étouffer. Le Messie littéraire que l’on attend depuis si longtemps, et si vainement, viendra de là-bas – des steppes ensoleillées, bordées par la mer.
Notes
- L’auteur donne deux exemples de parler local difficilement traduisibles, encore que la première nous ramène un peu à nos erreurs actuelles, celles qui font dire à quantité de gens : « Il y a deux alternatives »…
- Plutôt un tiers en fait.
- L’avenue de l’île de pierre, dans le quartier Pétrograd de Saint-Pétersbourg.
- Seulement indiqué par l’enclitique sifflée « s » accolée au « Non ».
- En français dans le texte. Idem pour les autres passages en italiques, un peu plus loin.
- Babel avait un faible pour Maupassant : il a dirigé l’édition d’un recueil de textes de l’écrivain français, en traduisant lui-même certaines nouvelles. Voir le récit Guy de Maupassant.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Isa_Kremer
- Le célèbre aviateur. Voir Di Grasso, note 16.
- Sportif exceptionnel, coureur cycliste de premier plan, coureur automobile, pionnier de l’aviation en Russie, Outotchkine finit dans la misère et mourut au début de l’année 1916, il n’avait pas quarante ans. Maïakovski lui consacra quelques vers, en guise d’oraison funèbre. Il avait connu sur la fin de nombreux accidents avec ses aéroplanes, ce qui lui causa des douleurs physiques et entama son équilibre nerveux, et il devint paranoïaque. Certains cherchèrent l’origine de sa folie à l’influence des rayons du soleil, qu’il avait trop tutoyés, Babel envisage ici une autre hypothèse, sans doute moins farfelue…(source : Wikipedia en russe)
- Pedibus cum jambis est de moi, mais c’est le sens du terme russe. Je ne saisis pas ce que Babel veut dire ici.
- C’est Alexandre de Langeron, le deuxième gouverneur d’Odessa – succédant au charismatique duc de Richelieu –, qui fit venir d’Italie les plants d’acacia blanc (I. Némirovski, Histoire, mémoire et représentations des Juifs d’Odessa).
- Je me suis inspiré, dans les derniers paragraphes, de la traduction du passage par Sophie Benech, reprise et aménagée pour la bande dessinée Le fantôme d’Odessa par Camille de Toledo et Alexander Pavlenko.
- Terme yiddish signifiant « homme de l’air », rêveur, homme dépourvu de sens pratique : Babel l’a traduit en russe, entre guillemets.
- Des nègres, dans le texte.
- Quatre œuvres de Gogol.
- Allusion à la région de Poltava, au centre de l’Ukraine, ainsi qu’à la bataille remportée par Pierre le Grand : https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_de_Poltava
- Héros malheureux de la nouvelle Le Manteau.
- Toujours Gogol : c’est un personnage d’un récit des Soirées du hameau, première œuvre de Gogol, truffée d’ukrainismes.
- Deux autres personnages de Gogol, le dernier étant Taras Boulba.
- Babel reprend ici le fragment de la nouvelle de Maupassant L’Aveu étudié dans le récit Guy de Maupassant. Voir notamment la note 19.
- Plus petite unité administrative avant 1917.
- Trois villes du nord de la Russie européenne.
- Celle qui surplombait la cathédrale de Constantinople.
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